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Une instruction fondée sur la psychologie

1-Une définition rhétorique didactique

C- Une instruction fondée sur la psychologie

Nous avons vu que la fable est une instruction pour ménager l’amour propre ou l’orgueil du lecteur ou auditeur. C’est à elle de faire naître la vérité dans l’esprit à qui on la raconte. La Motte considère que la fable est une bonne méthode d’instruction comme nous l’avons vu. Mais il nous faut préciser qu’il prend toujours en considération l’apprenant, sa manière de recevoir l’instruction. C’est pourquoi en parlant de ses lecteurs et du rôle des fabulistes, il dit :

Voilà ce que nous sommes, nous autres fabulistes et nos lecteurs, à l’égard les uns des autres. Nous sommes des esclaves, qui voulons les instruire sans les fâcher ; ils sont des maîtres intelligents qui nous savent gré de nos ménagements, et qui reçoivent volontiers la vérité, parce que nous leur laissons l’honneur de la deviner en partie226F227.

226 P. Fontanier, Les Figues du discours, Champs Flammarion, Paris, 1977, p. 114. 227 Houdar de La Motte, op.cit., « Discours sur la fable », p. 13.

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L’allégorie est un alibi pour instruire. Elle a la fonction de plaire car c’est dans la nature de l’esprit humain d’accepter davantage une leçon déguisée qu’imposée : il ne se croit pas concerné par cette instruction, pas visé. Le fabuliste recourt à l’instruction par la fable car les hommes « n’aiment point les préceptes directs228». Cette instruction doit être offerte d’une

façon simple, naturelle, comme une présentation d’idée pour que l’homme puisse s’améliorer et non pas comme une obligation ou une exigence. L’instruction suppose la liberté. Si l’on peut parler de tromperie positive, on peut penser aussi à la dialectique médicale, qui recourt à un moindre mal pour un plus grand bien : La Motte use de la fable comme d’un remède contre les maladies de la société.

Une tendance de l’esprit humain est d’être attiré par l’illusion séduisante. C’est pour cela que la Motte réfléchit sur l’homme qui croit aux fables, qui est une victime des illusions. Il veut faire évoluer le genre de la fable et le rendre philosophique, pour qu’il pousse à réfléchir. Il va faire de la fable l’art qui contribue à éclairer progressivement les esprits, qui les charme et les instruit. L’allégorie ici n’est qu’un moyen pour faire passer un message. Cela fait penser aux emblèmes énigmatiques.

La Motte voit que la fable ou plutôt l’instruction par la fable plaît au lecteur pour deux raisons bien naturelles comme il le dit :

L’amour propre est ménagé dans l’instruction (cette raison regarde du moins les fables adressées aux particuliers) et l’esprit est exercé par l’allégorie ; cette raison est absolument générale. Un ouvrage ne saurait être mieux recommandé auprès des hommes que par ces deux titres229.

Ainsi par une manipulation subtile, la fable devient une instruction et un enseignement didactique pour ménager l’amour propre ou l’orgueil du lecteur ou auditeur qui refuserait d’obéir aux injonctions des moralistes.

L'idée de La Motte est que la leçon des fables atteint les simples particuliers (les individus) sans leur donner l'impression qu'ils sont visés directement (d'où leur plaisir) : ils croient que ce sont « les autres » ou du moins les personnages de la fable qu'on ridiculise, alors que ce sont eux-mêmes qui sont « corrigés ». Il ne montre pas au lecteur qu’il parle vraiment de lui. Il feint de parler d’autre chose et fait croire que le lecteur n’est pas vraiment

228Ibid., p. 11.

229 Ibid., p. 11. Dans Les paradoxes littéraires de La Motte; ou, Discours sur les principaux genres de poèmes, réunis et annotés par B. Jullien, l’auteur commente cette citation de La Motte : « Depuis La Motte

tout le monde répète cette mauvaise raison qui n’en devient pas meilleure ». Julien se demande si une personne songe à son amour propre quand il lit une fable, il se demande si personne ne se trouve blessé dans son amour-propre quand il lit des préceptes philosophiques comme les maximes de La Rochefoucauld. Note et commentaire sur la citation de La Motte. P. 156 éd. 1859.

