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b-Le naturalisme est un empiètement menaçant de l’enquête scientifique sur la tradition

Une confusion se produit lorsqu’un fabuliste moderne comme La Motte cherche à mettre en scène l’histoire naturelle ainsi que l’histoire morale, en donnant aux animaux un caractère aussi proche que possible de leur véritable caractère selon les naturalistes et les spécialistes des animaux. A ce moment-là, le fabuliste leur donne un aspect trop scientifique qui est en contradiction avec la tradition qui préfère des stéréotypes à une exactitude scientifique ou à un réalisme.

Le Naturalisme est une contrainte qui diminue la liberté des fabulistes, sans leur donner plus d’inspiration comme la contrainte des vers rimés. Donc le caractère scientifique et rationaliste de la fable pédagogique à la manière de La Motte et de ses successeurs au début du XVIIIe siècle constitue davantage un appauvrissement pour l’objectif principal qu’avait

défini La Motte qu’un enrichissement. Nous pouvons dire dire que c’est un des points qui rendent la fable chez La Fontaine plus intéressante que chez La Motte. La Fontaine n’a pas cherché à représenter les animaux d’une manière scientifique (le corbeau ne mange pas de fromage et la cigale ne chante pas !). Il joue avec les animaux, auxquels il donne beaucoup de vie, mais il les laisse être comme des marionnettes. Ce qui lui importe, c'est de donner de la vivacité et la plus grande variété possible à son univers. Ainsi les acteurs ne se comportent pas en tant que personnages réels ; ce sont des personnages fictifs. Il imagine ce qu’il veut puis l’attribue à son acteur. Certes, l’animal n’est pas présenté de la même façon qu’il existe dans la nature. La Fontaine ne se soucie pas de savoir si la fourmi est une vraie fourmi, ou si la cigale est une vraie cigale. Les emblèmes qu’elles représentent permettent une instruction allégorique que tout le monde comprend. Si l’on veut être un spécialiste des insectes, d’autres

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livres pourront être plus transparents que des recueils de fable aux intérêts multiples et contradictoires. Respecter la nature des acteurs est un appauvrissement du message allégorique au profit d’un autre message direct, scientifique et littéral.

Finalement nous pouvons dire que le naturalisme est un appauvrissement car c’est une mauvaise contrainte et une fausse convention. Faire de la fable une convention dans laquelle les personnages animaux doivent perdre leur caractère fictif et symbolique et jouent leurs propres rôles naturels de véritables animaux est une contrainte qui diminue la fascinante proximité entre les animaux des fables et les hommes. C’est un appauvrissement esthétique qui enlève à la fable son goût de variété et la rend plate et fade. Ce qui donne du plaisir et rend la fable intéressante, c’est bien la fiction animalière. Ainsi enlever cette fiction fait perdre à la fable son charme merveilleux et en même temps, cela dénature la fable et son aspect fictif ; car la fable, par l’horizon d’attente de son genre, suppose d’inventer des fictions animalières où les personnages sont intéressants parce qu’ils sont des emblèmes. Mais, si dans un souci d’exactitude, ils ne reflètent plus qu’une vérité scientifique, leur effet poétique diminue.

Respecter la nature des animaux devient un obstacle à un des premiers principes de la littérature qui est de plaire pour instruire. Cette délicatesse restreint la liberté allégorique qui permet de constituer le discours moral. Le naturalisme est un appauvrissement pour l’efficacité de l’allégorie. Cette rigueur naturaliste n’est qu’une tendance à essayer de se rapprocher de la réalité du monde animal et aussi une tendance à utiliser un petit nombre d’animaux rares et que les gens ne connaissent pas, par exemple le chameau, le dromadaire, l’éléphant, le perroquet, les singes, la baleine.

Ce qui est vraiment intéressant pour le fonctionnement de l’allégorie c’est qu’elle soit démonstrative. La recherche des caractères vrais des animaux diminue la force de l’allégorie et nous détourne du vrai message de la fable.

Nous ne pouvons pas dire que ce souci d’exactitude soit inutile, il est en soi très intéressant, mais il est déplacé. Le travail du fabuliste doit se soucier avant tout de l’établissement d’une communication amusée et confiante en vue d’une transmission morale, non pas d’une leçon de biologie qui dénature la fable, qui lui enlève son caractère de fiction378.

