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b-Le constat anthropologique sur la nature et le monde

B- Les leçons morales chez La Motte.

Nous allons à présent décrire la leçon morale chez La Motte. La moralité chez La Motte ne s’appuie pas seulement sur l’expérience ou sur l’observation de la réalité, mais sur une conviction et une recherche personnelle. C’est une moralité pratique et empirique qui vise à faire avancer une cause. Nous classons les différentes expressions de sa morale en deux ensembles, selon que la morale est formulée de manière négative ou positive. Elle est négative lorsqu’elle décrit les effets d’un vice ou d’un mal, et cette description équivaut à une mise en garde. Pour éviter toute facilité, La Motte ne dit pas que le bien est le vainqueur, mais il nous apprend à nous méfier des dangers et à les affronter raisonnablement.

La formulation de la leçon morale se fait régulièrement par comparaison : La Motte nous met en présence de deux faits et de deux résultats. Mais nous sommes gênés par le regard subjectif de La Motte. En dépit de la discrétion de la présence de l’auteur dans le genre de la fable, c’est bien lui qui décide ce qui est mal et ce qui est bien. À cause de sa méthode de comparaison, qui présente un par un les cas, il néglige l’effet des deux faits l’un sur l’autre : il oublie que le malheur de certains fait le bien d’autres. Il oublie que le mal ou le bien sont relatifs et qu’ils dépendent des situations, comme par exemple dans « Le Pélican et l’Araignée », où il dit à la fin de la fable :

Rois choisissez (nous sommes vos enfants) D’être arachnés312 ou pélicans.

Codrus313 sauva son peuple aux dépens de sa vie

Et Néron314 fit brûler Rome pour son plaisir.

Lequel de l’imiter vous fait naître l’envie ? Hésiter, ce serait choisir.

Chez La Motte nous avons deux types de moralités. Commençons par les moralités qui sont des moralités brèves, épigrammatiques, où le fabuliste se contente de souligner des défauts. Ce sont des remarques morales, où il souligne un défaut. Nous le voyons dans « La Loterie de Jupiter » : « Le plus fou se croit le plus sage. » Ce type de moralité semble le plus

312 Arachné est un calque du grec dont La Fontaine s’est servi, au lieu d’Araignée.

313 Codrus, roi d’Athènes, se fit tuer dans une bataille, parce qu’il avait appris de l’Oracle que son

armée ne vaincrait qu’après sa mort.

314 Néron fit brûler Rome par curiosité, et pour voir de ses propres yeux l’effet de

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éloigné de l’idéal personnel de La Motte et s’approcher davantage de la moralité de la Fontaine et la Bruyère. Elle revient à une simple observation pessimiste sur la réalité.

Même La Motte fait parfois des constats et non pas des leçons : « Ce qu’on défend sous un nom ; / On se le permet sous un autre. » Ici encore, l’on voit un constat, une observation, mais pas une leçon315.

Le deuxième type de moralité est inverse, lorsqu’il développe un raisonnement moralisateur. Ce sont plutôt des préceptes de morale qui indiquent un comportement à suivre : La fable « Deux lézards » formule une leçon : « Petits, les grands périls ne nous regardent pas ». C’est un conseil pour choisir la vie tranquille. Dans la fable de « Le Bœuf et le Ciron », La Motte articule les deux dimensions, il constate et sermonne : « Tel que celui qui grossit à sa vue/ Se croit quelque chose, et n’est rien. ». C’est un constat et une leçon, un conseil directif, qu’on pourrait résumer ainsi : « ne soyez pas orgueilleux ». Cette leçon rejoint la fable des deux lézards. Le moqueur (I, VI) (Nos chants ne sont imparfaits; mais montrez nous des vôtres) il ne s’agit pas d’ un constat. C’est une invitation à ne pas se comporter d’une certaine manière, à ne pas se vanter en critiquant les autres. Regardez ce que vous faites.

La Fontaine se contente de nous donner une observation. La Motte va plus loin, il donne une observation et, en même temps, il nous aide à choisir le comportement qu’il conseille. La Motte croit au changement, à l’inverse de La Fontaine qui expose des situations dans lesquelles notre liberté est limitée ou nulle. Si l’on peut agir il ne veut pas donner de conseil : « chassez le naturel, il revient au galop », leçon qui rappelle « l’écrevisse philosophe ». La Fontaine nous apprend la soumission, La Motte nous apprend à nous révolter, à prendre les choses en main. Sa morale est facile à comprendre et facile à enseigner aux enfants. La Motte a prévu cet usage, il veut que cet apprentissage leur corrige le cœur. La Motte est moraliste et moralisateur, parce qu’il sait admirablement peindre et représenter le cœur humain, tout en le dirigeant. Il cherche à régler les cœurs, il donne des expériences de la vie. Loin d’être un moraliste dramatique comme La Fontaine, La Motte est un moraliste dogmatique. Sa moralité est toujours rigoureuse et élevée. Il se soucie d’améliorer la morale. Du fait qu’il a reçu une éducation chez les jésuites, il ne prône pas la moralité de l’expérience qui montre la vertu vaincue comme chez La Fontaine. La Motte a une morale sévère et rigoureuse.

