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Les animaux comme personnages traditionnels dans la fable :

Chapitre III : La théorie des acteurs de la fable

I- Les animaux comme personnages traditionnels dans la fable :

Les animaux sont des personnages traditionnels dans la fable pour deux raisons qui paraissent contradictoires, parce qu’à la fois leur comportement ressemble à celui des humains, et parce qu’il en diffère, ce qui leur permet d’être des précepteurs. Les justifications de l’utilisation de ces acteurs sont nombreuses : d’un côté, il y a ceux qui soutiennent l’idée que les acteurs animaux ont été choisis parce que les fables d’Ésope étaient tout d’abord satiriques, destinées à critiquer de manière voilée les puissants de son époque et à éveiller la conscience de son peuple322. Il y a de l’autre côté ceux qui trouvent que c’est une source de

merveilleux dans la fable323. Mais ce qui nous intéresse c’est cette idée de distance proche :

322 Il y a aussi des politiques qui ont inventé des fables, comme celle des membres et de

l’estomac par Agrippa Menenius.

323 Breitinger soutient l’idée qu’Ésope utilisait les animaux parce qu’ils étaient de nouveaux

personnages et que la nouveauté apporte le merveilleux qui touche l’âme des hommes : « le merveilleux, dit-il, est le plus haut degré du neuf ». D’Ardène soutient aussi cette idée de la nouveauté et du merveilleux.

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Ésope n’a pris d'abord pour acteurs que des animaux, à cause de leur rapport tout naturel avec les hommes qu'il voulait instruire324.

Enfin l’utilisation de certains animaux courants s’imposait à lui car ils sont familiers à tout le monde à cette époque. Son traducteur latin, Phèdre, n’a pas changé les acteurs qui jouent la fable.

C’est donc la première raison d’employer des animaux dans les fables au XVIIe siècle,

pour s’inscrire dans cette tradition antique. La Fontaine a traduit les fables des anciens ; il a laissé les acteurs tels qu’il les a trouvés, qui sont souvent des animaux.

Même si l’écriture de La Motte a un côté novateur, sa réflexion sur les animaux s’inscrit amplement dans cette tradition325. Par ailleurs, suivant lui-même cette tradition, il ne voit

aucun obstacle à procéder de la sorte. Il les considère comme de « fort bons acteurs » pour la construction d’une allégorie.

L’idée de l’utilisation des animaux comme acteurs nécessite un questionnement supplémentaire à propos des caractéristiques communes entre l’homme et l’animal :

Ésope a donc bien fait de saisir la ressemblance, et de faire jouer les mœurs par des acteurs qui y sont si propres326

.

Cela confirme que les animaux des fables, selon La Motte, sont avant tout le produit d'un anthropomorphisme traditionnel qui participe à la visée morale où l'homme est le premier concerné.

Ainsi, c’est une tradition qui date de l’Antiquité, qui veut que la fable utilise des animaux afin de mettre en évidence le comportement des hommes et le critiquer. Le comportement des animaux de la fable rappelle soit les caractères soit les rapports rationnels et relationnels des êtres humains : dans la fable « Le Chat et ses petits » (VI, 10), où un chat abandonne ses enfants c’est la relation entre la mère et ses enfants qui est mise en question et non pas un problème naturaliste. Le lézard qui se plaint d’être petit se plaint d’un problème moral humain dans la fable des « Deux Lézards »(I, XII)327. De cette manière, les animaux

324 Brumoy, op.cit., p. 287.

325 La Fontaine l’a d’ailleurs précisé à plusieurs reprises : « ce n'est pas aux Hérons/ Que je

parle; écoutez, humains, un autre conte, / Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons. » (VII, IV). On comprend que les animaux pour lui sont les précepteurs des humains. : « Je me sers d'animaux pour instruire les hommes » écrit-il, « Tout parle dans mon ouvrage, et même les poissons. »

326 Houdar de La Motte, op.cit., « Discours sur la fable », p. 27.

327 Nous pouvons esquisser une typologie des fables d’après la fonction de l’image animale. Les

animaux peuvent être des personnes qui discutent sans être le symbole d’un caractère quelconque : c’est le cas dans Les deux lézards (I, XII), Les trois poissons (VI, XIX), Les poissons et le feu d'artifice (V,

