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1-L’intérêt de la querelle d’Homère et ce qu’elle apporte comme idées nouvelles

La deuxième querelle ne suscite pas seulement les questions abordée dans la première querelle (du progrès et de l’imitation des Anciens), elle ajoute des débats sur la liberté de l’esprit et le caractère personnel de l’écriture. Elle témoigne de la formation d’un nouveau mode de pensée. Elle suppose tout d’abord une haute idée de l’esprit critique comme cause du progrès. Les Modernes comme La Motte, attaquent l’admiration aveugle envers les idées des Anciens, comme Fontenelle, qui combat les idées reçues, les préjugés ou les superstitions religieuses. Ainsi par cet esprit critique, les philosophes modernes vont juger les œuvres en indiquant leurs mérites et leurs défauts publiquement sans hésitation. Dans un deuxième temps, dans cette querelle intervient la question du goût et des mœurs. Faut-il traduire de manière littérale les œuvres antiques ou les mettre au goût du siècle ? C’est donc au nom du goût que cette deuxième querelle examine la question de l’imitation des Anciens, entre la copie et l’adaptation. Pour les partisans des Anciens, la modernité que vante La Motte n’est que la corruption du goût. Ainsi le bon goût réside dans l’Antiquité, qu’il faut préserver par des règles à imiter. Combattre les idées des Anciens signifie la perte du goût. Ainsi le goût se transforme en position morale.

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A- La théorisation d’une conscience du progrès

Tous les discours de La Motte tournent autour de l’utilisation des facultés de la raison dans la création littéraire : notre poète condamne les partisans des Anciens qui nourrissent leur invention littéraire en comptant seulement sur la mémoire, faculté du retour au passé. A l’inverse, il promeut une création littéraire fondée sur d’autres facultés de la raison, comme l’imagination, qui est la faculté de prévoir le futur à partir du présent.

Dans ses Discours, nous constatons qu’il considère la relation entre Anciens et Modernes comme une relation de filiation. Sa théorie du moderne est une théorie de l’innutrition39,

d’originalité et non pas de copie. Autrement dit, La Motte contribue à théoriser une conscience du progrès. Cette théorisation vient comme réponse à la théorie esthétique des partisans des Anciens, qui suppose l’exemplarité mémorable des œuvres antiques. Comme Fontenelle, La Motte considère l’histoire littéraire comme une construction.

La prise de conscience de l’historicité de la littérature les pousse à agir en évitant ce qui cause les décadences et en nourrissant ce qui peut favoriser le développement.

La méthode des partisans des Anciens pour atteindre l’apogée de la littérature qui consiste dans la reproduction des œuvres des Anciens par l’imitation semble pour les Modernes la cause possible d’une chute de la littérature. Dans un premier temps, les Modernes réfléchissent à la nécessité de faire des œuvres modernes aussi grandes que celles des Anciens en prenant la raison comme guide. Cette vision rationaliste qui postule un progrès de la littérature grâce à la raison n’implique pas un mépris des Anciens. Il s’agit de prendre conscience de la manière de penser des Anciens, d’apprendre leur savoir mais non pas d’imiter leurs œuvres.

Dans un deuxième temps, cherchant à traiter la littérature comme la science, la thèse des Modernes présuppose que l’ensemble de l’histoire littéraire marche selon l’ordre de la raison pour aboutir à des fins heureuses, c’est-à-dire le perfectionnement de la littérature. Ainsi pour eux les actions du présent littéraire préparent son avenir et c’est ainsi que la littérature se poursuit. De cette manière on comprend que la littérature est une sélection à partir d’un point de vue et une construction.

Les Modernes essayent de montrer qu’ils comprennent bien la trajectoire de la littérature, comment les choses se déroulent et se transforment dans l’histoire. Leur sagesse

39 La théorie d’innutrition de du Bellay : L'innutrition s'emploie essentiellement dans le domaine

littéraire et poétique. C'est en fait un équilibre entre le plagiat et la création. Quelqu'un qui pratique la théorie de l'innutrition assimile des modèles, des genres, des thèmes, pour ensuite les mettre à sa manière et créer à partir d'une base existante une nouvelle chose.

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est dans la recherche du sens de l’histoire littéraire. Leur vision matérialiste (selon le langage de nos jours) de l’histoire se manifeste en considérant l’Antiquité comme l’enfance de l’histoire littéraire, ce qui suppose que ce qui va succéder à l’Antiquité sera l’accumulation des expériences de l’enfance ; c’est ainsi que les Modernes sont supérieurs aux Anciens40. C’est

ainsi que les Modernes valorisent implicitement le travail littéraire du Moyen Âge.

La Motte prend la science pour un modèle de rationalité, qu’on peut tout à fait rapprocher de la littérature. Nous concevons la profondeur philosophique de La Motte quand nous remarquons qu’il a choisi de participer à l’action historique de la littérature. Dans cette querelle, La Motte manifeste le changement du goût et controverse au nom de l’esprit41. La

querelle d’Homère pour La Motte ne se concentre pas sur Homère en tant que poète mais sur une question intellectuelle : c’est l’élaboration d’une poétique fondée sur la raison.

