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1.2 LES PROBLÈMES DE TRADUCTION DU TERME LATIN AETHIOPS

1.2.1 Un problème de ‘doublet’ de Aethiops en latin

1.2.1.1 L’étymologie de Aethiops

Le mot latin Aethiops dérive du terme grec Αἰθίοψ. Celui-ci est formé à partir du verbe αἴθω ou de l’adjectif αἴθος et de ὄψ. D’après P. Chantraine118 l’un, (« employé au sens de

‘brûler’ mais impliquant aussi la notion de lumière et d’éclat »), veut dire « brûlé, la chaleur, la couleur de feu » ; et l’autre (le second terme désignant « la notion d’aspect ») signifie le visage.

Aethiops signifie donc « celui qui a le visage brûlé », c’est-à-dire l’homme Noir. C’est par le

terme Aethiops que les hommes à peau foncée ont été désignés dans les premières mentions dans la littérature grecque. Outre Aethiops, il existe dans la littérature latine un autre terme qui renvoie aussi à l’homme à la peau foncée. Il s’agit de Aethiopus qu’on pourrait considérer comme le doublet du premier terme.

1.2.1.2 Aethiopus, le doublet de Aethiops

Aethiopus est un mot tellement rare que Ernout et Meillet n’en parlent pas dans leur

dictionnaire119. Pourtant son usage ne semble pas aussi tardif qu’on le pense étant donné que

son premier emploi est attribué au poète Lucilius et remonte donc au IIe s. av. J.-C. Il

écrit : Rinocerus uelut Aethiopus (« Comme le rhinocéros éthiopien »120). À l’époque, ce vers

présente l’unique attestation de la forme Aethiopus.

Après Lucilius, le terme Aethiopus n’apparaît plus dans la littérature latine pendant quatre siècles. Il réapparaît alors irrégulièrement dans les écrits de quelques auteurs de l’antiquité tardive. D’abord on le relève dans un passage du moine Évagre qui écrit dans une controverse opposant un juif et un chrétien :

Merito Deus per Hieremiam increpat et obiurgat genus uestrum dicens : Si mutabit Aethiopus colorem et pardus uarietatem, sic et uos mutamini a doctrina mala.

« Dieu blâme et réprimande justement votre peuple à travers Jérémie en disant : Si un Aethiopus peut changer sa couleur, et un léopard les taches de son pelage, vous aussi, changez votre doctrine mauvaise »121.

Ensuite, c’est Jérôme qui le mentionne dans le commentaire du Psaume 86 où il dit :

118 P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, Paris, Klincksieck,

1999, s. u. αἴθω.

119A. ERNOUT- A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, 4e éd., Paris,

Klincksieck, 2001.

120 LUCILIUS, Satire 4, 16 dans l’édition de la CUF par F. CHARPIN.

121 EVAGRIUS MONACHUS (ÉVAGRE), Altercatio legis inter Simonem Iudaeum et Theophilum Christianum

34 Sion nostra, in qua aliquotiens alienigenae sunt, et Tyrus, et Aethiopus.

« Notre Sion, dans laquelle on trouve quelquefois des étrangers, le Tyrien et l’Aethiopus »122.

On a ensuite Sidoine Apollinaire :

Hic lapis est, de quinque locis dans quinque colores, / Aethiopus, Frygius, Parius, Poenus, Lacedaemon,

/ purpureus, uiridis, maculosus, eburnus et albus.

« Là se trouve la pierre qui offre les cinq couleurs venues de cinq régions, l’éthiopienne, la phrygienne, celle de Paros, la punique, la lacédémonienne / la pourpre, la verte, la tachetée, l’ivoire et la blanche »123.

Enfin, la dernière mention de Aethiopus dans cette littérature tardive est faite par Bède le Vénérable qui signale un « Éthiopien » venu de l’extrémité de la terre pour visiter le temple de Dieu :

Testatur iterum Aethiopus qui de finibus terrae ad templum Domini ueniens….

« Cela est encore attesté par un Aethiopus qui, venant des extrémités de la terre au temple du Seigneur… »124.

On voit donc que contrairement à ce que le Thesaurus Linguae Latinae laisse croire en ne présentant que deux occurrences de Aethiopus125, il existe d’autres emplois du terme qui

semble avoir échappé aux auteurs de ce dictionnaire. Par conséquent, il faut ajouter les mentions signalées ici plus haut. On peut dire que, à partir de la première moitié du IVe s. jusqu’à la fin

du VIe s. ap. J.-C., Aethiopus est employé une ou deux fois tous les cinquante ans. Cependant,

on constate qu’entre la fin du IVe s. et la première moitié du Ve, période pendant laquelle ont

écrit Évagre, Jérôme et Sidoine Apollinaire, les utilisations de Aethiopus sont plus fréquentes. Cette époque a vu l’émergence de l’activité des grammairiens latins qui ont employé

Aethiops au lieu de Aethiopus dont ils ont condamné l’usage. Servius est l’un des premiers

exégètes à critiquer cette forme erronée quand bien même cinq siècles le séparent de Lucilius, l’auteur de la première mention de Aethiopus dans les textes latins126. Sa critique est ainsi

formulée : Item lectum est ‘Aethiopus’, sed tantum ‘Aethiops’ dicimus (« il existe aussi une leçon ‘Aethiopus’, mais nous disons seulement ‘Aethiops’ »127). Le commentaire de Servius est

très clair. Il ne nie absolument pas l’existence de Aethiopus, car lui-même la confirme lorsqu’il

122 JÉROME, in Psalm. 86.

123 SIDOINE APOLLINAIRE, Carmina 11, 17. 124 BÈDE, in Cantica Canticorum 2, 3

125 À propos de ces deux emplois, voir infra SERVIUS, ad Aen. 7, 605 ; et Priscien, Gramm. II, 217, 8.