XVI), Les deux chiens (III, XV), Les deux Pigeons (III, IV). Parfois La Motte nous présente une

communauté d’animaux : Les abeilles (V, X) pour rapprocher le royaume des abeilles par exemple du royaume du roi de France. Les singes Matelots (II, VI), Les singes (I, X), Les oiseaux (II, XVII) ; ou des

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permettent d’évoquer des schémas qui existent dans l’univers humain et par conséquent ils rendent le didactisme moins lourd. Les animaux sont de plus, selon La Motte, les acteurs les mieux disposés, les plus aptes à transmettre les sentiments et les passions des êtres humains parce que leurs caractères représentent « l’image de nos penchants les plus libres328 ». Ce sont

les acteurs les plus convenables à la fable car c’est « une espèce voisine de la nôtre » à laquelle il suffit de « prêter la parole pour en faire nos semblables ». Les animaux sont « de bons acteurs de cette sorte d’allégorie », dit- il. Toutes ces raisons montrent l’utilité de l’image animale chez La Motte.

Le principal problème naturaliste, on le voit, c’est la parole animale, qui n’est pas réductible à la question du langage animal. La Motte fait parler les animaux en bon français, conformément aux exigences de la fable d’instruire les hommes. Les animaux ne sont que des figures mises au service d’un projet éducatif et d’un enseignement moral329. La Motte

approche l’animal de l’homme, en affirmant que la seule différence marquante qui pourrait le distinguer de l’homme est la parole qu’il ne possède pas. La spécificité des acteurs animaux c’est que leurs propriétés générales sont stéréotypées et presque connues de tout le monde. Au moyen des acteurs animaux, à un deuxième niveau de lecture, le lecteur peut souvent connaître intuitivement tel ou tel comportement. Le seul fait de prononcer le nom d’un animal en particulier suffit à faire surgir l’idée d’un caractère. Il est aisé aux fabulistes de chercher leurs acteurs parmi les animaux pour bien présenter leur symbole. Par exemple, il n’y a pas besoin d’être très cultivé pour imaginer le rapport qu’il peut y avoir entre le chat et la souris (IV, 8), ou celui entre le loup et l’agneau. Nous savons bien que le renard représente la ruse, que le chien représente la fidélité par exemple. Les animaux sont de simples représentations d’un type de comportement ou d’un trait de caractère.

Cette ressemblance et ce voisinage rendent le discours que le fabuliste leur prête assez crédible et même « vrai » : « quand les actions des animaux font bien vrais, les sentiments et les discours qu’on leur prête, nous le paraissent aussi ». La fable nous paraît comme un alliage de comportement animal très proche de celui de l’homme, avec les sentiments et la parole de

Ou un animal et ses enfants : La chatte et ses petits (VI, X). Dans cette fable par exemple et pour la moralité, La Motte ne peut pas choisir un animal connu pour sa cruauté maternelle comme le kangourou.

328 Houdar de La Motte, op.cit., « Discours sur la fable », p. 28.

329 C’est du moins ce que prétend La Fontaine, qui n’oublie pas de préciser dans la préface du

premier recueil, pourquoi il utilise les animaux dans la fable. Préface de La Fontaine : « Les propriétés

des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête : de ces pièces si différentes il composa notre espèce; il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint ».

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l’homme. Cette ressemblance de comportement fait des animaux des « acteurs propres » à jouer « les mœurs des hommes ». Le comportement est considéré ainsi en tant que l’écho des mœurs.

Ces traits de caractère ne sont pas des inventions pour La Motte. Les animaux que le fabuliste fait parler possèdent clairement les qualités et les défauts des humains, La Motte en est convaincu : « il nous semble presque qu'on n'a fait que traduire leur langue, et qu'il ne nous manque que de l'entendre pour vérifier tous les jours ce qu'on leur fait dire ». Par la suite, c’est aux hommes d’en tirer des leçons. Par l’utilisation des acteurs animaux, le fabuliste peut représenter des exemples et des actions absolument ordinaires dans la vie commune des hommes d’une manière remarquable et piquante. La fable met en scène le monde des bêtes, traite avant tout de l’homme et de ce qui rend possible la vie en société330. Dans la partie

principale du récit, les animaux sont doués de parole et possèdent des caractères moraux, en plus de qualités ou de défauts humains pour donner de bonnes leçons, tout en amusant le lecteur. Et finalement avec des animaux, le lecteur sent moins le pédagogisme et accepte d’autant mieux la leçon parce qu’il ne se sent pas visé directement331. Nous comprenons

finalement que les animaux apprennent à l’homme à s’autocorriger indirectement, c’est ce que confirme Vissac :

