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extension à la querelle d’Homère

I- Les prologues

Développant un discours général sur les idées modernes pour lesquelles La Motte se bat dans ses débats littéraires, les prologues nous semblent comme une mise en application de ses discours. Les idées qu’il y traite peuvent se résumer en la nécessité d’avoir un esprit audacieux, le désir de la nouveauté, la confiance dans le progrès, l’utilité de l’esprit critique, le refus de l’imitation, l’importance de la liberté d’inventer ses propres normes, un certain individualisme, l’utilité de la littérature et l’engagement de l’écrivain.

Dans la plupart de ces Prologues nous trouvons que d’un côté, notre fabuliste moderne refuse de penser la production littéraire sous l’angle de la mimesis. La Motte ne critique pas la part d’imitation dans la production littéraire ou artistique qui est inévitable à son époque, mais

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il critique les conceptions qui veulent que l’imitation soit la règle de ces productions. L’idée que l’activité de l’esprit soit soumise à des contraintes extérieures est bien réfutée par La Motte qui n’hésite pas à réclamer l’idée d’une liberté de la création par l’esprit. Ainsi, si La Motte critique l'opinion selon laquelle la littérature aurait pour fin l'imitation des Anciens, ce n'est point parce qu'il n'accorde aucune valeur à l'imitation. D’un autre côté, il estime que cette tradition dénie à l’écrivain toute spécificité. Il ne fait que reproduire ce que font les autres. Or pour La Motte tout homme est différent des autres, et cette différence repose sur la différence d’esprit. Ce dernier constitue la particularité de chaque individu. La littérature doit être le produit de l’esprit et chaque écrivain a des points forts dans lesquels il excelle. La Motte a une conception particulière de l’esprit, comme conscience de soi. Selon lui, l’homme qui sait utiliser son esprit pense, a une conscience, peut s’améliorer, progresser et créer une nouveauté authentique. De cette façon La Motte définit l’écrivain comme esprit.

1-L’imitation

La Motte expose sa théorie moderne des règles d’écriture dans une série de prologues. Tout d’abord La Motte affirme sa position de moderne, qui valorise l’esprit critique, en dénonçant l’attitude des défenseurs des Anciens qui admirent les œuvres antiques par habitude et par complaisance. Ainsi le parti des Anciens dans cette querelle représente le parti des préjugés et de l’erreur. Le prologue qui précède la fable « Le Berger et les Échos » (V, 15) constitue une condamnation du fait d’être le singe d’autrui et une invitation à compter sur sa raison et non pas sur la production des autres. La Motte s’emporte contre ceux qu’il appelle les reviseurs, qui n’additionnent que des échos aux propos des autres. L’imitation traduit la faiblesse, l’incapacité de penser : « Mais nous disons beaucoup et nous ne pensons guères. » Imiter, c’est répéter : « Nous répétons de bouche ou par écrit, / Ce que d’autres ont dit et souvent après d’autres. » Les imitateurs ne sont que des conformistes qui sacralisent les opinions des autres. C’est par préjugé que les partisans des Anciens ne cherchent qu’à fabriquer et appliquer des règles, alors qu’ils ne sont pas « les propriétaires de leurs décisions ». L’imitation repose sur l’opinion, sur ce que tout le monde connait déjà. Ainsi la production vient de la « pure mémoire érigée en esprit ».

La règle des imitateurs est simple : « Un seul homme a jugé : bientôt mille jaseurs/Adoptent son avis comme loi souveraine ». Or pour La Motte, l’avis de la majorité n’est pas nécessairement vrai ni préférable. La doctrine moderne de La Motte est qu’il faut plutôt tenter d’apporter un regard personnel. Comme critère philosophique et littéraire, La

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Motte conseille la raison : « Pour garants de la vérité, / Comptons les raisons, non les hommes. »

La vérité peut naître d’un raisonnement et non pas de l’autorité d’autrui. L’idée de La Motte est d’améliorer son propre esprit car se laisser aller avec la majorité ne signifie pas suivre la vérité : « C’est trop s’abandonner à la pluralité, / Race imbécile que nous sommes, / Ce n’est pas là que gît la vraie autorité58». La fable qui suit ce prologue est une excellente

démonstration de la pensée de La Motte. Ainsi les partisans des Anciens sont imparfaits car ils sont incapables d’exprimer clairement et librement leurs idées. Ils ne formulent que des échos mécaniques.

Les partisans des Anciens qui croient à la supériorité de leurs guides font de l’imitation une règle absolue. Cela repose sur l’idée que la littérature a atteint son point de perfection avec un nombre déterminé de grandes œuvres, à un moment de l’histoire. Nous avons exposé cette question dans le discours.

