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1.1. Hypothétiques non marquées et structures en si

Il y a des raisons de regrouper les nombreuses variétés d’hypothétiques. Certaines structures parallèles qui présentent une si-P suivie ou précédée d’une version ‘paratactique’ montrent qu’un lien les unit :

(1) (a) <lors d’un concours de saut en hauteur> (y’avait un centimètre de plus)S (si y’avait eu un mètre

huitante neuf)S (elle la passait pas)F (c=tte barre)N [o tv, 06.08.2005]

(b) <à propos du « déplacement » de toxicomanes> « Tu t’agites, on t’embarque » [TITRE] […]

<puis dans le corps de l’article> « Si tu t’agites trop, tu vas te faire embarquer. » [p, Le matin, 03.05.2005]

(c) [1] Achetez aujourd’hui un canapé de plus de 1000 francs et on vous remettra un bon d’achat d’une valeur de 200 francs pour l’année prochaine. [2] Si vous achetez pour plus de 500 francs, vous recevrez un bon d’achat d’une valeur de 100 francs. [pub]

Un tel parallélisme est favorisé par quelques modifications aspecto-temporelles.

Dans le dialogue (2), un des interlocuteurs présuppose que son partenaire a fait usage d’énoncés en si, ou du moins du mot si, alors qu’il réagit en fait à une construction non marquée (vous le pourriez, chanteriez-vous ?) :

(2) – Vous pouvez ne plus chanter ?

– Je ne peux plus chanter, corrigea-t-il avec bonne humeur. – Mais vous le pourriez, chanteriez-vous ?

Il tourna vers moi un regard trouble qui pourrait signifier l’embarras ou la fatigue, peut-être l’ennui :

– Je n’aime guère vos si : ils ont l’air bêtes et désoeuvrés. [des Forêts, La chambre des enfants]

Les exemples (1) et (2) montrent que les locuteurs ressentent un lien entre diverses structures hypothétiques.

1.2. L’optique réductionniste

Les constructions hypothétiques asyndétiques ou coordonnées sont d’ordinaire ramenées aux si-P dans la littérature sur le sujet. En voici plusieurs attestations :

Haiman [1983] intitule « Paratactic if-clauses » son article sur les hypothétiques non marquées. L’auteur considère que les « conditionnelles » se caractérisent par le caractère topical de leur terme A et qu’il y a une « équivalence pragmatique » entre coordonnées (hypothétiques non marquées) et conditionnelles marquées. Il en conclut que A, dans {A et Z}, doit être interprété comme un ‘donné’ et par conséquent comme une subordonnée [ibid., 278]. Le fait de fonder une analyse syntaxique sur une paraphrase nous paraît plus que douteux méthodologiquement.

Culicover & Jackendoff [1997 ; 2005] fondent leur analyse sur l’homologie supposée entre les constructions non marquées et leur paraphrase en if. Ainsi selon les auteurs, puisque You drink another can of beer and I’m leaving se glose par une construction syntaxiquement subordonnée – If you drink another can of beer, I’m leaving (≅ Si tu bois une autre bière, je m’en vais) – on peut selon les auteurs reporter sur le membre de gauche une valeur cette fois- ci sémantique de subordonnée. Les auteurs partent du principe qu’une hypothétique non marquée et son correspondant introduit par si sont sémantiquement équivalents (cf. Chapitre 2, § 2.2.2.).

Riegel & al. [1994 : 520] signalent que l’on parle habituellement d’un phénomène de « subordination implicite » lorsqu’une hypothétique non marquée équivaut sémantiquement à une subordonnée en si.

Les structures ‘paratactiques’ sont décrites dans le cadre de la « conditionnalité » chez Thumm [2000], dont l’étude porte sur l’anglais oral. Selon l’auteur, le membre A constituerait une condition suffisante (parfois nécessaire) pour son conséquent Z, ceci malgré l’absence de si.

Fraser (1969) – cité par Takahashi [2006 : 70] – voit dans Talk and I’ll shoot Max ( Parle et je descends Max) et Don’t talk or I’ll shoot Max ( Ne parle pas ou je descends Max) des versions dérivées d’une structure profonde contenant if : If you talk I’ll shoot Max. On tentera de montrer que s’il y a quelque chose de commun en structure profonde, ce n’est pas si / if, mais une opération de cadrage.