La fable a bien compris — et c'est là son mérite et son prestige — qu'il ne fallait pas attaquer de face les travers des hommes et qu'une ingénieuse fausseté est quelquefois plus habile à les instruire qu’une vérité commune dans toute sa nudité offensante. En nous citant au tribunal des animaux, en nous les donnant en quelques circonstances pour précepteurs, elle évite les froissements maladroits, elle dissimule l'épine sous la fleur, elle nous améliore doucement332..

La Motte se distingue toutefois de ce cette tradition des caractères stéréotypés des animaux en recourant à des animaux moins courants, auxquels il est plus difficile de voir un caractère humain : la taupe, l’écrevisse, le chameau, l’éléphant, la baleine.

Pour finir de parler de cette ressemblance, citons la jolie formule du Père Mourgues qui rappelle que la ressemblance entre les animaux et les hommes se fait sur fond de distance proche, une distance ontologique mais une proximité morale :

330 Dans sa Poétique française, Marmontel dit : « On a fait consister l'artifice de la Fable à citer les

hommes au tribunal des animaux. C’est comme si on prétendait en général que la Comédie citât les spectateurs au tribunal de ses personnages; les hypocrites au tribunal de Tartufe, les avares au tribunal d'Harpagon. Dans l’Apologue, les animaux font quelquefois les précepteurs des hommes, La Fontaine l'a dit ; mais ce n'est que dans le cas où ils sont représentés meilleurs et plus sages que nous ». Marmontel, Jean François, Poétique Française, t, 2, Paris Lesclapart, 1763, p. 333-334.

331 La Fable a un rapport étroit avec la comédie : on châtie les mœurs en riant et le lecteur se

corrige en riant des vices des personnages inférieurs ou des animaux.

332 M. de Vissac, Allégories et Symboles. Enigmes, Oracles, Fables, Apologues, Paraboles, Devises, Hiéroglyphes, Talismans, Chiffres, Monogrammes, Emblèmes, Armoiries, Paris, chez Aubry, 1872, p. 103.

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Les bêtes sont en effet un petit monde assez semblable au nôtre ; et cette ressemblance est si naturelle, que nous sommes ravis de nous retrouver dans un miroir si expressif333.

En suivant une tradition déjà bien établie, La Motte aime jouer au naturaliste, non pas pour critiquer les fables de La Fontaine, mais pour critiquer des pratiques religieuses ou des croyances de son époque. Aussi les animaux sont pour lui un prétexte pour philosopher sur l’homme et sur la création, mais surtout pour valoriser la raison humaine : les hommes qui ne raisonnent pas et qui ne pensent pas ne sont pas différents des animaux.

II-La diversité des acteurs de la fable.

Même si les animaux connus par les gens de l’époque d’Ésope étaient les seuls acteurs de la fable, ce n’est plus le cas chez son grand imitateur. Les acteurs dans les fables de La Fontaine ne sont pas seulement des animaux, car le « Bonhomme » a ajouté des objets (pot de terre et pot de fer), des Dieux comme Jupiter et des humains. En cela il s’écarte de Socrate qui envisage uniquement l’utilisation des animaux ; à ce propos, il écrit :

On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et pour ainsi dire la seule. Je n’ai donc pas cru que ce fut crime de passer par–dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans faire tort334.

Il ajoute des acteurs dans ses fables :

J’ai fait parler le loup et répondre l’agneau J’ai passé plus avant : les arbres et les plantes Sont devenus chez moi créatures parlantes335

Ainsi c’est un signe de modernité de La Fontaine, qui s’écarte dans sa pratique des règles classiques. Ce n’est plus une question de ressemblance entre l’homme et l’animal ; l’homme devient l’image de la nature. La vie morale de l’homme est dans la nature336.

