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Paragraphe I. Un modèle inadapté aux perturbateurs endocriniens

A. Une interdiction compromise par des divergences scientifiques irréductibles

I. Des méthodes d’évaluation non validées

41. Une toxicologie fondée sur le principe dose-effet. Pour bien comprendre les

spécificités des perturbateurs endocriniens, il convient de préciser tout d’abord le cadre général de l’évaluation toxicologique. La toxicologie est ainsi fondée, depuis le seizième siècle, sur le principe de Paracelse selon lequel « Tout est poison, rien n’est poison, seule la

dose fait que quelque chose n’est pas un poison »248. Autrement dit, la toxicologie repose sur le principe considéré comme universel selon lequel les effets nocifs sont proportionnels à la

247 LANNOYE (P.), op. cit., point E.

dose de produit249. C’est selon ce principe qu’une dose sans effet néfaste observé (DSENO)250 est fixée pour chaque substance et produit, c’est-à-dire une dose en-dessous de laquelle aucun effet nocif n’est observé pour l’homme et les organismes non cibles. Chaque organisme vivant ayant une sensibilité différente, la DSENO varie d’un organisme à l’autre. Pour déterminer une DSENO, des animaux de laboratoires sont exposés à de fortes doses de substance ou produit de façon à améliorer la puissance statistique de l’étude et diminuer le nombre d’animaux requis. Plusieurs essais sont ensuite réalisés en diminuant progressivement la dose jusqu’au milligramme par kilogramme251. L’estimation des risques dus à de plus faibles doses de substance ou produit se fait alors par extrapolation des résultats obtenus pour des doses élevées, en prenant appui sur la relation dose-effet de Paracelse qui veut que l’effet obtenu soit proportionnel à la dose d’exposition252.

42. Des seuils réglementaires qui reposent sur la relation dose-effet. A la

DSENO observée pour l’homme pour une substance ou un pesticide donnés, un coefficient de sécurité de « 100 »253 est ensuite appliqué pour déduire la dose journalière admissible (DJA). La DJA correspond ainsi à « la quantité estimée d’une substance présente dans les denrées

alimentaires, exprimée par rapport au poids corporel, qui peut être ingérée quotidiennement tout au long de la vie sans risque appréciable pour tout consommateur, compte tenu de tous les facteurs connus au moment de l’évaluation ainsi que des groupes sensibles de la population (enfants, fœtus et embryons) »254.

Des limites maximales de résidus (LMR) des pesticides en question sont ensuite fixées dans les denrées alimentaires et les aliments pour animaux, de façon à ce que la DJA déterminée

249 CHATEAURAYNAUD (F.), DEBAZ (J.) et FINTZ (M.), La dose fait-elle toujours le poison ? – Une analyse sociologique des mondes de la recherche et de l’expertise à l’épreuve des faibles doses, Anses Editions,

Avril 2011, p. 14.

250 NOAEL en anglais, pour « No Observed Adverse Effect Level ».

251 Cf. explications sur les faibles doses sur le site de l’EFSA :

http://www.efsa.europa.eu/fr/faqs/faqlowdoseeffects.htm. ; règlement (UE) n° 283/2013 de la Commission du 1er

mars 2013 établissant les exigences en matière de données applicables aux substances actives conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, JOUE L 93 du 3 avril 2013, Annexe, Partie A, Section 5, Introduction, point 5.

252 DAB (W.), Santé et environnement, Presses Universitaires de France, Coll. Que sais-je ?, Paris, 2010, p. 75 ;

ASCHIERI (A.) et GRZEGRZULKA (O.), Propositions pour un renforcement de la sécurité sanitaire

environnementale, Rapport au Premier ministre, La documentation Française, Coll. des rapports officiels, Paris,

1999, p. 23.

253 BARBIER (G.), Rapport sur les perturbateurs endocriniens, le temps de la précaution, Rapport de l’Office

parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Assemblée nationale n° 3662, Sénat n° 765, 12 juillet 2011, p. 71.

254 Règlement (CE) n° 396/2005 du Parlement européen et du Conseil du 23 février 2005 concernant les limites

maximales applicables aux résidus de pesticides présents dans ou sur les denrées alimentaires et les aliments pour animaux d'origine végétale et animale et modifiant la directive 91/414/CEE du Conseil, JOUE L 70 du 16 mars 2005, Article 3, paragraphe 2, point j).