L’étude de Beck nous éloigne un peu des hypothétiques, mais sa démarche est caractéristique de ce qu’on veut dénoncer dans ce paragraphe. Abeillé & Borsley [2006 : 22] signalent que Beck (1997), certes dans un cadre très différent du nôtre, analyse les « valences siamoises » du genre plus on est chauve, plus on est intelligent comme des « conditionnelles » formées d’une condition suivie d’une conséquence168 ; la position est défendable si le concept de « condition » est apprécié au niveau sémantique. La réduction est à mettre en rapport avec celle qui consiste à ramener toutes les hypothétiques non marquées aux si-P. Là aussi l’intérêt qu’il y a à superposer les « valences siamoises » aux structures « conditionnelles » est évident : il est admis généralement sans examen qu’une si-P est subordonnée, ce qui permet d’associer les tours en plus… plus aux complexes {P subordonnée + P principale}. Abeillé & Borsley voient également dans ces « corrélatives » une subordination syntaxique et sémantique (en anglais)169. Cependant, diverses observations linguistiques portent plutôt à conclure que les deux membres s’impliquent mutuellement et ont en conséquence un statut égalitaire ; ces constructions entreraient dans un « schème corrélatif » [Allaire, 1982]. A notre sens, il s’agit d’une normalisation arbitraire au niveau syntaxique que de parler de « subordination ».

168 On considère en effet parfois que la corrélation en plus…plus est la lexicalisation d’une inférence issue d’une

temporelle-hypothétique comme si on est chauve, on est intelligent ; certains exemples de notre corpus, où une corrélative est suivie d’une hypothétique (ou l’inverse), témoignent de cette parenté entre les deux structures :

Si le facteur de recouvrement est égal à T/2, la fréquence fondamentale est inchangée. Plus ce facteur est inférieur à T/2, plus la diminution de fréquence est importante. [s]

Mais de là à les associer dans une même description syntaxique…

169 Rousseau [1993 : 251], pour sa part, ramène ces mêmes comparatives à l’implication matérielle (chapitre 3, §

La traduction des exemples est parfois révélatrice de l’arrière-plan théorique. Par exemple, Köpcke & Panther [1989 : 685], traduisent en anglais l’hypothétique non marquée Schlägst du mich, schlage ich dich par une hypothétique marquée par if : If you hit me, I’ll hit you. La construction en Mittelhochdeutsch Gîst du mir dîn swester, sô will ich ëz tuon (≅ Me donnes- tu ta soeur, je le ferai) est traduite en anglais par Auer [2002 : 35] au moyen d’une P en if : If you give me your sister (for marriage), I will do it. Rocq-Migette [1997 : 266-267] montre que les hypothétiques inversées de l’anglais – surtout en version ZA – sont parfois traduites en français au moyen de si : He had told Amy none of this, but would have happily confided had she shown the least interest  Il n’avait rien dit de tout cela à Amy, encore qu’il se fût volontiers confié à elle si elle avait manifesté le moindre intérêt).

Montolío-Durán [1999 : 3696-3699] fait des hypothétiques non marquées les équivalents des si-P ; en faisant marcher la contraposition sur leur paraphrase en si, elle conclut que ces structures reçoivent aussi une interprétation biconditionnelle.

Selon Declerck & Reed [2001 : 401-403], en anglais, une construction comme Do it or I’ll punish you (≅ Fais-le ou je te punirai) serait « pragmatiquement interchangeable » avec une hypothétique en si : si tu le fais, je te punirai. La construction Do that and I’ll punish you (≅ Fais ça et je te punirai) serait « équivalente » à If you do that, I’ll punish you.

Pour de Vogüé [2001 : 10], il y a quasi-synonymie entre les constructions en si et les autres procédures qui relèvent de la « condition » : si serait le « terme générique de la catégorie », le terme A pouvant, selon l’auteur, être dans tous les cas repris en incise par l’anaphore dans ces conditions-là :

Quelle que soit la construction considérée, si peut s’y substituer, et paraît suffisamment malléable pour rendre toutes les nuances. Au point que les autres constructions, les unes très analytiques (des locutions), explicites voire lourdes, les autres au contraire elliptiques, fortement marquées prosodiquement et quasiment iconiques (des parataxes), peuvent être considérées comme de simples reformulations de ce marqueur de base, reformulations dont la fonction serait d’expliciter la valeur qu’il peut prendre dans tel énoncé particulier.

A la question de Vogüé [ibid., 12] « pourquoi tant de détours pour dire le même ? », on répondra en contestant un présupposé : parce que ce n’est pas le même.

1.3. L’absence d’équivalence sémantique entre si-P et hypothétiques non marquées

Le caractère prétendument interchangeable des nombreuses façons d’exprimer l’hypothèse doit être questionné, l’équivalence et le parallélisme étant souvent loin d’être parfaits entre les diverses variétés d’hypothétiques. Nombreux sont les linguistes qui soulignent qu’une paraphrase en si ne saurait être tenue pour une réplique rigoureuse du sémantisme d’une hypothétique non marquée. C’est aussi notre avis. Voici un échantillon des arguments proposés dans la littérature scientifique.

