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Paragraphe II. Un contrôle juridictionnel en évolution

B. La prise en compte d’avis scientifiques minoritaires

171. Par le juge de l’Union européenne. Il vient d’être vu que lorsque le juge de

l’Union annule une décision d’approbation d’une substance phytopharmaceutique adoptée par la Commission, c’est le plus souvent pour non respect de la procédure. Un contrôle strict de la procédure peut en outre amener ce juge à apprécier indirectement le fondement même de la décision d’approbation, ou de refus d’approbation, prise par la Commission.

C’est par exemple le cas dans l’affaire T-229/04, dans laquelle le Tribunal annule la directive778 approuvant l’inscription de la substance active herbicide paraquat à l’annexe I de la directive 91/414/CEE, notamment pour des raisons de procédure. La Commission a en effet conclu à l’absence de neurotoxicité du paraquat alors même que l’évaluation, pourtant requise par la réglementation phytopharmaceutique, de liens éventuels entre l’exposition à cette substance et la maladie de Parkinson n’a pas été réalisée ; en outre, l’évaluation de l’impact du paraquat sur la santé des lièvres et des embryons d’oiseaux ne concerne que deux des quatorze usages autorisés779.

Le Tribunal prend également en compte une étude guatémaltèque concluant au dépassement

777 Conseil d’Etat, Requête n° 314016 présentée par la Confédération paysanne, 16 février 2011, Commentaire

de GRAND (R.), « Annulation de la décision de mise sur le marché d’un insecticide soupçonné de nuire aux abeilles », AJDA, 2011, p. 360.

778 Directive 2003/112/CE de la Commission du 1er décembre 2003 modifiant la directive 91/414/CEE du

Conseil en vue d’y inscrire la substance active paraquat, JOUE L 321 du 6 décembre 2003.

779 TPICE, Arrêt du 11 juillet 2007, Royaume de Suède c. Commission des Communautés européennes, Aff. T-

du niveau acceptable d’exposition de l’opérateur (NAEO) lors de l’application du paraquat, étude qu’il considère « comme un indice sérieux permettant de douter raisonnablement de

l’innocuité du paraquat pour les opérateurs chargés de son application »780. Cette étude n’avait pourtant pas été retenue par la Commission. Ce faisant, il peut être considéré que le Tribunal adopte une « conception extensive de la notion "d’indices sérieux" »781, puisqu’il se livre à une véritable appréciation des éléments permettant de conclure ou non à l’innocuité d’une substance active phytopharmaceutique. Par analogie, le juge pourrait être amené à retenir des avis scientifiques minoritaires tendant à montrer qu’une substance peut avoir des effets perturbateurs endocriniens. Si tant est que ces avis soient, bien évidemment, versés au dossier.

Dans la mesure où l’annexe VI de la directive 91/414/CEE interdit l’approbation des substances actives dont l’utilisation entraîne un dépassement du NAEO, le Tribunal conclut, aux vues de l’étude guatémaltèque, que la directive attaquée782 « enfreint l’exigence de

protection de la santé humaine »783. En effet selon l’article 5, paragraphe 1, de la directive

91/414/CEE, une substance active peut être approuvée seulement si elle n’a pas d’effet nocif sur la santé humaine. Or, selon le Tribunal, « s’agissant de la santé humaine, l’existence

d’indices sérieux qui, sans écarter l’incertitude scientifique, permettent raisonnablement de douter de l’innocuité d’une substance, s’oppose, en principe, à l’inscription de cette substance à l’annexe I de la directive 91/414/CEE »784. En annulant la décision de la Commission d’inscrire le paraquat à l’annexe I de la directive 91/414/CEE, sur la base, notamment, des résultats d’une évaluation des risques écartée par la Commission, le Tribunal « accroît assurément le niveau de protection que doit prendre en compte le gestionnaire du

risque »785.

Des exemples d’appréciation extensive de la mise en œuvre du principe de précaution se retrouvent également dans la jurisprudence française.

780 TPICE, Arrêt du 11 juillet 2007, Royaume de Suède c. Commission des Communautés européennes, Aff. T-

229/04, n° 181.

781 GADBIN (D.), (dir.), « Chronique de jurisprudence communautaire 2006-2007 (1ère partie) », Revue de Droit rural, n° 364, Juin 2008, Chron. 1, Commentaire de Sébastien Roset.

