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1-Les fables de La Fontaine dans le Discours de La Motte

La Fontaine a constitué un chef d’œuvre intimidant. Les fabulistes postérieurs sont confrontés au même problème : peut-on encore écrire des fables après La Fontaine ? La littérature doit continuer, elle ne peut pas s’arrêter, s’il y a bien un progrès dans l’histoire, ce à quoi croit La Motte. La Motte et Aubert100 sont les auteurs qui d’après nous se sont le plus

confrontés à cette question, en proposant plusieurs solutions. Lebrun et d’Ardène peuvent aussi leur être rapprochés, bien que leur combat soit moins développé.

La Motte expose la question du chef d’œuvre tout au début de son Discours sur La fable, car elle ne concerne pas seulement le genre de la fable.

98 PASCAL, Jean- Noël, « Brèves remarques sur quelques fabulistes des Lumières : une nouvelle

idée du genre au service d’idées nouvelles ? », dans L’Idée et ses fables, le rôle du genre G. Artigas-Menant

et A. Couprie, eds), Paris, Champion, 2008, p. 307-319

99 MOUREAU, François, « Les Fables nouvelles de La Motte(1719), ou comment s’en

débarrasser », dans Le Fablier, n° 2-1990, p. 19-24.

100 AUBERT, Jean-Louis, dit l'abbé Aubert, (1731- 1814), est un fabuliste, poète, journaliste et

critique français. L'abbé Aubert publia en 1774, en 2 volumes in-8, une édition de ses Fables, fort

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A-La réussite d’une œuvre peut être un obstacle pour la création de

nouvelles œuvres

La Fontaine s’est inspiré des Anciens pour produire un chef d’œuvre, selon le principe de l’imitation créatrice classique. Mais lorsqu’une œuvre obtient une réussite trop haute, le mécanisme s’enraye. La Motte fait au début de son discours une allusion à La Fontaine sans le nommer directement. Le point est mis sur l’exagération du public à glorifier une œuvre réussie à un moment donné, qui devient le modèle unique du genre pour toujours. Ce public se tient aux ouvrages des premiers écrivains qui ont excellé dans les genres. Il accorde son « goût exclusif pour les premiers chefs d’œuvres101 » ce qui implique le refus de l’émulation

des auteurs qui écrivent sur le même sujet :

Quand un auteur réussit à certain point dans quelque genre, ce public le comble d’éloges […]. On ne se contente plus de l'élever au-dessus de ceux qui l'ont précédé ; on exclut d'avance des honneurs qu'on lui décerne, les écrivains qui pourraient les mériter après lui. On déclare hautement que personne ne saurait désormais atteindre à sa perfection : ceux qui l'entreprendraient sont déjà qualifiés de téméraires ; et on ne réserve que du mépris pour une émulation qui pourrait quelquefois être heureuse102.

Ce qui dérange La Motte c’est cette espèce de loi irrationnelle qui fait mépriser toute œuvre qui, par la suite, ne serait pas formée sur le modèle. Cette notion de modèle « interdit une juste évaluation de la production postérieure, réduite à n’être qu’un plagiat sans originalité103».

La Motte considère que la trop grande admiration pour une œuvre nuit aux nouvelles productions. Cette grande admiration n’est pas loin d’être un crime parce qu’elle paralyse la main des nouveaux écrivains et stérilise leur capacité à produire des œuvres dignes d’admiration. Elle leur enlève aussi le sens de l’émulation en les méprisant a priori au nom de la perfection des productions antérieures : « Cette disposition du public n’est que trop propre à effrayer d’heureux génies appelés par la nature au même genre104». Ce découragement « fait

obstacle au progrès des arts et des sciences105».

Quoiqu’elle mérite la considération, toute œuvre apparaissant après le modèle ne sera pas élevée au rang qu’elle mérite. C’est pourquoi La Motte objecte l’idée de mépriser les nouvelles productions au nom de la perfection des productions antérieures car la production

101 AUBERT, l’abbé Jean-Louis, Fables nouvelles, divisées en 8 livres, accompagnées de notes et suivies du discours sur la manière de lire les fables ou de les réciter, Paris, Moutard, 1773, in-16, XXXII, p.5