126 On date Servius vers la fin du IVe s. ap. J.-C. alors que la première mention de Aethiopus remonte au IIe s. av.

J.-C. et est attribuée au satiriste Lucilius. Il y a donc cinq siècles d’écart entre les deux auteurs.

35 écrit item lectum est ‘Aethiopus’ « il existe une autre leçon ‘Aethiopus’ », mais il la rejette catégoriquement à travers l’expression très restrictive ‘sed tantum’ « mais… seulement » par laquelle débute la deuxième portion de la phrase. D’après lui « nous disons seulement ‘Aethiops’ ». Cette affirmation nous apprend non seulement que le grammairien connaissait le texte de Lucilius, mais aussi qu’il avait probablement lu les écrits de ses contemporains et ceux de ses prédécesseurs qui écrivaient Aethiopus.

Priscien a aussi commenté l’emploi du terme Aethiopus suivant la même démarche que Servius. Il a signalé l’erreur de Lucilius dans un fragment où il écrit : Lucilius in IIII 'Aethiopus'

dixit pro 'Aethiops' : Rinocerus uelut Aethiopus (« Lucilius a dit dans la Satire IV ‘Aethiopus’

au lieu de ‘Aethiops’ : Comme le rhinocéros éthiopien »128). Il condamne l’emploi de Aethiopus

à travers la préposition pro qui justifie ainsi l’exactitude lexicale de Aethiops.

F. Charpin explique dans une note consacrée à ce fragment de Lucilius que « le poète latinise les mots : Aethiopus au lieu de Aethiops, rinocerus sans aspiration »129. Cette hypothèse

proposée par Charpin paraît acceptable car elle se rapproche de celle de Fr. Biville130 . Cette

dernière signale sur le même plan une variante arabs sur arabus et aethiops sur aethiopus. De fait, la forme arabus est attestée par les grammairiens Charisius131, Servius132, Priscien133 qui

donnent les deux déclinaisons parallèles de arabs et de arabus. Si les grammairiens se sont intéressés à arabs et arabus, c’est parce que des auteurs classiques de référence employaient soit l’une soit l’autre de ces formes, soit les deux : on lit chez Virgile (Aen. 7, 605) un début de vers Hircanisue arabisue à propos duquel Servius dans son commentaire souligne « Arabis vient de Arabus »134. La paire arabs / arabus étant donc bien attestée en latin et cela depuis une

date ancienne (Lucilius, Plaute135) la langue a pu par analogie fabriquer une variante Aethiopus

en face de Aethiops dans un système parallèle à arabs / arabus.

En somme, même si on trouve le terme Aethiopus chez certains auteurs, Aethiops reste la forme originale d’après Priscien et Servius. Cependant, une chose est sûre. C’est que le

128 PRISCIEN, Gramm. II, 217, 8 : Lucilius (frg. 83 L) in IIII : « Aethiopus » dixit pro « Aethiops ». 129 F. CHARPIN, cf. Lucilius, Satires 4, t. 1, CUF, éd. « Les Belles Lettres », Paris, 1978, note n°16, p. 253. 130 F. BIVILLE, Les emprunts du latin au grec. Approche phonétique, t.1, Introduction et consonantisme, Louvain-

Paris, Peeters, 1990, p. 290.

131 CHARISIUS, Ars grammatica, p. 127, l. 4-5, p. 157, l. 13-15, BARWICK. 132 SERVIUS, Ad. Aen. 7, 605.

133 PRISCIEN, Institutiones grammaticae 6, p. 216 sq.

134 SERVIUS, ibid. propose de plus le cas parallèle de Hiber / Hiberus chez Lucain (Hiber : 6, 258 et 7, 755 ;

Hiberus : 4, 23 et 7, 15).

36 commentateur de Virgile accepte arabus et pourtant il rejette Aethiopus qui est formé suivant la même analogie. Ce rejet pourrait s’expliquer par l’emploi du terme arabus par Virgile qu’il considère comme faisant autorité dans le domaine linguistique alors que Aethiopus ne l’est pas. Aussi, est-il important de noter qu’à travers leurs critiques, les exégètes de l’époque tardive ont contribué à rendre pure la littérature latine où Aethiops est majoritairement employé. Cependant, alors qu’il désigne généralement « celui qui a le visage brûlé », Aethiops a aussi signifié d’autres réalités dont nous allons étudier les principales significations dans la littérature latine.

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