Nous pensons aussi au fait qu’il est plus important de présenter de la variété au sein des personnages de la fable. Au lieu d’avoir une individualisation du personnel de la fable comme

378 Plus tard nous allons voir une des fables de Florian où il suit La Fontaine et non pas La

Motte comme la fable de « Le Lapin et La Sarcelle » (IV, 2) qui ne suit pas le naturalisme car elle parle de l’amitié qui est le but de la fable, mais, dans une autre fable, quand il parle de l’amour maternel, il choisit un animal qui représente bien, cette image (la sarigue, un marsupial) Voir « La mère, l'enfant et les sarigues » (II,1) .

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chez La Fontaine, chez La Motte, il y a une espèce de mécanisation : les animaux agissent du fait de leur appartenance à une espèce et perdent leur ressemblance avec l’homme. L’animal chez La Fontaine permet d’esquisser une psychologie tandis que chez La Motte, la plupart du temps, il fait retomber dans des stéréotypes.

Finalement le naturalisme est une règle facultative et la rigueur de La Motte semble apparente. La Motte n’est pas encore trop prisonnier de la mode naturaliste. Elle n’est qu’une des dimensions de son souci d’exactitude, un des moyens d’être le plus exact possible ; mais dans la réalité, il lui arrive d’en jouer très librement. Dans une visée didactique, une image symbolique peut paraître plus efficace qu’une image juste scientifiquement. Mais cette référence à une image symbolique ne la rend pas pour autant réelle. Finalement, ce qui compte dans le fonctionnement de l’allégorie, c’est qu’elle soit démonstrative. La valeur des histoires et des descriptions d’animaux dépend plus de leur capacité d’enseigner une vérité morale que de leur véracité.

L’exigence de naturalisme comme seul critère pour la justesse de la fable pourrait constituer le point faible de La Motte. Il est forcé d’adapter la justesse de l’image en fonction de la leçon morale, et non pas du naturalisme, qui n’est pas obligatoirement efficace pour le fonctionnement de l’allégorie. Ce qui est intéressant dans une fable selon La Motte c’est le fonctionnement de l’allégorie qui permet de transmettre un message moral. Donc il y a un certain déséquilibre entre le naturalisme et la définition de la fable qui est une instruction morale.

La Motte se trouve obligé de sacrifier les caractères naturels au service de l’enseignement moral. L’idée du naturalisme et de la justesse de l’image existe peut-être seulement dans les fables polémiques : La Motte y sacrifie la justesse de l’image pour les raisons suivantes :

1- Quand il veut polémiquer

Dans « Le Pélican et l’araignée » (I, 2), il met en parallèle deux images, une juste et prouvée scientifiquement et l’autre fabuleuse.

Dans cette fable, l’auteur réemploie une image qui relève d’une vérité allégorique légendaire379 : le pélican qui sacrifie sa vie pour sauver ses enfants, à laquelle il ajoute une

autre image, qui représente une vérité scientifique : une araignée qui mange ses enfants. Deux

379 Jean-Pierre Camus, évêque de Belley écrit que le pélican s’ouvre le ventre pour ressusciter ses

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images incompatibles sont juxtaposées dans cette fable380 : l’une issue de la tradition et l’autre

conforme au progrès de la science. Cette proximité des deux images révèle l’intention de La Motte qui utilise le naturalisme autant pour satisfaire sa curiosité intellectuelle que pour enseigner une leçon. Nous avons vu que La Motte s’oppose à une lecture littérale et naïve de ce qu’il considère à l’inverse comme une allégorie381. Le comportement du pélican a été

accepté comme vérité, c’est une idée, une opinion toute faite, le clergé de la campagne l’a acceptée sans réflexion et l’a répétée sans l’avoir soumise à un examen critique. Or cette manière d’agir n’est pas acceptable pour La Motte. Ainsi un grand nombre de stéréotypes au sujet des acteurs de la fable s’expliquent en réalité par des croyances populaires réelles.

L’opposition entre les mœurs de l’araignée et du pélican nous aide à construire une leçon morale par comparaison : le lecteur va probablement choisir de se comporter comme le pélican, qui est une image fausse scientifiquement, plutôt que comme l’araignée qui est une image réelle et scientifique. La vision morale du pélican offrant son sang à ses petits (image évidente du Sauveur), par exemple, est plus morale que la réalité de l’araignée.