A l’instar de ses prédécesseurs modernes, La Motte s’intéresse peu à la question de la langue de l’épopée ou à la question de l’épopée nationale. Sa première préoccupation est de chercher à théoriser le poème épique42.

Tout d’abord, il parle dans son discours sur Homère du principe de la traduction littéraire et de l’imitation : dans la traduction si chère aux Anciens comme Mme Dacier, selon La Motte, « il n’y a presque d’autres mérites que la connaissance de deux langues43» tandis que

dans l’imitation que réclame La Motte c’est elle qui laisse part « à la fleur de l’esprit et de l’imagination ». Il défend la langue française sans attaquer la langue grecque. La langue française ne manque ni de grâce, ni de clarté ni de sublime ou de dignité ou de tendresse. Ce qui est intéressant dans un mot c’est le sens avant la sonorité :

Nous n’avons point ces particules sonores qu’Homère sème dans ses vers et dont il soutient ses expressions. C’est que nous n’admettons rien de sonore s’il n’est utile au sens ; nous voulons que le discours soit harmonieux seulement par l’expression nécessaire et cette prétendue disette fait en effet la plus solide richesse de la langue44.

40 La Motte met en scène cette question dans un de ses prologues. Il y explique que les partisans

des Anciens sont comme des enfants qui ont besoin d’un guide. Fontenelle partage aussi cette vision dans son livre Digression sur les Anciens et les Modernes. Cela ne signifie pas non plus que les Modernes

méprisent les grandes œuvres des Anciens, qu’ils reconnaissent avec un grand respect.

41 La Motte explique le changement du goût dans sa Réponse à la onzième Réflexion de M. Despréaux sur Longin. Il essaye de montrer qu’il est impossible de prendre la supposition de Longin à la lettre : « la

différence d’âge, d’humeur et de profession empêchera toujours que les hommes ne soient également frappés des mêmes choses », donc ce qui est sublime à un moment du temps ne l’est pas à un autre. Dans Textes Critiques, Les raisons du sentiment, Edition critique avec introduction dirigé par François

Gevrey et Béatrice Guion, Paris, 2002, p.127

42 Déjà en 1675, un quart de siècle avant l’Iliade, le Père Bossu avait rédigé un Traité du poème épique à la faveur des travaux des doctes classiques.

43 Houdart de La Motte, Discours sur Homère, dans La Querelle des Anciens et des Modernes XVIIe - XVIIIe siècles, op. cit., p. 454

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Après la question de la langue, il aborde celle du style. Il insiste sur l’idée que les Modernes peuvent égaler les Anciens et que si les Modernes ne font pas comme les Anciens c’est « par goût, plutôt que par impuissance » ; donc le changement et la nouveauté en littérature correspondent au changement du goût :

Homère est quelquefois si défectueux en ce qu’il a pensé et dit que le traducteur prosaïque et le plus déterminé à être fidèle est souvent contraint de le corriger en beaucoup d’endroit45.

Quels changements La Motte a-t-il effectué dans son Iliade ?

Pour être original dans son imitation, La Motte dit : « il a fallu substituer des idées qui déplaisent aujourd’hui à d’autres idées qui plaisaient du temps d’Homère. » La production littéraire de chaque siècle doit correspondre au changement des mœurs et des habitudes. Ainsi La Motte fait une Iliade qui correspond au goût du XVIIIe siècle sans se gêner à prescrire des

règles. A la première règle qui est le changement de goût, La Motte examine la question de la longueur du poème épique. Selon lui, Homère et Virgile faisaient des poèmes très longs et cette longueur ne correspond plus au goût du lecteur du XVIIIe siècle. La Motte défend une

poésie épique plus courte pour qu’elle soit lue, surtout que la longueur laisse la place à des défauts plus larges.

La question de l’épopée est d’actualité au temps de La Motte. En France on a vu La Pucelle de Chapelain (1656), Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin (1657), Saint Louis du père Le Moyen (1653). Le Bossu a fait une Traité du Poème épique : « le dessein de l’Iliade n’est que de faire voir combien la discorde est fatale à ceux qu’elle divise. » La Motte a comme tâche de faire sentir cette vérité dans son ouvrage. Il a essayé de préparer l’esprit des lecteurs à la vérité morale dont il doit s’instruire, puis en un mot il dit qu’il n’a réduit l’Iliade qu’afin de dire plus nettement ce qu’il prétend être l’intention d’Homère. Ainsi il a réduit l’Iliade en supprimant les passions des dieux, il a enlevé aux héros l’avarice et l’avidité du butin qui les abaissait aux yeux des lecteurs.

Dans cette querelle, nous allons mettre en lumière les pensées des Modernes plutôt que celles des Anciens. Car ce sont eux qui nous intéressent dans cette recherche. D’un part, ils n’envisagent pas l’esthétique à partir des modèles antiques, c'est-à-dire que leurs sources d’inspiration ne sont plus les œuvres antiques. D’autre part ils ont conscience de théoriser le progrès.

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