782 Directive 2003/112/CE, op. cit.

783 TPICE, Arrêt du 11 juillet 2007, Royaume de Suède c. Commission des Communautés européennes, Aff. T-

229/04, n° 182.

784 Ibid., n° 161.

785 ROSET (S.), in GADBIN (D.), (dir.), « Chronique de jurisprudence communautaire 2006-2007 (1ère partie) », Revue de Droit rural, n° 364, Juin 2008, Chron. 1.

172. Par le juge français. Dans certains arrêts, le Conseil d’Etat se livre à une

véritable appréciation de la valeur scientifique des éléments du dossier. A l’occasion de la requête n° 233876786 présentée par l’Union nationale de l’apiculture française pour demander l’annulation de la décision implicite de refus du ministre chargé de l’agriculture d’abroger plusieurs décisions d’autorisation du Gaucho pour le traitement des semences de maïs et de betteraves, le Conseil d’Etat s’appuie sur un avis scientifique minoritaire versé au dossier pour annuler la décision du ministre787. Avec cet avis minoritaire, le Conseil d’Etat estime ainsi, à l’encontre de la majorité des conclusions scientifiques versées au dossier, que le ministre chargé de l’agriculture aurait dû prendre en compte les éléments suivants : la fréquentation du maïs par les abeilles aux fins d’y prélever le pollen, l’ampleur exacte de ce prélèvement et enfin la nature et l’intensité des éventuels effets directs ou indirects du contact des abeilles avec du pollen contaminé par l’imidaclopride, et ce même si les abeilles visitent davantage le tournesol que le maïs, et en dépit du fait que le pollen de maïs n’est pas mellifère. En « accordant du poids à une donnée estimée inutile par la très grande majorité

des scientifiques et par l’administration qui les a consultés », le Conseil d’Etat opère donc

« une reconstitution de ce qu’il estime être une bonne appréciation des risques »788. Ce faisant, son contrôle tend à dépasser le caractère restreint, habituel en la matière.

Dans l’arrêt rendu plus récemment suite à la requête n° 336647 présentée par l’Union nationale de l’apiculture française, le Conseil d’Etat annule la décision prise le 15 décembre 2009 par le ministre chargé de l’agriculture d’autoriser jusqu’au 31 décembre 2010 la mise sur le marché du produit phytopharmaceutique Cruiser 350 pour traiter diverses semences de maïs. La raison de cette annulation est à première vue strictement formelle, le ministre ayant accordé l’autorisation du Cruiser 350 pour seulement une année alors que la réglementation prévoit une durée d’autorisation de dix ans. En effet, au vu de l’arrêté du 6 septembre 1994 et du décret n° 94-359 transposant la directive 91/414/CEE, le ministre chargé de l’agriculture « n’a […] le choix qu’entre une décision de refus, s’il estime que l’innocuité et l’efficacité du

produit ne sont pas suffisamment établies et, dans le cas contraire, en dehors des cas prévus aux articles R253-44, R253-49 et R253-50 du code rural, une décision d’autorisation pour dix ans »789. Le Conseil d’Etat précise toutefois que le ministre chargé de l’agriculture ne pouvait prendre « qu’une décision de refus », dans la mesure où « les éléments d’appréciation

786 Conseil d’Etat, Requête n° 233876 présentée par l’Union nationale de l’apiculture française, 9 octobre 2002. 787 NOIVILLE (C.), « Du juge guide au juge arbitre ? Le rôle du juge face à l’expertise scientifique dans le

contentieux de la précaution », op. cit., p. 88.

788 Ibid.

dont il disposait à l’issue de l’instruction de la demande de la société Syngenta Agro SAS, notamment l’avis de l’AFSSA en date du 1er décembre 2009, ne lui permettaient pas de tenir pour suffisamment établie l’innocuité, notamment à long terme, du produit Cruiser 350 »790. Par ailleurs, comme le relève le Conseil d’Etat, le ministre reconnaît lui-même la nocivité potentielle du Cruiser 350 « en décidant de délivrer une autorisation pour une durée d’une

année tout en annonçant, le même jour, que l’innocuité du produit Cruiser 350 ferait l’objet d’un réexamen complet à l’issue de cette année »791. En conséquence, le Conseil d’Etat est d’avis que les potentiels effets nocifs à long terme du Cruiser 350 pour les abeilles justifient la mise en œuvre du principe de précaution, en l’occurrence le refus d’autorisation de ce produit. A travers un avis apparemment strictement formel, le Conseil d’Etat se prononce également sur le fond.