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concerné. Ce qui en résulte, c’est la stimulation d’une « certaine activité » de l’esprit, qui aime à « découvrir plus qu’on ne lui montre », à exercer sa « pénétration adroite ». Pour mieux dévoiler l’idée ou la leçon, il faut bien la cacher. Ils ne veulent pas se sentir visés directement. Ce qui fait l’efficacité de la fable pour La Motte, c’est que celui qui en est la cible croit de bonne foi qu’en réalité le texte ne le concerne pas lui mais d’autres. Quand un fabuliste se moque d’un travers de l’espèce humaine, par exemple quand il évoque quelqu’un de très avare et que le lecteur lui-même n’est pas généreux, ce dernier va rire de cette moquerie parce qu’il croit qu’on parle des autres et pas de lui. En revanche, à partir du moment où il sent qu’il est visé, il ne va plus rire.

Selon La Motte quand le fabuliste montre que l’instruction vise à corriger le lecteur, ce lecteur le refuse car cela ne lui évoque plus une instruction mais une obligation. La Motte expose implicitement ses propres idées qui font toujours appel à l’esprit et à la raison : l’esprit

Aime à voir plusieurs choses à la fois, et à en distinguer les rapports ; il se complaît dans cette pénétration adroite, qui sait découvrir plus qu’on ne lui montre ; et en apercevant ce qui était couvert de quelque voile, il croit en quelque sorte qu’il crée ce qu’on lui cachait230.

L’insinuation est bien une méthode didactique car, selon La Motte, l’esprit humain, d’un côté, n’apprécie pas qu’on lui adresse des leçons à suivre s’il les trouve pesantes ; en revanche de l’autre côté, l’esprit aime bien tirer des leçons des énigmes qu’il décrypte, étant soumis à la force séductrice de l’allégorie231. Le fabuliste gagne le lecteur par cette méthode d’insinuation

pour lui faire adopter de bonnes conduites morales.

Il distille ses leçons pour que le lecteur prenne part à ce que le fabuliste lui apprend. Le fabuliste doit faire attention à ne pas blesser l’intérêt du lecteur. D’ailleurs, il suit cette méthode de l’insinuation pour disposer l’esprit du lecteur à recevoir une leçon morale ou une vérité et non pas à la rejeter. La qualité de l’insinuation relève de l’habileté du fabuliste. La leçon peut aller contre l’inclination du lecteur. Alors le fabuliste s’adresse au cœur qui est la clef de la raison. De cette façon il corrige le lecteur sans le commander, mais en lui montrant ce qu’il doit faire.

La Motte confirme cela dans le prologue de de la fable « Le Renard et Le Lion » (V, 8) :

L’homme, sans doute, envers l’homme son frère Est tenu de sincérité :

230 Houdar de La Motte, op.cit., « Discours sur la fable », p. 12.

231 La Motte ne parle pas en termes de remède comme d’Ardène ou Lamy (tradition biblique).

Voyons la manière de parler de Lamy, lorsqu’il pense à « délivrer [les hommes] de leurs fausses opinions, comme on traite les frénétiques, à qui on cache avec artifice les remèdes qu’on emploie pour les guérir » (La Rhétorique, ou l’art de parler, p. 393). C’est avec adresse qu’un orateur doit insinuer les

leçons morales. Il les persuade comme des « enfants », en ménageant leur amour propre : « il faut obtenir d’eux par de petites caresses qu’ils veulent bien avaler la médecine qui est utile à leur santé », p. 393.

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Mais il faut souvent, pour bien faire, Assaisonner la vérité

Si le vrai prend dans notre bouche Le ton impérieux, l’air hautain de leçon ; L’amour propre s’en effarouche, Il faut l’apprivoiser par un peu de façon.

Il faut par un humble artifice, L’aider lui-même à se persuader. Si vous voulez faire aimer la justice, Inspirez-la plutôt que de la commander. Les rois surtout veulent qu’on les ménage ; On doit les manier avec dextérité.