2-La créativité

Dans le prologue qui annonce la fable de « L’Opinion » (IV, 3), La Motte donne une solution pour se débarrasser des règles imposées par le parti des Anciens. Le thème principal de ce prologue c’est que la caractéristique principale de la modernité est d’avoir la hardiesse d’avancer sans avoir de règles sur lesquelles s’appuyer.

Au début de ce prologue La Motte souligne la psychologie du moderne qui souffre du fardeau des contraintes et des règles :

J’implore ton secours, invention divine, Je ne puis travailler sur d’antiques tableaux :

Si je ne crée et si je n’imagine, Je jette de dépit et couleurs et pinceaux. Les fictions d’autrui n’excitent point ma veine ; Si le fonds n’est à moi j’y bâtis avec peine.

Je craindrais toujours que le dol Ne m’en dépossédât sous ombre de justice

Et qu’un jour le maître du sol Ne revendiquât l’édifice.

Ne brodons point enfin le canevas d’autrui. Jadis on inventait ; inventons aujourd’hui.

Pour La Motte ce qui caractérise l’homme, c’est la possibilité d’exercer ses facultés. À l’inverse, l’imitation des Anciens, d’une manière scolaire et servile, est une façon de renoncer à la liberté intellectuelle que nos facultés nous donnent. Si l’être humain est capable de penser par lui-même, il faut essayer de penser plutôt que de tenter de reproduire indéfiniment ce que

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les autres ont déjà fait. La Motte parle au nom des idiosyncrasies individuelles, des goûts purement subjectifs.

Un écrivain doit bien choisir son sujet. La littérature peut prendre pour sujet les thèmes les plus ordinaires et les plus élevés, des réflexions sur la vie quotidienne ou l’expression de la vie de l’esprit, d’un individu ou d’un peuple. La Motte ne fait pas une théorie générale de la production littéraire sans tenir compte des œuvres. Il veut comprendre le sens de l’histoire de la littérature comme l’histoire d’un progrès continuel. C’est ce qui explique sa classification des genres littéraires. La Motte nous montre à l’inverse comment l’attitude traditionnelle considère que la littérature est une sorte de tout déterminé, qu’elle a atteint sa perfection et qu’en conséquence il n’y a pas d’autres saluts que de les reproduire et les répéter :

Nos pères l’ont bien fait ; ne pourrions-nous-le faire ? Non, me dit-on, les temps en sont passés.

Il fallait naître aux jours ou d’Ésope ou d’Homère, Mais vous venez trop tard. Imitez : c’est assez.

L’injonction à imiter serait le propre d’un temps de décadence. Nous sommes au cœur du problème : les partisans des Anciens jugent qu’il n‘est pas possible de faire de bonnes œuvres sans l’imitation des Anciens. Pour faire des chefs d’œuvres, fallait-il naître dans l’Antiquité ?

Je n’en suis point d’avis. Il semble à ce langage Que le monde soit décrépit,

Qu’il ait tout vu, qu’il ait tout dit :

Il s’en faut bien ; il n’est qu’à la fleur de son âge ; Et c’est trop dire, il n’a que cinq ou six mille ans59.

Or, auprès des millions d’années Que vraisemblablement portent ses destinées, Il ne fait que de naître ; et nous sommes enfants.

Il y paraît, toujours timides,

Nous n’osons avancer, si nous n’avons des guides. Nous demandons à chaque pas,

A-t-on été par-là ? Non ; n’y marchons donc pas. Voilà bien le discours d’enfants tels que nous sommes.

La Motte n’est point d’accord avec l’avis des conservateurs : il ne fallait pas naître au temps d’Ésope ou d’Homère pour faire des chefs d’œuvres. Il pense au contraire, que le monde est encore dans l’enfance. Il postule qu’il y a un avenir et un progrès possible. Ce prologue nous dit qu’effectivement il peut naître de nouveaux Ésope et de nouveaux Homère.

La Motte invente une sorte d’archi-lecteur ou d’archi écrivain. Une espèce de prototype de ce que devrait être un écrivain moderne :

59 Rappelons nous que la chronologie chrétienne de l’histoire ne commence qu’avec le déluge,

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Si nous trouvons des critiques sauvages, Allons toujours, et laissons-les crier. À l’honneur d’inventer Apollon nous convie ; Et nous sommes, malgré l’envie, Créateurs de notre métier. En vertu de ce privilège

Voici donc de nouveaux acteurs, Dame ignorance et son cortège, Paresse, orgueil : écoutons ces docteurs. Ils font déjà gronder tout le peuple critique Contre un conte métaphysique.