Davies [1979 : 1042] précise que toutes les constructions en if-P n’ont pas de version à l’impératif170. De Cornulier [1985a : 148 ; 150] écrit à propos de structures injonctives comme bouge pas ou je tire, que « tous ces actes de parole ne sauraient être grammaticalement réduits à une seule phrase en si… alors » et que ces constructions ne produisent « pas exactement le même sens qu’une conditionnelle en si ». De Cornulier, reprenant une remarque de Davies [1979], met en évidence les rendements différents des constructions en si et des hypothétiques non marquées à l’impératif. L’exemple Si tu fréquentes cette faculté, tu connaîtras Vincent admet deux interprétations : <si tu fréquentes déjà cette fac’>, ou <si tu vas fréquenter cette fac’>. En revanche, fréquente cette faculté et tu connaîtras Vincent n’autorise que la seconde interprétation : <si tu fréquentes cette fac’ dans le futur>.

2) A propos de la spécificité des P à l’impératif et au subjonctif par rapport aux autres types d’hypothétiques :

Les constructions en {que + P au subjonctif} et les impératives sont orientées vers le futur et ne peuvent pas, à ce titre, dénoter une situation contrefactuelle. En revanche, les structures nominales, les hypothétiques inversées et les si-P, par exemple, remplissent cet office.

3) A propos de la relation entre les structures nominales et les si-P :

Culicover [1972 : 218] observe que : « there are if-then sentences which have no OM- sentence counterparts », ce qui amène l’auteur à conclure que les structures nominales (= les OM-sentences) ne sont pas dérivées de structures profondes contenant if et then. Par ailleurs, une clause nominative est selon nous plus indiquée quand il s’agit d’exprimer un phénomène de quantification et les effets sémantiques qui lui sont liés (du genre « petites causes, grands effets »), on le verra au Chapitre 6.

4) A propos de la relation entre les hypothétiques inversées et les si-P :

Pour Allaire [1982 : 517], l’opposition entre l’inversion de PCS et l’opérateur si en français est

le résultat d’un choix orienté. L’inversion permettrait d’établir un lien très étroit avec le cotexte par l’intermédiaire d’un pronom anaphorique. Elle réaliserait ainsi un meilleur enchaînement trans-phrastique :

(3) L’opposition de gauche doit s’imposer. Y parviendrait-elle que M. Messmer se montrerait peut-être moins méprisant et désinvolte. [< Allaire] (VS Si elle y parvenait…)

Le pronom est plus distant de son antécédent segmental dans la si-P. Méry [1994 : 27] questionne le rapport entre les structures introduites par si et les constructions avec l’inversion de PCS en anglais : « On dit généralement que dans les hypothèses avec inversion, l’inversion

joue le rôle de if, et que malgré leur différence formelle, les deux formulations sont sémantiquement équivalentes ». L’auteur montre que les deux formes ne sont pas interchangeables. Les hypothèses avec if sont « faites par l’énonciateur au moment même de l’énonciation, rhématiques au sens adamczewskien du terme, ce qui implique un choix entre plusieurs hypothèses possibles, une ouverture du paradigme ». Les hypothèses avec inversion

170 C’est le cas des si-P du style : I’m very interested in foreign stamps, if you get any letters from abroad (≅ Je

suis très intéressé par les timbres étrangers, si tu reçois des lettres d’ailleurs) → ?Get any letters from abroad

and I’m very interested in foreign stamps (≅ ?Reçois des lettres d’ailleurs et je suis très intéressé par les timbres

de PCS « sont des hypothèses thématiques (toujours au sens adamczewskien du terme), ce qui

implique une clôture au niveau paradigmatique : le choix de la relation prédicative mise en hypothèse est, pour une raison ou une autre, déjà acquis (on a pour ainsi dire du ‘déjà supposé’) : c’est pourquoi l’hypothèse n’est pas vue comme une parmi d’autres ». Le connecteur if serait l’introducteur de l’hypothèse ; avec l’inversion de PCS, nul besoin d’un

introducteur, le lien est pré-établi [ibid., 29]. Un exemple que nous avons repris à Rocq- Migette, reproduit sous (4), serait typique de l’inversion en anglais, si on a bien compris l’argumentaire de Méry :

(4) Il n’a pas de petite amie parce qu’il n’en a pas envie, le pauvre. En voudrait-il, c’est moi qui lui en fournirais autant qu’il pourrait en désirer. [Simenon < Rocq-Migette]

Dans la première phrase graphique de (4), le prédicat nié (ne pas avoir envie) affecte le pronom il. Cette prédication est réinstallée dans la phrase graphique suivante (en voudrait-il) : on ouvre un univers fictif dans lequel <il en aurait envie>. La relation exprimée dans le membre A inversé était manifestement préconstruite, dans cet exemple (4).