Dans un arrêt encore plus récent prononcé par le juge des référés, le Conseil d’Etat valide la décision prise par le ministre chargé de l’agriculture d’interdire, « dans l’intérêt de

l’environnement », l’utilisation et la mise sur le marché pour utilisation sur le territoire

national des semences de crucifères oléagineuses traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant la substance active thiametoxam792. Sans se prononcer sur le fond de l’affaire puisque tel n’est pas son objet, le juge des référés précise toutefois « que

l’intérêt public s’attachant à la protection contre les risques environnementaux, pour incertain que soit en l’état des investigations scientifiques le risque environnemental, pour les populations d’abeilles, sur lequel s’est fondé le ministre, pouvait justifier qu’il prît des mesures provisoires et conservatoires de la nature de celles prévues par le règlement de 2009 »793. Ce faisant, le juge des référés valide l’application par le ministre chargé de l’agriculture du principe de précaution au cas d’espèce.

Dans tous ces arrêts, le contrôle « a priori purement procédural et mécanique » réalisé par le Conseil d’Etat, l’amène en réalité « à s’aventurer bien au-delà, sur le terrain de

l’appréciation scientifique précisément »794. A l’occasion de l’arrêt d’assemblée rendu par le Conseil d’Etat le 12 avril 2013, le rapporteur public préconise d’ailleurs un contrôle

790 Ibid. 791 Ibid.

792 Arrêté du 24 juillet 2012 relatif à l’interdiction d’utilisation et de mise sur le marché pour utilisation sur le

territoire national des semences de crucifères oléagineuses traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant la substance active thiametoxam, JORF du 26 juillet 2012.

793 Conseil d’Etat, Requête n° 361849 présentée par la société SYNGENTA SEEDS SAS, 5 septembre 2012. 794 NOIVILLE (C.), « Du juge guide au juge arbitre ? Le rôle du juge face à l’expertise scientifique dans le

normal du juge concernant l’application du principe de précaution795. A l’occasion de l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 12 avril 2013, le rapporteur public propose même au Conseil d’Etat d’exercer un contrôle normal de l’appréciation des risques et un contrôle restreint de la proportionnalité des mesures de précaution, à l’opposé donc de ce que le Conseil d’Etat a pu appliquer796.

Cet approfondissement du contrôle juridictionnel aux niveaux français et communautaire, en ce qu’il peut conduire à une meilleure protection de la santé et de l’environnement, constitue pour certains auteurs, non pas un risque de blocage de l’action administrative aboutissant à une moins bonne protection de la santé et de l’environnement, mais bien « la clé d’un

gouvernement des risques plus efficace et plus prévisible »797. A condition toutefois que certains critères soient respectés798. Sur le fond premièrement, le juge ne doit pas refaire sa propre évaluation des risques et ne doit pas substituer « son propre point de vue à celui de

l’administration dans des domaines où plusieurs interprétations scientifiques sont possibles et où des choix complexes doivent dès lors être opérés »799. Sur la forme deuxièmement, le juge

devrait recourir plus fréquemment à sa propre expertise, dans un cadre toutefois précisé au préalable800.

C’est avec le même optimisme que l’on peut accueillir les références explicites au principe de précaution dans la réglementation phytopharmaceutique actuelle, tout comme le renvoi aux conditions de mise en œuvre de ce principe données par la législation alimentaire, propices à une meilleure protection de la santé.

Il n’en reste pas moins que la mise en œuvre de ce principe reste, malgré tout, contrainte par le respect du principe de proportionnalité, qui amène en particulier à prendre en compte les intérêts agricoles.

173. Conclusion du chapitre III. Plusieurs éléments tendent à une application plus

large du principe de précaution dans le domaine phytopharmaceutique. Premièrement, le règlement n° 1107/2009 indique expressément que ce principe doit être pris en considération par l’autorité compétente en charge de l’autorisation des produits phytopharmaceutiques et de

795 Conclusions du rapporteur public Alexandre Nallet présentées le 12 avril 2013 sur la requête n° 342409

présentée par l’Association Coordination Interrégionale Stop THT et autres.

