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Paragraphe II. Une pratique française plus ambiguë

A. Une séparation parfois floue sur le plan substantiel

93. L’évaluation du rapport bénéfice/risque réalisée par l’AFSSA. Séparée de

l’étape et des personnes en charge de la gestion des risques, exclusivement confiée à des experts scientifiques et rendue obligatoire, l’évaluation des risques liés aux produits phytopharmaceutiques et à leurs composants est devenue une étape à part entière de la procédure d’autorisation des produits phytopharmaceutiques. Elle se trouve, de fait, détachée des autres considérations, notamment socio-économiques, prises en compte par le décideur public. Pourtant, à y regarder de plus près, il n’est pas si évident que cette évaluation soit si hermétique à ces autres considérations.

Le décret attribuant à l’AFSSA la mission d’évaluer les risques liés aux produits phytopharmaceutiques dispose ainsi que, en plus de cette évaluation des risques et de l’évaluation de l’efficacité, l’AFSSA a en charge « [u]ne synthèse de ces évaluations assortie

de recommandations portant notamment sur leurs conditions d’emploi »452.

A la lecture d’une publication de l’AFSSA, il ressort que cette agence interprète la mission de « synthèse » des évaluations qui lui est confiée comme une « synthèse bénéfice/risque »453. La doctrine écrit de même que « l’évaluation se traduit au final par une analyse coûts/bénéfices

qui met en balance les risques inhérents aux produits phytosanitaires avec l’intérêt agronomique qu’ils présentent »454.

94. Une évaluation du rapport bénéfice/risque pourtant dédiée au

gestionnaire. Pourtant, la réglementation de l’Union européenne ne fait intervenir ce rapport

bénéfice/risque qu’à partir du processus décisionnel, c’est-à-dire au stade de la gestion des risques. Les principes uniformes d’autorisation des produits phytopharmaceutiques indiquent ainsi que « lorsqu’il n’est pas totalement satisfait à une ou plusieurs exigences spécifiques du

processus décisionnel […], l’autorisation n’est accordée que si les avantages offerts par l’utilisation du produit phytopharmaceutique dans les conditions proposées l’emportent sur ses effets nocifs possibles »455.

452 Décret n° 2006-1177 du 22 septembre 2006 relatif à l’évaluation par l’Agence française de sécurité sanitaire

des aliments des produits phytopharmaceutiques, matières fertilisantes et supports de culture, JORF du 23 septembre 2006, Article 5 modifiant l’article R253-3 du code rural.

453 Agence française de sécurité sanitaire des aliments, à-propos - La lettre d’information de l’AFSSA,

Septembre 2006, p. 2.

454 DOUSSAN (I.), « Pesticides à usage agricole ou produits phytopharmaceutiques », JurisClasseur Environnement et Développement durable, Fasc. 4095, 25 mai 2009, n° 63.

455 Règlement (UE) n° 546/2011, op. cit., Annexe, Partie I, C. Processus décisionnel, point 1.8.a), et Partie II, C.

Il est également explicitement question de rapport bénéfice/risque lors de la mise en œuvre du principe de substitution. L’évaluation comparative que doit alors réaliser l’Etat membre pour décider d’autoriser ou non un pesticide contenant une substance dont on envisage la substitution a pour objet de mettre « en balance les risques et les bénéfices »456. L’annexe IV, qui explicite cette mise en balance, précise notamment que la solution de remplacement ne doit pas présenter d’inconvénients économiques ou pratiques notables ou significatifs pour l’utilisateur, inconvénients définis comme « une atteinte quantifiable importante aux

pratiques de travail ou aux activités commerciales entraînant l’incapacité de conserver un contrôle suffisant de l’organisme cible »457.

95. D’autres considérations mobilisées. Il en découle que la mise en balance des

bénéfices et des risques présentés par les produits phytopharmaceutiques, prévue par la réglementation de l’Union européenne au seul stade de la décision d’autorisation, fait intervenir des considérations socio-économiques. Le règlement n° 1107/2009 précise d’ailleurs que le règlement d’approbation d’une substance active, d’un phytoprotecteur ou d’un synergiste tient compte, en plus du rapport d’examen rendu par l’EFSA, « d’autres

facteurs légitimes »458. Non définis par le règlement n° 1107/2009, ces « autres facteurs légitimes » sont décrits par le règlement n° 178/2002 par une liste d’exemples, qui comprend « des facteurs sociétaux, économiques, traditionnels, éthiques et environnementaux, ainsi que

la faisabilité des contrôles »459.

