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c-Établir une sorte de démocratie dans le gouvernement des lettres

La Motte réclame une sorte de justice dans le monde de la création littéraire, en appréciant tous les talents, en réclamant une certaine égalité. Il s’agit de changer la hiérarchie des valeurs, de détrôner le roi de la fable, de revaloriser l’originalité de chacun. Il est important de donner à chaque écrivain sa valeur, c’est-à-dire de reconnaitre les petits autant que les grands écrivains. Les petits auteurs aussi peuvent fournir de l’utilité aux lecteurs. Aubert quant à lui, donne en modèle le fonctionnement de la gloire militaire, qui n’est ni réservée à un seul héros ni à une série de héros identiques :

Comme dans la guerre on voit atteindre aux mêmes degrés de gloire des héros formés sur un modèle différent, on remarque aussi que dans les arts, des hommes d’un caractère d’esprit presqu’entièrement opposé, assis aux mêmes places127.

Les arts aussi ont besoin de caractères différents et même « opposés ».

La littérature est un océan qui contient beaucoup de secrets qu’un seul écrivain ne peut pas tous connaître. Revaloriser la diversité suppose de s’éloigner de l’idée d’un modèle unique. La Fontaine est devenu une sorte d’oppresseur et les autres fabulistes sont une minorité injustement discriminée. Selon La Motte il faut considérer les différences car par la différence nous pouvons dégager «plusieurs grâces qui, sans se ressembler, peuvent se remplacer les unes les autres, et faire un plaisir égal, quoiqu’il ne soit pas le même128».

La Motte ne rivalise pas vraiment avec La Fontaine car il ne peut rivaliser avec sa poésie et son agrément. Ce que fait La Motte, c’est simplement de chercher que l’écriture de La Fontaine continue. En réalité La Motte rivalise moins avec La Fontaine et combat plus l’idée du chef d’œuvre dans la littérature à son époque. Le travail de La Motte c’est de préserver le genre de la fable de l’oubli, de donner de l’ambition aux nouveaux fabulistes. Si la Motte pose cette question dans son discours sur la fable, c’est une stratégie pour faire admettre la possibilité que l’histoire littéraire se poursuive. Tout écrivain a le droit de tenter de prendre

126 Aubert, op.cit., Avant propos p. XII. 127Ibid., p. XII.

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place dans l’histoire de la littérature et de pratiquer des genres qui ont été menés à leur « point de perfection » mais ne sont pas absolument épuisés. En bref, l’idée du chef d’œuvre est une idée fausse si l’on comprend par chef d’œuvre l’œuvre parfaite pour tous les temps. Le chef d’œuvre est d’abord historique, c’est l’œuvre réussie à chaque époque. La Motte a conscience que la littérature est historique, qu’elle évolue, qu’elle doit continuer son développement permanent. Ne pas être La Fontaine ou Racine ne signifie pas ne pas exister, mais être différent. C’est par cette différence qu’un auteur fait avancer l’histoire. Nous remarquons bien là l’esprit moderne de La Motte : être moderne c’est avoir la conviction que l’on peut toujours travailler sur des terrains qui ont déjà été pratiqués par d’autres et essayer d’être différents. La stratégie de La Motte est d’attaquer le parti des Anciens par l’idée que les œuvres reçoivent surtout leur valeur de leur réception, pour montrer que les Modernes peuvent égaler les Anciens. C’est ainsi que La Motte réclame avoir une place en tant que fabuliste. Je n’aurais pas écrit de fables, écrit-il,

Si j’avais cru qu’il fallut être absolument aussi bon que lui [La Fontaine], pour être souffert après lui : mais j’ai pensé qu’il y avait des places honorables au-dessous de la sienne ; et je serais trop heureux d’obtenir cette approbation modérée ; qui, en me pardonnant de n’avoir pas les mêmes grâces que La Fontaine, ferait honneur à ce que je puis avoir d’heureusement original129.

Le mot d’« original » est bien présent dans le texte de La Motte. La Motte n’a pas « les mêmes grâces que La Fontaine », ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de grâces du tout. Son originalité est à la fois théorique et pratique, il a composé un Discours et des prologues qui sont des réflexions sur l’écriture de la fable et il a assumé la modernité d’inventer des sujets. Ésope est certes nommé plusieurs fois, mais il n’est là que comme un exemple pour servir à la réflexion. Toute l’inspiration de La Motte vient de son propre fond.

La Motte développe un discours suggestif et habile. Tantôt il veut égaler La Fontaine, tantôt n’être que second, tantôt le dépasser. Il est sûr que La Motte ne pense pas que La Fontaine a achevé la littérature. La Fontaine est certainement le meilleur fabuliste : « La Fontaine a recueilli les plus belles fables de l’Antiquité130» Mais La Motte n’est pas soumis à

La Fontaine. Sa soumission, écrit Jean-Noël Pascal « n’est qu’un artifice rhétorique131». La

Motte veut bouleverser la hiérarchie ordinaire et libérer la fable du joug du Bonhomme. On retrouve cette volonté de remettre en cause La Fontaine par plusieurs arguments chez les autres fabulistes contemporains, comme Lebrun132 qui affirme en 1722 qu’il est

129Ibid., p. 8. 130Ibid., p. 8.

131 PASCAL, Jean-Noël, « Les successeurs de La Fontaine et la poétique de la fable », dans Fables et fabulistes, variations autour de La Fontaine, éd. Interuniversitaires, 1992.

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possible de réussir dans le genre de la fable après La Fontaine car « Apollon a plus d’un favori de chaque espèce, et plus d’un prix à distribuer à ceux qui excellent dans le même travail, et qui se distinguent par la même étude133». Il suffit d’être hardi et téméraire, selon le précepte

que « tout ce qui est téméraire, n’est pas toujours malheureux134». La production des fables ne

doit pas s’arrêter après la réussite du père de la fable.

V-La position d’autres fabulistes vis-à-vis du

chef d’œuvre de La Fontaine

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