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Paragraphe II. Une pratique française plus ambiguë

B. Une séparation institutionnelle balayée

98. La publication des AMM confiée à l’ANSES. La mise en œuvre de

l’obligation de publicité des autorisations de mise sur le marché accordées par le ministère chargé de l’agriculture est confiée, depuis le décret n° 2012-755, à l’ANSES473. Cette disposition est pour le moins étonnante, dans la mesure où les autorisations de mise sur le marché sont accordées par le ministère chargé de l’agriculture, et non l’ANSES. Certes, l’article 57 du règlement n° 1107/2009, qui impose l’accès électronique du public aux décisions d’autorisation, attribue cette obligation aux Etats membres, sans autre précision sur l’entité en charge de l’obligation en question. Il n’en demeure pas moins qu’il aurait sans doute été plus logique d’attribuer ce rôle à l’autorité qui délivre les autorisations, plutôt qu’à celle qui évalue les risques et l’efficacité. C’était d’ailleurs le ministère chargé de l’agriculture qui assurait cette mission avant le décret n° 2012-755, à travers la base de données e-phy474. Non mise à jour pendant un temps, cette base de données continue pourtant de fonctionner et fait donc désormais doublon avec celle mise en place par l’ANSES475 depuis le décret de 2012. De fait, la page d’accueil de chacune de ces bases de données renvoie à l’autre base de données.

JORF n° 163 du 16 juillet 2011, Article 1 modifiant le chapitre III du titre V du livre II du code rural, et

notamment l’article L253-3.

471 Règlement (CE) n° 1107/2009 op. cit., Articles 29, 44, 69 et 71.

472 Sur la prise en compte d’ « autres facteurs légitimes », voir plus loin, paragraphe n° 195 et s.

473 Décret n° 2012-755 du 9 mai 2012 relatif à la mise en conformité des dispositions nationales avec le droit de

l’Union européenne en ce qui concerne la mise sur le marché et l’utilisation des produits phytopharmaceutiques,

JORF du 10 mai 2012, Article 1.

474 Base de données disponible à l’adresse : http://e-phy.agriculture.gouv.fr/, page consultée le 28 octobre 2013. 475 Base de données disponible à l’adresse : http://www.anses.fr/fr/content/registre-des-d%C3%A9cisions-du-

99. Vers la délivrance des AMM par l’ANSES. Cette disposition aurait pu rester

anecdotique si elle n’avait pas été suivie d’une proposition de rattachement à l’ANSES de la mission de délivrance des autorisations des pesticides, dans le cadre du projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt476. Ce projet de loi vient d’ailleurs d’être adopté, après discussion au Parlement477.

Ce rattachement ne fera toutefois qu’aligner la mise en œuvre de la procédure d’autorisation des pesticides sur celles des médicaments à usage humain et des médicaments vétérinaires. C’est d’ailleurs ainsi que la proposition est motivée478. Depuis sa création, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS)479, devenue par la suite Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSMPS)480, délivre en effet les autorisations des médicaments pour le compte de l’Etat481. Le même rôle est dévolu à l’Agence nationale du médicament vétérinaire482, rattachée à l’AFSSA au moment de sa création483, et donc maintenant à l’ANSES.

Même si, dès sa création, l’AFSSA n’était pas dotée des mêmes pouvoirs de police sanitaire que ceux attribués à l’AFSSAPS, les sénateurs à l’origine de la proposition de loi ne la considéraient pas comme « un simple instrument d’évaluation des risques liés aux aliments », mais comme une agence qui « participe aussi bel et bien à la gestion du risque »484. Il est vrai que les mesures de gestion des risques sanitaires des aliments sont prises au vu des avis scientifiques rendus par l’AFSSA. Ce faisant, cette agence participe effectivement à la mission de gestion du risque. Il n’en reste pas moins que cette agence est classée parmi les « agences d’expertise » par le Conseil d’Etat, qui classe en revanche l’ANSMPS parmi les « agences de police et de contrôle »485. Il se trouve en effet qu’en plus d’évaluer les risques liés aux médicaments et délivrer les autorisations de ces médicaments, l’ANSMPS contrôle le

476 Projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, présenté au nom de M. Jean-Marc

AYRAULT, Premier ministre, par M. Stéphane LE FOLL, ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, n° 1548, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 13 novembre 2013, Article 22.

477 Loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, JORF du 14

octobre 2014.

478 Projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, présenté au nom de M. Jean-Marc

AYRAULT, Premier ministre, par M. Stéphane LE FOLL, ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, n° 1548, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 13 novembre 2013, Exposé des motifs.

479 Loi n° 98-535, op. cit., Article 6.

480 Loi n° 2011-2012 du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et

des produits de santé, JORF n° 0302 du 30 décembre 2011, Article 5.

481 Loi n° 98-535 op. cit., Article 6.

482 Loi n° 94-114 du 10 février 1994 portant diverses dispositions concernant l’agriculture, JORF n° 35 du 11

février 1994, Article 1.