102 La Motte, Discours, p. 5-6.

103 PASCAL, Jean-Noël, « Brèves remarques sur quelques fabulistes des Lumières : une nouvelle

idée du genre au service d’idées nouvelles ? », dans L’Idée et ses fables, le rôle du genre (G. Artigas-Menant

et A. Couprie, eds), Paris, Champion, 2008, p. 307-319

104 Houdart de La Motte,op.cit., « Discours sur la fable », p. 6.

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littéraire ne s’arrête pas au nom d’un seul écrivain. L’effet de ce mépris de l’émulation et de cette exclusion imprudente c’est que ces génies « se détournent d’une carrière où ils ne voient plus de lauriers pour eux106». Ce qui constitue une grande perte dans le paysage de la

littérature : on exclut imprudemment des génies qui auraient pu produire des œuvres qui peuvent contribuer au progrès des Lettres. On prive ce paysage des idées qui peuvent participer à son développement. C’est cela l’effet négatif issu du mépris de l’émulation car ces génies sont intimidés par le public qui « s’est privé lui-même de ce qu’ils auraient fait de meilleur107». Car il conclut à l’avance que ces nouveaux écrivains n’atteignent pas le sommet

qu’a atteint un auteur antérieur. La peur d’une comparaison éternelle avec un chef d’œuvre est inévitable. Tout ouvrage est soumis à une comparaison rigoureuse avec « celui qu’on a déclaré le modèle108 ». Cette comparaison s’effectue par deux manières, soit cet ouvrage paraît comme

une « imitation timide » de l’œuvre originale quand il est une imitation, soit le nouvel ouvrage n’est pas une imitation du modèle, et dans ce cas-là, l’auteur s’éloigne des beautés recommandées par le genre. Cette comparaison n’a pour but qu’abaisser la valeur de la nouvelle production, de montrer qu’elle est inférieur à celle du modèle et pour ne pas reconnaître ses beautés comme aptes au genre de la fable car la beauté de la fable c’est la beauté des fables de La Fontaine. Quand le public voit des beautés différentes de celle de l’œuvre modèle, « en ce cas on ne conviendra pas qu’elles soient également propres au genre ; elles vont passer pour étrangères, et de-là pour des défauts109».

Pour réussir, il faut prendre des risques ; pour réussir, il faut contourner la fable telle que l’a faite La Fontaine. La Motte veut créer une poétique, des préceptes pour la composition des fables. Il veut que son ouvrage devienne un modèle classique pour en tirer une théorie exacte et vraie, pour tracer les règles d’un genre poétique. De cette façon, il se différencie de La Fontaine, le contourne et s’en distingue.

B-La mise en cause de la perfectibilité des fables de La Fontaine

Le problème de l’invention est le principal argument du philosophe pour gâter les fables du Bonhomme. La Motte divise les fables de La Fontaine en deux parties, le fond et la forme. La Fontaine a pris le fond à d’autres : « ce fond n’est pas à lui110». Il n’a inventé que des

agréments de forme. Cette invention formelle, réputée plus facile, rend difficile la véritable appréciation de l’« invention principale », c'est-à-dire celle du fond :

106 Houdart de La Motte, op.cit., « Discours sur la fale », p. 6. 107 Ibid, p. 6.

108 Ibid, p. 7. 109 Ibid, p. 7. 110 Ibid, p. 9.

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Il a donné aux Fables anciennes des agréments tout nouveaux, et si précieux, qu’on ne sait le plus souvent auquel on doit le plus, de l’inventeur ou de l’imitateur111.

L’invention des agréments relève à l’inverse des « inventions accessoires », secondaires par rapport à l’invention du fond selon La Motte. La Motte considère que son prédécesseur s’est déchargé de l’invention principale pour « [s’épuiser] tout entier sur les ornements qui ne sont que les inventions accessoires. » La qualité principale de La Fontaine n’est donc qu’une qualité accessoire, celle d’embellir la matière des autres. L’éloge tourne au blâme en renversant de fausses valeurs. Or La Motte ne veut pas être un imitateur ni de La Fontaine ni d’Ésope, mais il veut être l’inventeur de ses fables112.

C-Les solutions que La Motte et Aubert proposent pour le progrès

de la littérature face à l’idée du chef d’œuvre

La première solution se comprend dans le contexte du « Siècle des Lumières » : il s’agit de s’émanciper des vieux modèles, de prendre courage, de « vaincre les préjugés », non contre la religion mais contre les blocages dans l’écriture de la fable.

La Motte a peut-être assez tôt le désir d’entrer en compétition avec La Fontaine. Il se met en concours avec lui, en le reconnaissant comme sa référence principale. Ce n’est plus Ésope ou les anciens fabulistes qu’il veut dépasser car déjà La Fontaine, le grand fabuliste du XVIIe siècle, a su comment les dépasser. Cela confirme la triomphe de la modernité sur la

tradition. Mais étant donné que La Fontaine se présente comme un partisan des Anciens, La Motte, le moderne, veut démasquer ce soi-disant admirateur de l’Antiquité. L’argument est original : le hardi moderne expose clairement ses pensées contre un moderne qui n’assume pas sa modernité. La Fontaine prétend être du côté des Anciens, alors qu’il a paradoxalement fondé une œuvre moderne d’après La Motte. La Motte devient par-là l’exemple d’un fabuliste qui n’est ni accablé par la perfection des fables de La Fontaine ni découragé par sa grande réussite.