Les fabulistes du XVIIIe siècle, selon l’expression de J.-N. Pascal, constituent

une« ménagerie » qui

333 Brumoy, Traité de la poésie française, du Père MOURGUES, Op.cit., p. 287. Au milieu du

XVIIIe siècle, l’abbé de La Porte va reprendre cette explication à la lettre dans Ecole de littérature, tirée de nos meilleurs écrivains, Tome premier [-second]. Nouvelle édition, revue corrigée et augmentée, chez

Babuty, 1767, p. 294.

334 René Radouant, op.cit., Préface, p. 11. 335 La Fontaine, (II, 1), v. 10-12.

336 Mourgues trouve que le fait que les animaux sont des êtres vivants est à l’origine de leur

choix ; mais les plantes aussi sont des êtres vivants c’est pourquoi l’auteur trouve qu’il est possible d’utiliser les fleurs, les plantes : « Tout ce qui a quelque sorte de vie peut encore être mis au même rang que les animaux, du moins dans un rang peu inférieur. Ainsi les plantes, les fleurs peuvent paraître sur le Théâtre de la fable ». Dans Traité de la poésie française, Op.Cit., P. 287.

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Héberge évidemment, sans exception notable, toutes les bêtes sauvages (habitants des airs et des ondes compris : c’est aussi une volière et un aquarium) et tous les animaux domestiques déjà traditionnellement mis en scène par le genre, en accueille un certain nombre d’autres jusque-là négligés ou récemment acclimatés, en fait un usage généralement conforme au stéréotype mais en pratiquant parfois le contre-pied paradoxal et subjectif ou l’hyperbole corrosive, à des fins extrêmement diverses337.

Pour affirmer sa modernité, La Motte continue le travail de La Fontaine et élargit le champ de ressemblance entre l’homme et la nature. L’homme comme la nature, par son esprit et son imagination, est capable d’une diversité de production. Comme on l’a déjà mentionné, La Motte ne se contente pas de représenter une ménagerie dans ses fables. Il milite pour l’introduction de nouveaux personnels, pour admettre « tous les êtres » au service de l’allégorie de la fable. Il nous représente l’univers, il nous fait nous déplacer et voyager à travers le temps et l’espace. Le prologue de la fable « Les deux songes » est une autre preuve que les livres des Fables Nouvelles représentent l’univers : chaque fable représente une scène dans cet univers. Dans le prologue de la fable Les Deux Songes ( I, 5), La Motte fait appelle à la variété :

Changeons d’objet ; changeons de lieux ; Promène-moi dans mes ouvrages,

De la Terre aux Enfers, et des Enfers aux cieux Faire juger Minos, faire parler les morts.

Aujourd’hui dans le Nord et demain dans l’Afrique338.

C’est une invitation à l'innovation, au changement pour ouvrir de nouvelles voies qui peuvent être utiles au didactisme dans la fable. La Motte prétend parler de tout ce qui existe dans l'univers, de ce qui est concret et de ce qui est abstrait. La fable doit être féconde en images. Dans les Fables Nouvelles Nous ne sommes pas seulement dans la forêt, nous sommes parfois dans l’océan lors d’une chasse à la baleine dana la fable comme dans la fable « La Baleine et L’Américain » (V, 9) ; nous sommes en Afrique pour la chasse des éléphants dans la fable « Le Chasseur et Les Eléphants » (V, 18) ; dans des marais où vivent les grenouilles dans la fable « Les Grenouilles et Les Enfants » ( III,5), dans le désert où se trouvent des chameaux dans la fable « Le Chameau » (IV,14). Nous sommes partout, dans les fables de La Motte.

Ainsi cette diversité des scènes sert à montrer que l’intérêt de la fable ne réside pas dans les acteurs, qui ne sont qu’un moyen pour former l’allégorie.

337PASCAL Jean- Noël, « La ménagerie des fabulistes des Lumières », dans L’animal des Lumières

(Jacques Berchtold et Jean-Luc Guichet, éd.), Dix-huitième siècle, n° 42-2010, p. 161-180.

338Dans la fable « Le Cheval et Le Lion » (IV,17) nous avons un cheval qui voyage de Norvège

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Le principal problème chez La Motte est l’utilisation de personnages non animés ; les fables qui les représentent paraissent plus artificielles que les fables dont les acteurs sont des êtres vivants, car elles sont moins en rapport avec la dimension naturelle et habituelle que les animaux donnent à la narration conflictuelle de la fable. Nous allons nous intéresser aux nouveaux acteurs que La Motte prétend introduire dans la fable.

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