Les fables de La Motte se rattachent à la sagesse de son temps, en plus de viser à l’universel. Elles prêchent une morale pratique, celle qui enseigne à ne pas faire de mal dans le

315Cela nous montre que même chez un théoricien qui définit un art poétique, on ne trouve pas nécessairement une application complète des règles qu’il dicte.

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monde, à éviter les fautes, à être vertueux, à cultiver la prudence et l’habileté, à être raisonnable, à penser enfin par soi-même. La moralité de La Motte est sans ambiguïté, elle nous enseigne à détester le mal, à combattre pour la justice, à ne pas être soumis.

La fable ordinairement exprime une morale d’une portée générale ; elle vise l’homme, elle est applicable à tous les époques, à tout le monde. Mais avec La Motte, on remarque parfois des écarts par rapport à cette règle. Elle prend des aspects plus particuliers, surtout dans les fables polémiques où il s’adresse à des critiques, comme par exemple « dans les deux livres », où il parle de la querelle des Anciens et des Modernes.

Nous pouvons chercher à appliquer cette distinction dans toute l’œuvre. Quand La Motte défend-il une moralité particulière, quand ajoute-t-il des intentions critiques et polémiques qui rendent ses morales particulières ?

La morale de la fable « Les oiseaux » indique « qu’on croit trop ce qu’on souhaite ». Ce n’est pas seulement un constat, mais une manière de dire « ne prenez pas vos désirs pour des réalités ». Cela évoque la femme au lait de La Fontaine qui rêve beaucoup, avant de tout perdre. La leçon est éducative, pour que le lecteur se corrige. Cela part encore d’un constat, qui devient une des constantes du genre : la fable est souvent l’occasion d’un constat. Mais ensuite La Motte en tire une leçon.

C-Les résultats de l’examen de ces moralités :

Chez La Fontaine le lecteur est sensible à la clarté merveilleuse de la narration, une aluminite qui a un effet de charme éternel qui plait au lecteur et le pousse à se désintéresser de l’utilité de la leçon morale. Même si la fable est longue, la langue qu'on lit est tellement belle et tellement bien construite qu’on oublie les débats des théoriciens. À l’inverse, le problème des fables de La Motte, c’est qu’elles paraissent plus ennuyeuses, qu’on a moins de plaisir de lecture.

Or le problème pour la réception contemporaine de La Motte est que, aujourd’hui, le lecteur cherche rarement une leçon morale ; cela augure mal pour une renaissance de La Motte. Cette réserve ne préjuge pas du succès qu’a pu avoir La Motte en son temps, avec des lecteurs habitués à la langue du XVIIe siècle et heureux de recevoir des leçons morales dans la

littérature. La Fontaine est resté dans les mémoires, mais La Motte, à part les spécialistes, n’est pas connu. Les fables de La Motte ne s’adressent pas au lecteur du XXIe siècle. Les fables de

La Fontaine procurent un plaisir éternel, alors que les leçons de La Motte ne sont pas à suivre obligatoirement dans notre époque. Au XXIe siècle, on fonctionne sur d’autres

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Pour bien juger de la façon qu’a La Motte de traiter la question de la moralité, il vaut mieux le replacer dans son temps. Ainsi il serait déplacé de discuter, s’il est bon ou pas d’énoncer la moralité, dans le but d’écrire des fables aujourd’hui, de la mettre en tête de la fable ou à la fin.

L’intérêt de La Motte est plutôt d’avoir été un précurseur à son époque. La Motte annonce le temps des Lumières où les « intellectuels » vont édifier un monde nouveau.

Ce qui manque aux fables de La Motte ou ce qu’on leur reproche c’est qu’elles sont très sérieuses. Le devoir du fabuliste n’est pas uniquement d’être un moraliste. Les leçons ne sont pas des vérités décisives, fermes, et dernières, ces leçons doivent ouvrir le chemin à d’autres leçons. Mais les fables de La Motte ne sont pas ouvertes à l’interprétation, ses vérités sont définitives. Ses fables ne sont que des dogmes, qui ne donnent pas vraiment de liberté à l’esprit, il impose sa morale à la fin. Il veut qu’on prenne ses fables au sérieux.

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Chapitre III : La théorie des acteurs de la

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