796 Ibid., p. 28.

797 NOIVILLE (C.), « Du juge guide au juge arbitre ? Le rôle du juge face à l’expertise scientifique dans le

contentieux de la précaution », op. cit., p. 94.

798 Ibid., p. 94 et s. 799 Ibid.

leurs composants. Tel n’était pas le cas dans le cadre de la directive 91/414/CEE. Deuxièmement, ce règlement renvoie aux conditions de mise en œuvre du principe de précaution définies par le droit alimentaire de l’Union européenne. Or, ces conditions se trouvent moins limitées, en particulier par les contraintes économiques, que celles prévues par les droits international et français de l’environnement. Troisièmement enfin, le contrôle juridictionnel de l’application du principe de précaution, restreint par principe, tend à évoluer. Loin de suivre systématiquement les décisions prises par l’autorité compétente, les juges de l’Union européenne et français annulent parfois ces décisions. Si ces annulations sont le plus souvent fondées sur des manquements procéduraux, il arrive également qu’elles trouvent leur origine dans la prise en compte d’avis scientifiques minoritaires écartés par l’autorité compétente. Les jugements ainsi rendus peuvent donc amener l’autorité décisionnaire à accorder une place plus importante au principe de précaution au moment de la délivrance des autorisations de produits phytopharmaceutiques et de leurs composants. Au surplus, le rapporteur public préconise, dans l’arrêt d’assemblée rendu par le Conseil d’Etat le 12 avril 2013, un contrôle normal du juge en matière d’appréciation des risques.

La mise en œuvre de ce principe reste, malgré tout, contrainte par le respect du principe de proportionnalité. Ce principe amène en particulier à prendre en compte les contraintes économiques et commerciales, particulièrement fortes dans le domaine de la production agricole car doublées du risque de porter atteinte à la sécurité alimentaire. En outre, si le contrôle juridictionnel de l’application du principe de précaution tend à évoluer, cette évolution reste limitée.

174. Conclusion du titre I. L’évaluation des risques liés aux produits

phytopharmaceutiques et à leurs composants est empreinte d’incertitudes. Ces incertitudes peuvent être liées aux résultats même de l’évaluation, qui peine par exemple à estimer les effets de perturbation endocrinienne ou encore l’« effet cocktail » liés aux produits phytopharmaceutiques. Elles peuvent également découler de l’organisation même de l’évaluation. Réalisée par les fabricants de produits phytopharmaceutiques, cette évaluation est ensuite vérifiée par des agences dont la complète indépendance reste difficile à assurer, tant vis-à-vis de ces fabricants que vis-à-vis des autorités en charge de la délivrance des autorisations de ces produits et de leurs composants. Ces autorités sont tenues de recourir au principe de précaution pour prendre en compte ces incertitudes. Cette prise en compte reste malgré tout limitée par le respect du principe de proportionnalité. L’autorité décisionnaire doit en effet se livrer, au moment de la délivrance d’une autorisation phytopharmaceutique, à la

mise en balance des différents intérêts en jeu. Or, si le règlement n° 1107/2009 entend limiter la mise sur le marché de ces produits à ceux qui ne sont pas nocifs pour la santé et l’environnement, il doit également veiller à ce que ces produits permettent de garantir la production agricole.

Par ailleurs, l’autorité décisionnaire doit aussi prendre en compte d’autres considérations, notamment sociales. Ces autres considérations, souvent qualifiées par les textes d’ « autres

facteurs légitimes » sont, comme le principe de précaution, l’occasion de faire pencher la

balance vers une meilleure prise en compte de la protection de la santé et de l’environnement. Elles peuvent permettre de dépasser l’habituelle opposition entre efficacité phytopharmaceutique d’une part, et protection de la santé et de l’environnement d’autre part. Elles peuvent amener à s’interroger sur la véritable utilité des produits phytopharmaceutiques. En théorie tout du moins puisque la pratique révèle que la prise en compte de l’efficacité phytopharmaceutique prédomine.

Titre II. L’utilité phytopharmaceutique entravée par la recherche

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