Dancygier [1998], citée par Dancygier & Sweetser [2006 : 198], pose que l’inversion de PCS

dans les hypothétiques inversées pourrait avoir pour but de pourvoir l’expression qui porte la signification de distance épistémique d’une saillance particulière, en la plaçant en tête de structure (par exemple, une forme distanciée au passé). Les auteurs semblent ne pas attribuer la même signification aux deux procédures (avec ou sans if)171. Duval [2003 : 228] conclut lui aussi à l’absence d’équivalence entre une construction en si et ce qu’il nomme « protase interrogative ».

5) A propos de la relation entre deux versions d’hypothétiques non marquées :

Dancygier & Sweetser [2006 : 245] mettent en avant un argument formel. La construction à l’impératif Be good and you will be happy ( Sois bon et tu seras heureux), n’a pas de « correspondant » à l’indicatif, avec le verbe être. C’est pareil en français, une construction comme (5a) :

(5) (a) Soyez doux et confiant, je vous rendrai la liberté. [f, Foucault] (a’) ?Vous êtes doux et confiant, je vous rendrai la liberté. (a’’) Si vous êtes doux et confiant, je vous rendrai la liberté.

peut assez difficilement être « transformée » en (5a’), avec une valeur hypothétique ; la version en si ne comporte une idée de futur que dans Z, alors que la version (5a), par l’intermédiaire de l’impératif, introduit déjà une référence temporelle future dans A.

6) A propos de la spécificité des si-P macro-syntaxiques :

Les si-P macro-syntaxiques ont des fonctions discursives particulières, liées par exemple à la politesse au sens large qu’on ne retrouve pas dans les structures non marquées172. Dargnat &

Jayez [à paraître] montrent qu’il n’y a pas de parallélisme entre Si j’ose dire, c’est assez pourri comme théorie et une version sans si : ?J’ose dire c’est assez pourri comme théorie173.

171 Pourtant, l’inversion et if ne construisent étonnamment pas des espaces mentaux distincts chez Dancygier &

Sweetser.

172 Cf. Chapitre 3, § 3.4. : Haegeman [1984], Montolío-Durán [1993 ; 1999], etc.

173 En anglais un tel parallélisme semble mieux toléré – du moins en version ZA –, même si les exemples de

7) A propos de la distribution des pronoms personnels dans les hypothétiques non marquées (en général) et les si-P :

Dancygier & Sweetser [2006 : 240sq] remarquent que les hypothétiques non marquées à la troisième personne sont extrêmement rares en anglais, alors qu’avec if, la procédure est commune. Selon les auteurs, les constructions non marquées impliqueraient davantage le locuteur et l’allocutaire que les versions avec if. Voici une illustration de cette observation :

(6) Katy : [1] If a guy does that then they’re considered a pimp cause they get all these girls. [2] A girl

does that and they’re considered a slut (≅ Si un gars fait ça, il est considéré comme un marlou parce qu’il a toutes ces filles. Une fille fait ça et elle est considérée comme une salope) [w < Dancygier & Sweetser]

Dans la période en if, il est question des hommes en général. Dans la seconde période, la troisième personne (a girl), sur le mode générique, inclut la locutrice. Il y a passage « de if à and » quand la locutrice est concernée. Les auteurs concluent à la non équivalence entre les if- clauses et les and-clauses174.

Pour ce qui est du français, notre corpus montre également que les configurations non marquées sont peu nombreuses à la troisième personne :

• C’est évident bien sûr lorsque A est une P à l’impératif.

• Dans des configurations formées de deux assertions (cf. Chapitre 7), comme dans la période [2] de l’exemple (6), une investigation sur un échantillon de cent exemples de notre corpus donne 16% de constructions à la première personne, 55% à la deuxième personne (soit 71% pour la 1ère et la 2ème personne réunies) et 29% à la troisième personne – dont la moitié avec le pronom on, qui généralement « implique » le locuteur. Cela confirme l’observation de Dancygier & Sweetser sur l’anglais.

En conséquence – suivant l’état de la mémoire discursive et l’objectif conversationnel – il y a des structures à valeur hypothétique optimales et des constructions sub-optimales. La différence entre les classes d’hypothétiques est certainement à localiser au niveau de leur rendement en discours.

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