• Aucun résultat trouvé

2-Fabulistes postérieurs à La Fontaine au XVIII e siècle

A la période charnière entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, en littérature et dans le

domaine de la critique, ce sont les grands genres et les chefs d’œuvres qui marquent l’histoire. Ce sont eux qui exercent leurs influences sur la société et sur les gens. Cela pose deux problèmes pour définir le genre de la fable : tout d’abord ce genre n’est pas considéré parmi les grands genres comme la comédie ou la tragédie. En deuxième lieu le seul représentant de

82 Les novateurs contemporains de La Fontaine sont Fénelon, Furetière, Desmay, Mme

Villedieu.

83L'Ésope du temps, fables nouvelles par M.-L.-S. Desmay, 1677

84 LEBRUN, Marlène , Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Presses Univ. Septentrion,

2000, p. 52.

64

ce genre est La Fontaine. C’est cette période qui nous intéresse dans notre projet de thèse car elle représente la période dans laquelle notre principal fabuliste, La Motte, a publié son recueil de fables.

Après le grand succès de La Fontaine, les fabulistes se sont multipliés, La Fontaine a ouvert une grande porte pour eux. Mais Levrault formule une dure critique des successeurs de La Fontaine qui sont toujours restés inférieurs à lui :

Ils lui emprunteront le vers « libre », sans en faire le merveilleux usage qu’il en fit ; ils essaieront, eux aussi, d’allier tous les tons, mais le mélange manquera souvent d’harmonie ; ils outreront enfin ses hardiesses, car ils ne posséderont pas comme lui la mesure et la discrétion. Plus artistes, d’ailleurs, que les fabulistes du Moyen Âge et du XVIe siècle, ils

connaîtront de moins en moins la naïveté charmante, léguée par ceux-ci au Bonhomme, et à laquelle son œuvre devait tant d’agrément. Voici qu’il n’y a plus d’équilibre ! Entre la culture classique et la nature, l’alliance est rompue de nouveau86.

La longue postérité de La Fontaine n’offre que des fabulistes médiocres aux yeux de Levrault87. Mais cette thèse a été débattue. Dans sa synthèse historique sur Les Successeurs de La

Fontaine au Siècle des Lumières (New York et Berne, Peter Lang, 1995), J.-N. Pascal montre que contrairement aux idées reçues qui prétendent que le seul fabuliste digne de mémoire fut La Fontaine, le XVIIIe siècle « est un âge d’or de la fable88 ». Cette idée défendue par l’auteur ne

conteste pas l’importante place qu’occupait La Fontaine par rapport à ses successeurs ; il reste « une référence obligée au siècle des Lumière89 ». Cette référence obligée est due à une

admiration considérable de l’œuvre de La Fontaine exprimée sous la plume d’un grand nombre d’écrivains du XVIIIe siècle. Marmontel met en exergue l’esprit philosophique de La

Fontaine, Chamfort fait un Éloge de La Fontaine, un ouvrage qui élève la renommée du fabuliste90 au plus haut degré91.

J.-N. Pascal défend fortement l’idée qu’après La Fontaine nous avons des fabulistes de grande valeur :

La Fontaine a probablement, même si la postérité oublieuse a fini par les ensevelir, provoqué l’éclosion, parmi ses émules, de quelques poètes de valeur92.

86 Léon Levrault, op.cit., p. 105-106.

87 Lire à ce propos « la Succession La Fontaine, La Fable sans le fabuliste » par Bernard Bray, Le Fablier, n°2, 1990, p. 13-18.

88 PASCAL, Jean-Noël, Les Successeurs de La Fontaine au Siècle des Lumières (New York et Berne,

Peter Lang, 1995, p. 7.

89Ibid., p. 8.

90 Regardons à ce propos La Fontaine aujourd'hui: Des parcours pour lire, dire, réécrire les Fables en classe de français Presses universitaires de Namur, 20 juin 2006.

91 CHAMFORT, Sébastien-Roch Nicolas dit Eloge de La Fontaine : ouvrage qui a remporté le

prix, au jugement de l'Académie de Marseille, le 25 d'Août 1774, chez Ruault, Paris, 1774

92 « Les Fabulistes et la poésie des fables au temps des Lumières » dans L'éveil des Muses: Poétique des Lumières et au-delà, François Moreau éd., Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 223.

65

Selon J.-N. Pascal, contrairement à ce qu’affirmait Levrault, la disparition de ces grands fabulistes est le fait du public qui oublie et qui ne s’intéresse qu’aux grands noms, non pas à la mauvaise qualité de la production. Nous retrouvons ici la position qu’avait prise La Motte au XVIIIe siècle, parce que J.-N. Pascal remarque ce que La Motte reprochait au public. La

Motte de plus est désabusé par le mauvais accueil fait à tout nouveau fabuliste. Pour les fabulistes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la perfection de son œuvre est la source de

tout désespoir et de lassitude.

IV-La Fontaine comme référence pour les

fabulistes du XVIII

e

siècle

Les fabulistes après La Fontaine se trouvent face à un rival qui a atteint le point de perfection. Ils se trouvent écrasés par « l’ombre intimidante de La Fontaine, qui avait brutalement fait passer la fable du statut d’exercice scolaire à celui de chef d’œuvre poétique93». Et pour écrire après cette grande réussite, les fabulistes des Lumières

Se sont trouvés confrontés à un choix difficile : ou bien, baissant d’avance les bras, ils se contentaient d’imiter l’inventeur du genre et de rivaliser pour une place de second après lui, ou bien ils cherchaient une autre route qui leur permît de faire entendre leur voix et non pas l’écho, plus ou moins habile, de celle du bonhomme. Il fallait ou copier l’inimitable La Fontaine, ou le contourner94.