pour la substance et le pesticide soit respectée255. La LMR est ainsi définie par le règlement n° 396/2005 comme « une concentration maximale du résidu d’un pesticide autorisée dans ou

sur des denrées alimentaires ou aliments pour animaux, fixée conformément au présent règlement, sur la base des [bonnes pratiques agricoles] et de l’exposition la plus faible possible permettant de protéger tous les consommateurs vulnérables »256. Les LMR sont donc calculées en tenant compte de différents facteurs comme les quantités de résidus de pesticides habituellement relevées dans les aliments, les profils de consommation de la population et la sensibilité plus élevée de certains individus comme les enfants, les personnes âgées, les femmes enceintes ou encore les personnes immunodéprimées en raison de certaines pathologies. Toutefois, ces limites maximales de résidus sont fixées uniquement pour la ou les substances actives présentes dans le produit phytopharmaceutique, non pas pour l’ensemble des composants de ce produit. Aucune limite maximale de résidus n’est en effet fixée pour les synergistes, phytoprotecteurs, coformulants et adjuvants. En outre, le règlement n° 396/2005 demande que soient prises en compte, pour le calcul de la LMR d’une substance active, les autres sources d’émission possibles de cette substance, par exemple médicamenteuse257. Mais cette prise en compte est en réalité très difficile à réaliser.

Le respect des limites maximales de résidus de pesticides sur et dans les végétaux traduit la correcte application par les agriculteurs des bonnes pratiques agricoles (BPA). Ces bonnes pratiques agricoles sont réglementairement définies comme « les modalités d’emploi des

produits phytopharmaceutiques recommandées, autorisées ou considérées comme étant sans danger par la réglementation nationale, en conditions réelles, à tous les stades de la production, du stockage, du transport, de la distribution et de la transformation des denrées alimentaires et des aliments pour animaux ; elles impliquent également […] l’utilisation de la quantité minimale de pesticides et la fixation de LMR et/ou de LMR provisoires au niveau le plus faible possible qui permette d’obtenir l’effet désiré »258. Les bonnes pratiques agricoles encadrent en particulier la quantité de pesticide utilisée, la fréquence des traitements et un temps d’attente à respecter entre l’utilisation du pesticide sur les cultures et la récolte des produits agricoles qui en sont issus. Le délai avant récolte (DAR) représente ainsi le temps nécessaire pour que le pesticide soit métabolisé et suffisamment éliminé par la plante. En conséquence de quoi, un dépassement de LMR sur une denrée ou un aliment pour animaux

255 BARBIER (G.), op. cit., p. 72.

256 Règlement (CE) n° 396/2005, op. cit., Article 3, paragraphe 2, point d). 257 Ibid., Article 14, paragraphe 2, point b).

traduit avant tout le non respect des règles de bonnes pratiques agricoles. Il n’entraîne pas nécessairement de dépassement de la DJA et ne constitue donc pas forcément un risque pour la santé de l’homme259.

43. Des effets perturbateurs endocriniens non proportionnels à la dose d’exposition. Les effets de perturbation endocrinienne sont suspectés se manifester pour de

faibles doses de produit, inférieures aux doses légalement admises pour l’exposition de l’homme et des animaux260. Ces effets peuvent ainsi apparaître pour des doses d’exposition de l’ordre du microgramme par kilogramme, voire pour de très faibles doses, de l’ordre du nanogramme par kilogramme. Ces doses sont donc bien inférieures aux doses testées sur les animaux de laboratoire261. De fait, elles sont inférieures à la dose sans effet néfaste observée, déterminée lors des expérimentations animales, ainsi qu’à la limite maximale de résidus et à la dose journalière admissible déterminées en conséquence.

En outre, pour certaines substances, non seulement des effets sont enregistrés pour de faibles doses, mais ces effets sont aussi plus conséquents pour de faibles doses que pour des doses plus élevées. Ces effets sont ainsi dits paradoxaux, en ce sens qu’ils ne sont absolument pas proportionnels à la dose de produit262. C’est le cas par exemple du bisphénol A, qui n’est pas un pesticide, mais une substance présente dans de nombreux matériaux comme le plastique. Le phénomène de perturbation endocrinienne concerne en effet d’autres substances et produits que ceux qui ont un effet phytopharmaceutique, même si les pesticides et leurs composants sont particulièrement concernés par le phénomène.

Pour d’autres perturbateurs endocriniens, l’effet nocif se déclare lorsque l’organisme cible est exposé au moment d’une période de développement bien précise, le développement fœtal étant une période particulièrement sensible. L’ « effet fenêtre » est ainsi caractérisé par une relation temps-effet et non l’habituelle relation dose-effet263. C’est le cas par exemple du diéthylstilbestrol (DES), une hormone de synthèse autrefois prescrite aux femmes enceintes et désormais interdite en raison de ses effets nocifs pour le fœtus. Le DES se caractérise en outre par un « effet transgénérationnel », c’est-à-dire que des effets nocifs sont observés sur

259 Les seuils réglementaires étant fondés sur la correcte application des produits phytopharmaceutiques, il

conviendra d’analyser la façon dont l’utilisation de ces produits est encadrée, ce qui fera l’objet du titre II de la partie II.