Sans cet art, l’avis le plus sage Leur paraît une atteinte à leur autorité. Fade flatteur, pédant sévère Le meilleur des deux ne vaut rien. Qui sait corriger sans déplaire Est au but ; qu’il s’y tienne bien.

Ces égards nous sont dus à tous tant que nous sommes ; Car tout amour propre a ses droits.

Il faut ménager tous les hommes : En fait d’orgueil tous les hommes sont rois.

L’allégorie est l’art de l’insinuation, réclamé par La Motte, qui évite tout ce qui peut toucher ou blesser son lecteur. Nous observons bien dans ce prologue que pour confirmer la validité et le mérite de cette idée, la Motte compare l’enseignement direct avec l’enseignement allégorique. Le premier parait autoritaire et réclame l’obéissance.

Dans le prologue qui introduit la fable « Le Chameau » (IV, 14), La Motte montre bien qu’il faut toujours laisser une partie du chemin à faire au lecteur :

J’alléguerais sans peine un tas d’autres exemples ; La morale n’a point de matières plus amples : Mais je n’épuise rien ; et de crainte d’ennui,

L’art demande que je m’arrête. Dire tout au lecteur, cela n’est pas honnête :

C’est trop se défier de lui.

Voyons un exemple d’allégorie dans une fable, pour montrer que l’allégorie et le style de l’insinuation se présentent dans la fable pour éveiller le lecteur : « Le Renard prédicateur »(V,3).

Que dépeint cette allégorie ? Dans l’histoire du renard et des poules, le renard représente les gens trop habiles, ceux qui usent de discours pour tromper les auditeurs dans leur intérêt, à la manière de certains orateurs. Le renard essaye de tromper en incarnant le type du malin. Il représente pour nous les prédicateurs qui essayent de nous faire croire à n’importe quoi pour acquérir notre suffrage. Ce qu’il arrive en réalité c’est que les renards finissent toujours par manger les poules. Il s’agit de nous faire prendre conscience que ce que nous voyons dans la fable, nous le savons déjà. L’idée de La Motte est que la fable doit apprendre à celui qui la lit qu’il

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peut découvrir lui-même tout seul les sens cachés, par une opération de déchiffrage et décryptage. Il établit un jeu complexe avec le lecteur pour lui faire croire qu’il est trop intelligent pour ne pas s’apercevoir que ce n’est pas de lui-même que parle la fable.

L’idée est que la fable fait comprendre au lecteur qu’en dépit de la nature de ses passions, la nature de ses comportements, de ce qu’il fait et de ce qu’il subit, il a aussi en lui les moyens de se corriger. Elle instruit en révélant le savoir que le lecteur a déjà en lui. La difficulté est de transmettre une vérité figurée, et par conséquent, une idée qui est le principe et l’origine à la fois du secret et de sa révélation. Là est la grande différence avec La Fontaine qui nous apprend à nous préserver alors que La Motte nous apprend à nous corriger.

La Motte cherche alors à régler les mauvais comportements en suivant la manière des rhéteurs comme le père Lamy qui affirme :

Pour émouvoir une âme, il ne suffit pas de lui représenter d’une manière sèche l’objet de la passion dont on veut l’animer : il faut déployer toutes les richesses de l’éloquence, pour lui en faire une peinture sensible et étendue, qui la frappe vivement, et qui ne soit pas sensible à ces vaines images qui ne font que passer devant les yeux232.

Suivant cette attitude, La Motte confirme qu’il ne faut pas donner une leçon morale tout simplement, c'est-à-dire qu’ il ne suffit pas de dire que « la curiosité est la mère des vices » ou n’importe quelle autre sentence ou moralité, mais qu’il faut approcher cette moralité et la faire sentir. Les hommes ne goûtent pas les raisonnements tout faits. Dans la fable, si La Motte veut enseigner, alors il lui est important que le lecteur entende ce qu’il dit. Ainsi il prépare dans sa définition que le style de la fable est le style de l’insinuation qui repose sur l’idée de la peinture sensible où la fable est considérée comme un art de peinture qui répond aux besoins du lecteur et lui procure du plaisir pour le consoler.

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