La Motte s’écarte de cette tradition et s’en démarque car il veut poser un autre problème. La littérature pour lui vise autre chose que l’imitation ; il cherche la nouveauté. Et l’imitation des Anciens ne peut pas être le but de la littérature mais éventuellement un des moyens de la production littéraire. La conception traditionnelle de l’imitation des Anciens ne permet pas d’expliquer le succès des œuvres qui s’en détachent. Elle ne peut pas expliquer le goût ou la valeur que peuvent avoir des œuvres qui se détachent de cette imitation servile des Anciens. Autrement dit, cette conception traditionnelle ne peut pas expliquer les textes hors normes.

La Motte nous donne l’image d’un navigateur qui part à la découverte de terres nouvelles et inconnues. C’est l’individualisme optimiste qu’annonce La Motte dans les vers suivants :

Nous serons plus hardis, quand nous serons des hommes. Que de terres encor restent à découvrir60 !

Plus la production littéraire est contrôlée, et plus les écrivains sont craintifs. Pourtant, c’est en se risquant à de nouveaux comportements, en osant l’inhabituel, que la littérature progresse. Pour faire avancer nos projets, il nous faut prendre le risque de déplaire aux dogmes, d’être audacieux, inventif, de dépasser les blocages que nous nous mettons à nous- mêmes.

60 Au début de la fable « Le Meunier, Son fils et l’Âne », (III, 1), La Fontaine exprime la même

idée :

L'invention des arts étant un droit d'aînesse, Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce. Mais ce champ ne se peut tellement moissonner Que les derniers venus n'y trouvent à glaner. La Feinte est un pays plein de terres désertes.

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Nous comprenons bien que La Motte réfléchit même au-delà de la situation de l’écrivain, sur la situation de l’homme dans le temps. L’homme n’est pas simplement un héritier ou un reproducteur. Il est l’inventeur et le conquérant d’un monde nouveau. Le monde est ce que l’on en fait à fur et à mesure qu’on avance. C’est l’homme qui contrôle le monde. L’Audace apparaît comme force de l’esprit, elle est le moteur de la transformation de la littérature. Selon La Motte il vaut mieux contrer cette tendance décourageante et faire face à ces perspectives paralysantes proposées par le parti des Anciens chez qui la peur subsiste, car elle est alimentée par le danger de la décadence de la littérature et les menaces de destruction de la République des Lettres.

La Motte conteste le comportement de ceux qui n’essayent pas de sortir de leur cage et qui craignent d’agir sans contrôle, de façon inédite et inacceptable relativement aux normes. Il critique ceux qui ne font que satisfaire les attentes des autres, au lieu d’oser être autre chose, oser faire autre chose. Pour La Motte c’est par l’invention que les auteurs peuvent sauver la littérature de la tyrannie des règles :

La fiction sur tout est un pays immense : On ira loin, pourvu qu’on pense61.

Les chemins manquent-ils ? C’est à nous d’en ouvrir. Imaginons des faits ; créons des personnages.

Pour La Motte, c’est par l’invention que les auteurs peuvent sauver la littérature de la tyrannie des règles. Même si l’idée de La Motte est de faire en sorte que les règles soient utiles à l’invention et non pas qu’elles obligent les auteurs à se soumettre à un phototype. Ce qui est important pour La Motte est cet optimisme de la raison qui s’exerce et qui produira perpétuellement le progrès.

Le prologue qui précède la fable des « Moineaux » (IV, 21) rejoint le précédent dans le sens où La Motte se réclame de la liberté contre la tyrannie des règles et met en évidence la diversité et les enjeux de la production littéraire. Il développe trois axes : le premier concerne les contraintes qui enlèvent les plaisirs, le deuxième le plaisir lui-même et le beau, le troisième les règles.

La Motte recommande l’idée que l’écrivain doit écrire par plaisir et non pas par obligation. La motivation d’écrire doit être le plaisir d’écrire :

Notre cœur veut avoir sa pleine liberté ; L’ombre de contrainte le blesse ; Et c’est un roi jaloux de son autorité,

Jusques à la délicatesse.

Cet objet me plaît ; mais sur tout Ne m’obligez pas de m’y plaire.

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Ordonnez moi ce que je voulais faire ; Vous allez m’en ôter le goût.

Ce qui implique qu’il existe pour tout écrivain un mode d’écriture qui alternerait entre plaisir et obligation. Puisque le choix est possible, La Motte invite à écrire par plaisir. L’écrivain peut, au nom du plaisir seul, fuir le poids des obligations. En plus du plaisir, l’implication personnelle de l’écrivain lui est chère, car il y a une différence entre les écrits professionnels et les écrits personnels. La Motte met l’accent sur l’émotion de l’écrivain, qui perd tout plaisir et goût face à une obligation. Satisfaire les fabricants de règles implique l’insatisfaction personnelle. La Motte fait le lien entre le plaisir et l’absence de contraintes :

Eh ! Pourquoi cette loi m’est-elle rigoureuse En me liant à mon plaisir ?