260 BARBIER (G.), op. cit., p. 74 et s. et p. 94.

261 Pour rappel, les doses testées sur les animaux de laboratoire sont de l’ordre du milligramme par kilogramme,

soit mille à cent mille fois plus élevées que les doses auxquelles se manifestent les effets perturbateurs endocriniens.

262 BARBIER (G.), op. cit., p. 75-76. 263 Ibid., p. 76.

plusieurs générations successives issues de femmes ayant été traitées avec du DES264. Plus généralement, les effets de perturbation endocrinienne peuvent se manifester bien longtemps après l’exposition à la substance en cause, ou encore après des années d’exposition répétée à de faibles quantités de substances265.

Il découle de l’ensemble de ces exemples que les effets de perturbation endocrinienne peuvent n’être absolument pas proportionnels à la dose de produit à laquelle les organismes sont exposés. Autrement dit, ces effets ne répondent pas au principe toxicologique de Paracelse. De fait, la fixation d’une DSENO, de tous les seuils réglementaires qui en découlent, à savoir la DJA, la LMR, les BPA et les DAR, et de tout seuil en général est remise en cause pour les substances et produits ayant des effets de perturbation endocrinienne266. D’où la nécessité de mettre en place des méthodes d’évaluation spécifiquement adaptées à ces effets.

44. Un défaut de lignes directrices. Selon le règlement n° 1107/2009, l’évaluation des effets de perturbation endocrinienne repose sur « des lignes directrices

adoptées au niveau communautaire ou international »267. Ce règlement précise en outre que « des propositions de mesures concernant les critères scientifiques spécifiques pour la

détermination des propriétés de perturbation endocrinienne » doivent être présentées par la

Commission au comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale « le 14

décembre 2013 au plus tard »268. Les dispositions du règlement n° 1107/2009 en matière de perturbateurs endocriniens ont donc été adoptées de façon transitoire, dans l’attente de l’adoption par la Commission de critères spécifiques d’évaluation des perturbateurs endocriniens. Pour l’adoption de telles mesures, la Commission doit s’appuyer sur l’évaluation réalisée par le Professeur Kortenkamp en 2011269 ainsi que sur l’avis de l’EFSA sollicitée à ce sujet. Dans son avis rendu en mars 2013, l’EFSA, au-delà de quelques

264 Ibid., p. 80 et s.

265 GREVECHE (M.-P.), « L’appréhension des incertitudes scientifiques : les faibles doses », in BILLET (P.),

DUROUSSEAU (M.), MARTIN (G.-J) et TRINQUELLE (I.), (dir.), Droit de l’environnement et protection de

la santé, L’Harmattan, Coll. Logiques Juridiques, Paris, 2009, p. 222.

266 Sénat, Table ronde d’auteurs de rapports de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et

technologiques, 27 mars 2012, consultable à l’adresse http://www.senat.fr/compte-rendu- commissions/20120326/pesticides.html, page consultée le 27 avril 2012 ; CHATEAURAYNAUD (F.), DEBAZ (J.) et FINTZ (M.), La dose fait-elle toujours le poison ? – Une analyse sociologique des mondes de la

recherche et de l’expertise à l’épreuve des faibles doses, Anses Editions, Avril 2011, p. 20 et s. 267 Règlement (CE) n° 1107/2009, op. cit., Annexe II, point 3.6.5. et point 3.8.2.

268 Ibid., Annexe II, point 3.6.5., paragraphe 2.

269 KORTENKAMP (A.), (dir.), State of the art assessment of endocrine disrupters – Final report, Project

avancées, fait surtout état des controverses qui persistent270. Si bien que, pour l’heure, la Commission n’a validé aucune méthode d’évaluation. C’est, du reste, ce que dénonçait déjà le Sénat en 2012271. Un récent rapport parlementaire sur les perturbateurs endocriniens dénonce à ce sujet le « jeu d’influence des lobbies industriels » comme étant responsable de la « procrastination politique » de la Commission européenne272. Il est vrai que les enjeux économiques sont considérables pour les fabricants de produits phytopharmaceutiques. Au niveau international, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a déjà adopté plusieurs lignes directrices en matière d’évaluation des effets de perturbation endocrinienne, mais elles sont loin d’être exhaustives273. L’OMS et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) ont, d’ailleurs, récemment reconnu que, non seulement très peu de méthodes d’évaluation des effets de perturbation endocrinienne des produits chimiques sont validées au niveau international, mais aussi que les méthodes validées ne permettent d’évaluer qu’une petite partie des effets perturbateurs endocriniens274. L’OMS et le PNUE insistent, dans le même temps, sur le rôle néfaste

indéniable et croissant que jouent les produits chimiques ayant de tels effets sur la santé de l’homme et sur l’environnement. Près de huit cents substances chimiques sont ainsi reconnues comme ayant des effets de perturbation endocrinienneou suspectées en avoir, alors que très peu d’entre elles ont été correctement évaluées275.

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