La Motte met en place les conditions d’une rivalité, car selon lui le chef d’œuvre de La Fontaine n’est pas le dernier du genre. Dans un premier temps stratégique, il estime qu’« il y

111 Ibid, p. 9.

112 A la suite de La Motte, Lebrun s’interroge sur les « caprices » du style de La Fontaine. Les

reproches que Le Brun adresse à La Fontaine sont sur « certaines négligences de style et de versification. Il avoue la beauté admirable des fables de La Fontaine « mais un autre, qui s’appuyant sur cette autorité, se permettrait de pareilles licences, aurait lieu de craindre d’être accusé de confondre souvent le bas avec le naïf, le plat avec le simple, le puéril avec le badin, le populaire avec le familier, le trivial avec le naturel, la prose avec la poésie. » La liberté qu’a prise La Fontaine dans le style de la fable est un danger pour ceux qui viennent après lui. Lebrun (Antoine-Louis), Fables divisées en 6 livres, Paris, Saugrain, Préface, 1722.

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avait des places honorables au-dessous de la sienne113». La Fontaine est un grand fabuliste,

mais n’est pas le seul : La Motte accepte d’être second. Mais ensuite La Motte vante l’invention : « N’y aurait-il pas quelque justice à me compter en compensation des beautés qui me manquent, le mérite de l’invention que mon prédécesseur ne s’est pas proposé114? »

L’invention permet non seulement de compenser les beautés de La Fontaine, mais de le dépasser, parce qu’il s’agit d’« être tout à la fois et l’Ésope et le La Fontaine115 », c'est-à-dire

d’être plus que La Fontaine seul.

Ce n’est pas parce que La Fontaine a fait un livre original de fables que d’autres ne peuvent plus en faire. L’idée de La Motte est que la perfection d’une œuvre n’anéantit pas la pratique de ce genre116. La Motte trouve une solution pour combattre le mépris des œuvres

qui apparaissent après un chef d’œuvre modèle.

Cette solution imprègne aussi la pensée d’Aubert. Nous pouvons dire qu’Aubert a bien saisi le désir d’émancipation de La Motte, qu’il cite dans son « Avant-propos ». Il s’agit bien de se défaire d’une tendance du public, de lutter contre sa timidité à soi puis de vaincre les épreuves. L’« admiration exclusive pour les premiers chefs d’œuvre » a nui à l’art et aurait arrêté tout « progrès », s’il ne s’était trouvé des « génies assez courageux pour se roidir contre une prévention si folle et s’écarter des routes déjà battues117». Aubert appelle à faire partie des

« hardis auteurs » et non des « écrivains timides ».

La deuxième solution pour relativiser la réussite de La Fontaine est de lire et de méditer son œuvre pour y trouver des défauts. Bien connaître son rival permet de bien le combattre.

L’écrivain hardi et novateur n’est pas prêt à donner un statut d’exception au bonhomme. La Motte préfère déprécier la qualité des fables de La Fontaine. Le titre initial du recueil de La Fontaine suscite déjà sa critique, parce qu’il se nomme Fables choisies, mises en vers. Ce titre donne deux indications sur le travail de La Fontaine, qui aurait simplement choisi un certain nombre de fables d’autres auteurs pour les mettre en vers français, ce qui n’implique aucune qualité d’invention ou d’originalité. Le titre de La Motte s’oppose à celui de La Fontaine sur ces deux points : le premier est que les « fables choisies » seront remplacées par

113 Houdar de La Motte, op.cit., p. 8. 114 Ibid., p. 8-9.

115 Ibid., p. 9.

116 Et quand il va parler du théâtre c’est la même chose : les tragédies de Corneille et de Racine

n’interdisent pas à d’autres dramaturges d’écrire des tragédies.

117 AUBERT, l’abbé Jean-Louis, Fables nouvelles, divisées en 8 livres, accompagnées de notes et suivies du discours sur la manière de lire les fables ou de les réciter, Paris, Moutard, 1773, avant-propos, p. 5.

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des « fables nouvelles » chez La Motte, c'est-à-dire des fables inventées ; le deuxième est que La Motte portera moins d’intérêt à la versification et plus à l’utilité de la leçon morale118.

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