Cette mobilisation, par le décideur public, d’autres considérations que les résultats de l’évaluation des risques et de l’efficacité n’est bien évidemment pas contestée, bien au contraire. Comme le rappelle un avocat général de la Cour, au sujet de la contestation de la décision d’approbation sous conditions de la substance active phytopharmaceutique fénarimol, « [l]’appréciation portant sur l’acceptabilité des risques révélés par l’analyse » à laquelle se livre le décideur public, en l’occurrence la Commission européenne, « implique

nécessairement des choix de nature politique et sociale, qui appartiennent à la Commission »460. La prise en compte de considérations autres que celles qui résultent de l’évaluation réglementaire des risques et de l’efficacité est cependant plus discutable si elle

456 Règlement (CE) n° 1107/2009, op. cit., Article 50, paragraphe 1. 457 Ibid., Annexe IV, paragraphes 1 et 3.

458 Ibid., Article 13, paragraphe 2.

459 Règlement (CE) n° 178/2002, op. cit., considérant n° 19 ; la prise en compte de ces « autres facteurs légitimes » par l’autorité en charge de l’autorisation est développée plus loin, paragraphe n° 195.

460 Conclusions de l’avocat général Niilo Jääskinen présentées le 15 juillet 2010, dans l’affaire Gowan Comercio International e Serviços Lda c. Ministero della Salute, Aff. C-77/09, n° 71.

est réalisée par l’ANSES, à l’occasion de la synthèse bénéfice/risque et des recommandations qu’elle formule à l’attention du ministère. Il paraît en effet délicat d’opérer une synthèse bénéfice/risque, donc une mise en balance des bénéfices et des risques, sans faire intervenir d’autres considérations que les résultats bruts issus de l’évaluation des risques et de l’efficacité des produits phytopharmaceutiques et de leurs composants. La différence entre d’une part, un rapport bénéfice/risque, et d’autre part, une analyse coût/bénéfice telle que mise en œuvre par les économistes est loin d’aller de soi.

96. Un risque de confusion. Par ailleurs, l’ANSES développe depuis quelques

temps sa propre expertise socio-économique. Le volet interne de cette expertise s’appuie sur une unité risques et société et un groupe d’experts en sociologie, économie et droit créé en novembre 2012461. L’ANSES met notamment en place des expertises collectives pluridisciplinaires sur les sujets « particulièrement complexes et controversés comme […] les

perturbateurs endocriniens, les pesticides »462. Cette ouverture de l’expertise scientifique aux

sciences humaines et sociales, en amenant « les différents protagonistes à s’interroger sur la

nature et la finalité de leurs contributions », se donne ainsi pour but « d’éclairer au mieux les pouvoirs publics »463. Cet objectif est, de toute évidence, louable. Cependant, il peut laisser craindre une confusion des rôles, un certain flou entre ce qui relève de l’évaluation des risques et de l’efficacité stricto sensu et ce qui relève de l’évaluation socio-économique. Ces deux types d’évaluation, ainsi que la synthèse de l’ensemble des informations qui en résultent, nécessitent en effet d’être clairement séparés. Sans quoi les experts en charge de l’évaluation des risques et de l’efficacité risquent de construire leur évaluation en fonction des catégories et besoins socio-économiques, et non en fonction des catégories et besoins de leur discipline, toxicologique en particulier. Or, une évaluation ainsi conduite peut compliquer l’expression des contre-pouvoirs et contre-expertises464. Sans compter que l’évaluation des risques peut se trouver « faussé[e] » afin de « privilégier les intérêts économiques sur la protection

sanitaire », comme ce fut le cas par exemple dans l’affaire du sang contaminé ou celle du

461 Cf. Site Internet de l’ANSES, page sur « Les sciences sociales à l’ANSES », disponible à l’adresse :

http://www.anses.fr/fr/content/les-sciences-sociales-%C3%A0-l%E2%80%99anses, page consultée le 25 octobre 2013.