Dans son anthologie Les Successeurs de La Fontaine au Siècle des Lumières, l’auteur met en évidence la difficulté contre laquelle se heurtent les successeurs de La Fontaine d’être fabulistes après lui. Il examine la question de l’audace des fabulistes à écrire des recueils de fables après la grande réussite du Bonhomme. La plupart d’entre eux reconnaissent d’avance l’échec inévitable. Également dans son article « Les fabulistes et la poésie des fables au temps des Lumières », J.-N. Pascal examine, en s’en tenant à quelques cas historiquement significatifs, comment

à la suite de leur illustre devancier, en s’opposant à lui ou bien en l’ignorant, en y cherchant un modèle ou bien en niant la validité du modèle, les fabulistes des Lumières ont pensé pouvoir faire œuvre de poète en écrivant des fables, comment – particulièrement – ils ont cru résoudre cette contradiction, spontanément surmontée par La Fontaine, entre le didactisme nécessaire et la poésie ambitionnée95.

93 L’idée et ses Fables, le rôle du genre études réunies et présentées par Geneviève Artigas. Paris

Honoré Champion 2008. Article de J.N.Pascal : « Brèves remarques sur quelques fabulistes des lumières »

94Ibid.

95 Jean- Noël Pascal « Les fabulistes et la poésie des fables au temps des Lumières » L'éveil des

Muses Presses universitaires de Rennes. Jean Noel Pascal a déjà abordé cette question (sous l’aspect du discours des créateurs) aussi dans un article du recueil Fables et fabulistes, variations autour de La Fontaine (Mont-de-Marsan, éd. Interuniversitaires, 1992) : Journées d'Etudes / organisées par le Centre

Interdisciplinaire d'Etudes sur la Renaissance de l'université Paul Valéry de Montpellier III ; 7-8 Février 1992 ; textes réunis par Michel Bideaux, Jean-Claude Brunon [et alii.] «Les successeurs de La

66

C’est une des raisons pour lesquelles les discours théoriques vont se multiplier. Les nouveaux fabulistes écrivent des discours préliminaires pour justifier leur faiblesse devant sa force ou pour prouver leur volonté d’une simple imitation ou leur grande hardiesse et leur volonté de le dépasser. Nous retrouvons globalement nos deux catégories, d’un côté les fabulistes qui trouvent que La Fontaine est inimitable et prétendent prendre une seconde place après lui, de l’autre ceux qui prétendent pouvoir imiter La Fontaine et l’égaler, voire le dépasser. Nous allons traiter ces positions quand nous allons travailler sur la poétique des fables dans la deuxième partie. Dans la plupart de ces discours, les fabulistes acceptent d’être au second rang après le père de la fable. Comme nous allons le voir plus tard, c’est une manière de prévenir les objections et les critiques contre leurs œuvres. Ils ont peur d’être réfutés. Ils pressentent la réaction des lecteurs, ils craignent la réception de leurs œuvres. L’échec est toujours considéré comme probable. C’est une appréhension à l’idée de rivaliser avec le père de la fable qui fait prendre une position classique ou être moderne et réclamer la nouveauté.

Nous avons choisi de mettre en valeur le cas d’un fabuliste théoricien novateur qui est La Motte. Celui-ci cherche à se débarrasser de l’ombre intimidante de son écrasant prédécesseur96. Ce fabuliste courageux est le seul qui apporte « une note discordante dans le

concert d’admiration qu’on peut lire dans les discours préliminaires, les préfaces et les autres prologues des recueils de fables du XVIIIe siècle97». Son attitude est l’attitude d’un philosophe

qui examine un phénomène littéraire, en prenant de la distance. Cette attitude lui évite de tomber dans les mêmes écueils que les autres, en baissant les bras et en acceptant de céder volontairement et à l’avance la première place à La Fontaine. C’est un fabuliste qui revendique une approche originale du genre de La Fable. Nous travaillerons aussi plus brièvement sur quelques fabulistes qui ont des positions différentes face à La Fontaine.

Fontaine et la poétique de la fable, de La Motte à Florian », et (sous l’aspect du discours des professeurs) dans

une contribution au n°1 d’Horizons didactiques (Montpellier, 1996), « Lire la fable au Dix-huitième Siècle ». 96 Voir François Moureau, « Les Fables nouvelles de La Motte (1719) ou comment s’en

débarrasser », Le Fablier, n°2, 1990, p. 19-24.

97 J.N.Pascal, La Fable au siècle des Lumière, textes choisis, Anthologie des successeurs de La

67

V-La contestation critique radicale de La Motte

La Motte est un fabuliste qui se détourne de la voie de La Fontaine. Il a choisi « de revendiquer une nouvelle idée du genre au service des idées nouvelles 98». La Motte rend la

fable à sa tradition scolaire. Il rend à ce genre bref son usage didactique en conciliant l’utile et l’agréable, la morale et la poésie. La fable est une matière pour enseigner la rhétorique et l’art de bien parler pour instruire et argumenter. Il tente de renouveler l’inspiration des fables en inventant des sujets neufs.

Dans « Les Fables nouvelles de La Motte (1719) ou comment s’en débarrasser99», François

Moureau montre comment le courageux et l’audacieux novateur La Motte cherchait à se débarrasser de l’ombre intimidante de La Fontaine. Tout d’abord en écrivant des fables nouvelles, La Motte adopte une position critique à l’égard du maître de la fable. Il essaye d’écrire dans son discours une théorie sur la poétique de la fable pour contester la pratique de la fable chez La Fontaine. Cette théorie nous allons l’étudier en détail dans notre deuxième partie, parce qu’elle constitue la référence pour la plupart des fabulistes qui écrivent des discours sur la fable après La Motte.

Outline

Documents relatifs