C’est que je n’y sens plus cette douceur flatteuse, Que je goûtais à le choisir.

En choisissant, je crois du diadème Exercer les droits souverains.

Selon une psychologie des contraintes, La Motte pressent que, quand l’on impose à l’écrivain une manière d’écrire, celui-ci va penser à l’application des règles plus qu’à la beauté de son travail. La Motte se focalise sur le sentiment, contre les obligations. Il se fait l’idée que l’écrivain est comme un audacieux aventurier de l’écriture. Il est d’abord un pédagogue mais aussi quelqu’un qui a foi en l’utilité d’écriture. L’écrivain ne peut pas dire ce qu’il a à dire s’il se laisse imposer une manière de dire qui rende la pensée prisonnière.

Quelque ordre survient-il ? Je ne suis plus le même ; Le sceptre me tombe des mains.

Je songe alors à secouer ma chaîne, Impatient de rentrer dans mes droits : L’objet de mon plaisir le devient de ma peine ;

Ma dépendance est tout ce que j’y vois. Tout beau, me dira-t-on ; réprimez ce langage ; Nos devoirs selon vous sont donc un esclavage ? La loi qui les prescrit nous devrait alarmer.

Ensuite nous voyons que La Motte est avec le bon usage des règles. Pour libérer la pensée il faut se libérer des règles ou plutôt les intérioriser. Donc il faut que celui qui écrit ne s’aperçoive plus que les règles sont là comme une chaîne pour lui. Mais qu’elles soient au contraire une voie d’accès à l’invention et à la beauté :

Non pas ; car elle est pour le sage La beauté même qui l’engage ; Et c’est choisir que de l’aimer.

Ce qui justifie la prise de parole c’est l’objectif de l’écrivain ; mais ce n’est pas une raison pour s’imposer le carcan des règles. Même en littérature l’auteur doit fabriquer ses propres normes. Cet individualisme fait partie des idées défendues par La Motte.

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Dans la fable des « Moineaux » qui suit ce prologue, La Motte parle aussi de la tyrannie des règles sociales, mais nous pouvons sans extrapolation appliquer les leçons de cette fable à la tyrannie des règles esthétiques.

3-L’Innovation

Dans le prologue de « L’Avare et Minos » (I, 19), il s’agit d’une suggestion de plan de rénovation des sujets. La Motte cherche une nouvelle manière pour représenter l’avare, un sujet déjà traité tout au long des siècles.

Le vice étant toujours le même, pour La Motte, il ne faut pas cesser de le critiquer. Mais il est essentiel de tenter de rénover la manière de le critiquer. Les questions éternelles qui concernent la nature humaine doivent constamment faire l’objet des œuvres littéraires. Le vice est opiniâtre. Quand le vice s’acharne à être toujours identique, il faut que la satire s’acharne toujours, de théâtre en théâtre. La Motte justifie la fable comme genre moral, ce qui l’oblige à revenir perpétuellement sur les mêmes travers des hommes. Finalement c’est adapter l’évolution d’un genre littéraire à ce qui est la nature de l’homme. L’homme ne peut pas être corrigé mais les moralistes sont toujours présents pour tenter de le corriger.

Si les Anciens ont traité des vices de l’homme ce n’est pas une raison pour que les nouveaux auteurs cessent de traiter les mêmes questions. Tant que le vice existe il faut le critiquer. Le rôle de l’écrivain moderne est de se remettre sur le métier avec de nouvelles idées, même si c’est pour la même contestation. Que les Anciens aient déjà fait le portrait de l’avare, ce n’est pas une raison pour que Molière ne fasse pas une pièce qui représente l’avare. Les vices sont éternels mais la littérature est la réactualisation constante des thèmes humains. Elle s’adapte à l’évolution des temps. L’avarice est toujours là mais les avares ne sont plus les mêmes personnes. La persistance du même sujet pourrait être un argument pour les partisans des Anciens.

Ce sont les partisans des Anciens qui considèrent que la littérature est close. Ils veulent se contenter du portrait de l’avare que les Anciens ou Molière ont fait. Ils trouvent que la seule chose à faire c’est de copier les anciennes productions, les traduire, les imiter ou les commenter. C’est cela que La Motte conteste, pensant que la littérature doit être vivante et pragmatique.

Pourquoi les moralistes, premièrement les fabulistes s’acharnent-t-ils toujours à critiquer les mêmes vices ? Cela a été déjà fait. Les vices sont les mêmes et les hommes sont incorrigibles. Les avares malgré toutes les fables ou les pièces de théâtre restent avares. Donc cela justifie qu’on les conteste tout le temps et qu’on les critique tout le temps.

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Dans ce prologue La Motte expose la thèse du parti des Anciens. Les grands génies de l’Antiquité comme Homère seraient la source de toute littérature et son Iliade serait une œuvre

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