462 VERGRIETTE (B.), « L’ouverture de l’expertise à la société et la mobilisation des sciences sociales à

l’Anses », Hermès, n° 64, 2012, p. 98.

463 Ibid, p. 99.

pesticide chlordécone465. Ce pesticide a ainsi massivement été utilisé pendant des dizaines d’années pour traiter les bananeraies des Antilles françaises, en dépit d’évaluations tendant à montrer qu’il avait des effets perturbateurs endocriniens et des effets cancérogènes.

De plus, le ministère chargé de l’agriculture développe lui-même sa propre expertise socio- économique, d’où un risque de doublon et surtout de compétition avec l’expertise socio- économique réalisée par l’ANSES466. C’est pourquoi il nous semble préférable de bien séparer, premièrement, l’évaluation des risques et de l’efficacité phytopharmaceutiques, deuxièmement, l’évaluation des facteurs socio-économiques467, et troisièmement enfin, la prise en considération des résultats de l’ensemble de ces évaluations, comme le propose une partie de la doctrine468.

97. Une évaluation socio-économique clairement distinguée par le droit. Le

droit français des produits phytopharmaceutiques a d’ailleurs furtivement prévu la réalisation d’une évaluation socio-économique, en plus de l’évaluation des risques et de l’efficacité déjà réalisée par l’ANSES. La loi n° 2010-788 disposait ainsi que les mesures d’interdiction, de restriction ou les prescriptions particulières relatives aux produits phytopharmaceutiques prises par l’autorité administrative dans l’intérêt de la santé publique ou de l’environnement, interviennent « après avis de l’Anses, et évaluation des effets socio-économiques et

environnementaux d’une telle mesure »469. A travers cette disposition, la loi portant engagement national pour l’environnement dissocie bien l’évaluation des risques et de l’efficacité réalisée par l’ANSES, de l’évaluation socio-économique. Elle isole également l’évaluation des effets environnementaux, de peur sans doute que ces effets ne soient pris en compte ni dans l’évaluation des risques, ni dans l’évaluation des effets socio-économiques, même entendue au sens large. Abrogée par l’ordonnance n° 2011-840470, cette disposition

465 DAB (W.), « Faut-il séparer l’évaluation et la gestion des risques ? », Le Monde, Blog de William Dab « Des

risques et des hommes – Incertitudes et démocratie », 2 février 2014, Article disponible à l’adresse :

http://securitesanitaire.blog.lemonde.fr/2014/02/02/faut-il-separer-levaluation-et-la-gestion-des-risques/, page consultée le 22 avril 2014.

466 DAB (W.) et SALOMON (D.), op. cit., p. 109-110 ; Conseil d’Etat, Les agences : une nouvelle gestion publique ?, op. cit., Paris, 2012, p. 116.

467 Conseil national de l’alimentation, Propositions du CNA pour la mise en place d’une expertise socio- économique dans le cadre de l’analyse des risques alimentaires, n° 50, 1er février 2005, p. 4.

468 COLLART DUTTILLEUL (F.) et LORVELLEC (L.), « Principe de précaution et responsabilité dans le

secteur alimentaire », in LORVELLEC (L.), (dir.), Ecrits de droit rural et agroalimentaire, Dalloz, Paris, 2002, p. 488.

469 Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, JORF n° 0160 du 13

juillet 2010, Article 95, paragraphe I, modifiant l’article L253-3 du code rural.

470 Ordonnance n° 2011-840 du 15 juillet 2011 relative à la mise en conformité des dispositions nationales avec

aura eu une durée de vie trop courte pour que ses effets puissent être observés. Il est vrai qu’elle n’était pas conforme au droit de l’Union européenne qui ne prévoit pas explicitement d’évaluation des effets socio-économiques et environnementaux dans ces cas particuliers471. Selon l’article 13, paragraphe 2, du règlement n° 1107/2009, « d’autres facteurs légitimes » doivent toutefois être pris en compte par la Commission au moment de l’adoption du règlement d’approbation des substances472. Il n’est cependant pas précisé si cette prise en compte doit être précédée d’une évaluation de ces « autres facteurs légitimes ».

Les difficultés de séparation des fonctions d’évaluation et de gestion des risques ne se limitent pas au plan substantiel. Elles touchent également les institutions.

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