Cette fable montre la richesse de significations symboliques des animaux fantastiques, ce qui est acceptable rationnellement d’après le principe qu’il ne faut pas prendre une image pour une vérité. L’essentiel est que ce qui n’est pas forcément une vérité d’expérience ou une vérité de science puisse fonctionner comme une image quand le fabuliste la représente.

L’important c’est que l’image conduise les gens à adopter une conduite conforme à ce que le fabuliste attend de la moralité, dans la mesure où il veut que les gens agissent comme le pélican, même si le comportement du pélican est une image scientifiquement douteuse. Une image vaut par sa rigueur par rapport à la vérité scientifique, mais vaut aussi par son efficacité dans la stratégie de transformation du lecteur exigée par la fable.

L’emblème que la tradition a fait de l’animal parfois n’a rien à voir avec sa nature véritable ; en revanche, il manifeste des préoccupations humaines. Les stéréotypes sont devenus des réalités. Le naturalisme c’est le respect de l’exactitude des figures animales qui ne sont pas les mêmes que les figures de la tradition.

380 Unité de l’image : l’unité de l’image n’est pas liée au nombre des acteurs ou a u nombre des

événements, elle est liée à la seule fin morale. Cette morale est simplement qu’il est impossible d’être araignée et pélican en même temps, donc l’image est une.

381 Nous pensons en particulier à la lecture des livres saints. C’est une question d’actualité que la

194 2- Pour donner un exemple de message politique

Dans la fable « Les Abeilles » (IV, 10), La Motte ne cherche pas à montrer l’exactitude naturelle ou scientifique, parce que cette fable s’oppose au naturalisme. Peut-être que dans ce genre de fable, La Motte cherche à démontrer tout autre chose que le naturalisme. Dans cette fable, il est clair qu’il s’agit d’une critique de la Cour. L’essentiel de cette fable c’est le message que La Motte adresse au roi. La Motte cède l’exactitude naturaliste au profit d’un message politique.

3- Pour donner un exemple d’un message littéraire :

Même dans la fable de « L’Ecrevisse Philosophe » (VI, 11), La Motte ne suit pas la nature au pied de la lettre. Naturellement l’écrevisse marche de travers, mais La Motte veut la faire marcher en avant pour adresser un message littéraire.

Cela prouve que La Motte choisit de respecter l’exactitude de l’image selon le message qu’il a à faire passer. Il plie la fable à un message au détriment de l’exactitude naturaliste de l’image. La moralité de l’écrevisse philosophe, par exemple, ne tient pas à l’action de l’animal, car ce qui doit triompher, c’est la marche traditionnelle et naturelle de l’écrevisse et non pas la nouvelle marche qui s’oppose à la nature. Ainsi la moralité doit être le contraire de ce que prétend La Motte. La moralité doit exprimer que le rationalisme n’est pas toujours bon :

Pour les vieilles erreurs point de respect bizarre ; Examinons aussi la nouveauté.

Par les deux excès on s’égare ;

Mais la raison va droit ; marchons de son côté.

Quand nous trouvons des images d’acteurs qui ne sont pas conformes à la nature, La Motte nous avertit que les animaux dans la fable ne ressemblent pas parfaitement aux animaux de la nature. Il nous demande de ne pas le juger pour les détails. Pour le dire autrement, quand il choisit un animal et son petit, il veut qu’on insiste sur la relation mère-fils ou fille, et non pas sur l’espèce animale retenue. Quand la fable représente un roi des animaux et son peuple, il faut penser à la relation entre un roi et son peuple, non pas à la nature du roi. La valeur de la ressemblance est de mettre en adéquation le comportement moral des animaux dans la fiction de la fable avec le comportement moral des hommes dans la réalité. C’est pourquoi La Motte essaye de faire comprendre l’image de la mère écrevisse et de sa fille dans la fable de l’écrevisse. Dans cette fable, la mère écrevisse reproche à sa fille de ne pas marcher droit, ainsi la fille lui répond de marcher elle-même droit pour qu’elle puisse l’imiter. Il est fort probable que le lecteur juge cette fable en disant qu’elle représente une mauvaise comparaison, parce que l’écrevisse ne peut marcher que de travers et non pas droit et qu’aller

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tout droit serait contre sa nature, alors qu’un animal ne peut pas aller contre sa nature. C’est pourquoi La Motte nous dit « on ne pressait point ainsi la comparaison, et l’on se contentait du premier aspect de ressemblance qui se trouve entre les deux mères382».