483 Loi n° 98-535 op. cit., Article 9.

484 HURIET (C.), Renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés

à l’homme, Rapport de la commission des affaires sociales du Sénat, n° 413, 1996/1997.

respect effectif des conditions d’octroi de ces autorisations.

De surcroît, la séparation entre l’évaluation et la gestion des risques ne doit pas nécessairement être institutionnelle. Comme il a été dit précédemment486, le Codex Alimentarius parle de séparation « fonctionnelle » entre l’évaluation et la gestion des risques487. De fait, la séparation fonctionnelle peut être reproduite au sein même de l’ANSES, en confiant l’évaluation des risques et de l’efficacité à des personnes et services différents de ceux en charge de la délivrance des autorisations de produits phytopharmaceutiques. Ce faisant, la séparation fonctionnelle autrefois opérée au sein du ministère chargé de l’agriculture entre la commission d’étude de la toxicité d’une part, et le comité d’homologation d’autre part, serait transposée au sein même de l’ANSES. Au demeurant, les directives énoncées par la FAO et l’OMS concernant le processus d’homologation des produits phytopharmaceutiques n’imposent même pas cette séparation fonctionnelle entre l’évaluation des risques et de l’efficacité de ces produits et la décision d’autoriser ou non ces produits488. Il est ainsi indiqué que les experts en charge de l’évaluation scientifique et

technique des produits phytopharmaceutiques « peuvent appartenir au personnel de l’autorité

compétente ou provenir des milieux universitaires ou d’institutions de recherche »489. Les directives précisent toutefois qu’il « conviendra de s’assurer que ces experts sont

véritablement indépendants et qu’il n’existe aucun conflit d’intérêt eu égard aux données qu’ils doivent évaluer et que le dossier est traité de la manière la plus confidentielle »490. Ce rattachement à l’ANSES de la mission de délivrance des autorisations de pesticides peut aussi être vu comme une illustration du mouvement général de la « Nouvelle gestion

publique »491. Ce mouvement consiste ainsi à dissocier les tâches d’élaboration des politiques publiques, qui restent du domaine de l’Etat, de celles de mise en œuvre de ces politiques492. Le rôle de l’ANSES dépasse toutefois déjà la simple mise en œuvre de l’expertise en matière sanitaire puisque lui est également reconnu la faculté de proposer aux autorités compétentes « toute mesure de nature à préserver la santé publique »493. Ce faisant, elle participe, même

486 Cf. précédemment, paragraphe n° 74.

487 Commission du Codex Alimentarius, Manuel de procédure, 21ème éd., 2013, p. 116, point 9 ; ce point a été

ajouté dès la 14ème édition du Manuel de procédure du Codex Alimentarius (p. 124, n° 9), rédigée après la 27ème

session de la Commission du Codex Alimentarius qui s’est déroulée du 28 juin au 3 juillet 2004.

488 FAO-OMS, Code international de conduite pour la distribution et l’utilisation des pesticides – Directives pour

l’homologation des pesticides, Avril 2010, p. 17.

489 Ibid. 490 Ibid.

491 Mouvement décrit par le Conseil d’Etat dans le rapport précité, Les agences : une nouvelle gestion publique ?, par exemple p. 80 et s.

492 Ibid.

partiellement, à la conception des politiques publiques dans le domaine sanitaire. Un partage strict des tâches de conception et mise en œuvre des politiques publiques entre les agences et l’administration est d’ailleurs, selon le Conseil d’Etat, non seulement « illusoire », mais aussi non souhaitable494. A condition toutefois « d’éviter la confusion des rôles, conduisant

l’agence et l’Etat à s’occuper conjointement mais concurremment de conception et de mise en œuvre »495.

Un tel rattachement aura enfin pour conséquence de supprimer tout recours hiérarchique auprès du ministre de l’agriculture en cas de désaccord sur une décision d’autorisation ou de refus d’autorisation d’un pesticide. Il met donc l’Etat à l’abri des interventions des différentes parties prenantes, ce qui, selon le Conseil d’Etat, peut être souhaitable dans les domaines où la décision publique doit reposer sur une évaluation scientifique496. Au surplus, le ministère chargé de l’agriculture a, certes, en charge la protection de la santé des consommateurs de denrées agroalimentaires, mais aussi, et même avant tout, le développement des activités agroalimentaires. Si le nom de ce ministère change au gré des gouvernements, une constante reste, l’agriculture. Or, protection de la santé et développement agroalimentaire sont deux objectifs parfois difficiles à concilier, quand ils ne s’opposent pas franchement. L’ANSES, en revanche, a pour mission principale de protéger la santé de l’homme, que cette santé soit menacée par l’alimentation, l’environnement ou les conditions de travail497. En conséquence, les décisions d’autorisation ou de refus d’autorisation des produits phytopharmaceutiques prises par l’ANSES prendront sans doute plus en compte la protection de la santé. C’est d’ailleurs ce que redoutent certains média agricoles498.

100. Une proposition controversée. Si certains plaident en faveur d’un

rattachement à l’ANSES de la mission de délivrance des autorisations de pesticides, d’autres se positionnent clairement contre. Un rapport parlementaire antérieur au projet de loi d’avenir propose ainsi « de conforter la doctrine d’autorisation des produits phytosanitaires reposant

sur une séparation entre l’expertise scientifique confiée à l’ANSES et l’autorisation donnée

494 Conseil d’Etat, Les agences : une nouvelle gestion publique ?, op. cit., p. 116. 495 Ibid.

496 Ibid., p. 174.

497 Ordonnance n° 2010-18 du 7 janvier 2010 portant création d’une agence nationale chargée de la sécurité

sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, JORF du 8 janvier 2010, Article 2.

498 RIVIERE-WEKSTEIN (G.), « Pesticides : la dérobade de Stéphane Le Foll », agriculture et environnement,

14 octobre 2013, Article disponible à l’adresse : http://www.agriculture-environnement.fr/edito,2/pesticides-la- de%CC%81robade-de-ste%CC%81phane-le-foll,883.html, page consultée le 5 novembre 2013 ; ForumPhyto, « Des rapports cachés à la DGAL : silence, on manipule », 16 octobre 2013, Article disponible à l’adresse :

par le ministre de l’agriculture (DGAL) »499. Une partie de la doctrine est également d’avis de limiter le rôle des agences sanitaires « à une stricte fonction de veille et évaluation des

risques, exclusive de la délégation de pouvoir réglementaire dont jouissent certaines agences, mais non exclusive des pouvoirs d’exécution nécessaires à la réalisation de leur fonction : pouvoirs d’enquête, d’instruction, de levée du secret industriel ou professionnel, de contrôle »500. Pour cet auteur, il s’agit donc, non pas d’aligner les pouvoirs de l’ANSES sur ceux de l’ANSMPS, mais, au contraire, de limiter les pouvoirs de l’ANSMPS à ceux de l’ANSES. Dépourvues de fonction politique, ces agences sanitaires gagneraient ainsi en indépendance501. En effet, en transférant la tâche de délivrance des autorisations de produits phytopharmaceutiques du ministère chargé de l’agriculture à l’ANSES, il est fort probable que l’ « intense activité de lobbying », dont fait actuellement l’objet le ministère, soit « mécaniquement » réorientée vers l’ANSES502.

Cependant, le statut de l’ANSES est différent de celui du ministère chargé de l’agriculture. L’ANSES est, comme il a été vu503, une agence autonome vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ce

statut n’a toutefois pas permis à l’AFSSAPS d’échapper aux conflits d’intérêts mis à jour par le scandale du Médiator. Ce médicament autorisé pour traiter le diabète, mais prescrit comme coupe-faim à des personnes en surpoids, a notamment révélé les liens entretenus par certains membres de l’AFSSAPS avec le laboratoire fabricant Servier504. Le risque est donc grand de voir l’évaluation des risques et de l’efficacité liés aux produits phytopharmaceutiques perdre l’indépendance péniblement gagnée au fil des années et des réformes vis-à-vis de l’ensemble des intérêts, publics comme privés. En cumulant les pouvoirs d’évaluation et d’autorisation des produits phytopharmaceutiques, l’ANSES ne va-t-elle pas reproduire, au moins en partie, le cumul des pouvoirs autrefois opéré au sein de l’administration d’Etat, ce dernier ayant fait l’objet de critiques ?505.

Pour finir, il est permis de suspecter que l’attribution à l’ANSES de la délivrance des autorisations des pesticides soit aussi, si ce n’est principalement, motivée par la volonté de l’Etat d’échapper à une mission qui lui incombe, la responsabilité qui en découle étant jugée

499 HERTH (A.), Le bio-contrôle pour la protection des cultures – 15 recommandations pour soutenir les technologies vertes, Rapport au Premier ministre de la Mission parlementaire auprès du ministre de l’agriculture,

de l’alimentation, de la pêche, de la ruralité et de l’aménagement du territoire, 11 avril 2011, p. 10.

500 HERMITTE (M.-A.), « La fondation juridique d’une société des sciences et des techniques par les crises et

les risques », op. cit., p. 170.

501 Ibid.

502 FOUCART (S.), « Patate chaude », Le Monde, 26-27 janvier 2014, p. 20. 503 Cf. précédemment, paragraphe n° 90.

504 LAUDE (A.), « La nouvelle régulation des produits de santé. – A propos de la loi du 29 décembre 2011 », La Semaine Juridique Edition Générale, n° 6, 6 Février 2012, 123.

trop lourde506.

L’indépendance de d’évaluation des risques vis-à-vis de la gestion des risques se trouve donc potentiellement menacée par l’attribution à l’ANSES de la mission de délivrance des autorisations des pesticides. Tout aussi difficile est la séparation de l’évaluation des risques vis-à-vis des intérêts privés.

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