La Motte veut insister sur l’idée que les animaux sont utilisés pour représenter l’homme, ainsi il faut prendre en considération le comportement moral de l’humain avant celui de l’animal. C'est-à-dire que le fabuliste a le droit de changer un peu la nature de l’animal si cela peut servir à mieux représenter un comportement humain. Par conséquent, ce qu’un lecteur doit juger, c’est la ressemblance entre l’animal et l’homme et non pas la différence. La fable est un rapprochement entre les deux espèces et « on n’a pas le droit de nous reprocher la comparaison, pourvu que nous ne la donnions que du côté qui ressemble383».

La Motte a commis donc des erreurs scientifiques. Mais cela ne le gênait pas. Ce qui l’intéressait c’était de se rendre compte qu’il ne faut pas observer les animaux pour leurs formes mais pour leurs caractères. Dans la fable, il s’agit d’éthique des animaux, d’une étude des mœurs. La Motte avec son naturalisme critique deux choses ; tout d’abord, il critique le mauvais usage de l’allégorie comme dans le cas du pélican et de l’araignée, puis il donne aux animaux leur vrai caractère.

Nous allons présenter une fable où La Motte a réussi à réunir toutes ses ambitions, l’ensemble des contraintes qu’il s’est imposées. Il s’agit de « Le Caméléon » (II,9). Cette fable est à la fois conforme à la réalité naturelle, elle transmet une leçon morale ainsi qu’un message littéraire et philosophique.

L’animal singulier ! disait l'un ; de ma vie Je n’ai vu son pareil ; sa tête de poisson, Son petit corps lézard, avec sa longue queue,

Ses quatre pattes à trois doigts, Son pas tardif, à faire une toise par mois.

Le caméléon est une fable polémique où le naturalisme tient bien sa place car l’animal change de couleur exactement comme dans la réalité.

Il n’y a d’essence que dans la vérité de l’apparence

Par-dessus tout, sa couleur bleue.. Halte-là, dit l’autre ; il est vert ; De mes deux yeux je l'ai vu tout à l’aise. Il était au soleil, et le gosier ouvert,

Il prenait son repas d’air pur... ne vous déplaise, Reprit l’autre, il est bleu ; je l’ai vu mieux que vous, Quoique ce fût à l’ombre : il est vert ; bleu, vous dis je :

382 C’est le paradoxe de La Motte qui critique à La Fontaine la justesse de l’image et de faire de

l’agneau l’ami de renard. Mais on peut dire que ce n’est pas un paradoxe car pour La Motte ce qu’on doit juger, ce sont les relations et le comportement.

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Soyez d'accord, il n’est ni l’un ni l’autre, Dit le grave arbitre ; il est noir. A la chandelle, hier au soir, Je l’examinai bien ; je l’ai pris, il est nôtre,

Et je le tiens encor dans mon mouchoir. Non, disent nos mutins, non je puis vous répondre Qu’il est vert ; qu’il est bleu ; j’y donnerais mon sang. Noir, insiste le juge ; alors pour les confondre, Il ouvre le mouchoir, et l’animal sort blanc.

C’est aussi un message littéraire qui évoque la question de la réception. Cette fable représente la valeur du regard de lecteur, plus que la nature du caméléon. L’animal change de couleur en fonction du contexte. Mais chacun veut que l’animal ait une couleur.

La leçon de cette fable indique :

Dites vos jugements ; mais ne soyez pas fous Jusqu’à vouloir y soumettre les autres.

Tout est caméléon pour vous.

Il faut se méfier de la réalité qui peut se manifester de plusieurs points de vue : la réalité du Caméléon peut être sa couleur ou sa forme

Pour finir notre chapitre sur le naturalisme, nous citerons une remarque de J.-N. Pascal. Au plan de la poétique de l’apologue, voici quelles sont les conséquences du naturalisme dans les fables de La Motte : « il ne s’agit pas de remettre en cause la nécessité que la fable soit appuyée sur l’observation du réel, mais de postuler que des progrès se sont accomplis dans ce domaine, qui conduisent à revoir les fictions incorrectes des anciens384.

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