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1.3 POURQUOI LES AETHIOPES ONT-ILS LA PEAU FONCÉE ? LES RÉPONSES DES ANCIENS

1.3.1 L’Éthiopie : Une région inhospitalière

1.3.1.2 L’Éthiopie : une zone brûlée par le soleil

L’Éthiopie est une région chaude. Les Anciens expliquent cette chaleur par sa position par rapport au soleil. Certains, ceux qui défendent la théorie de la proximité, expliquent que comme elle est plus proche de l’astre elle reçoit fortement ses rayons. P. Schneider écrit à ce propos que : « la chaleur extrême qui frappe l’Éthiopie s’explique aussi par sa position, méridionale et proche du soleil. En effet, poursuit-il, plus une contrée se rapproche de l’axe de course de l’astre, plus elle est exposée à ses rayons »198. D’autres en revanche, ceux qui adhèrent

à la thèse de la verticalité, trouvent que la chaleur est très forte en Éthiopie parce que les rayons y descendent plus verticalement. Cependant lorsqu’on étudie les textes latins qui traitent de la chaleur dans la zone éthiopienne, on s’aperçoit que la question n’est pas abordée seulement sous l’angle de la position199 du soleil. En effet, nul ne niait que cette région était située au

soleil, mais tous s’accordent sur le fait que la chaleur était extrême dans cette localité. Les écrivains étaient certes marqués par la situation géographique du pays des Aethiopes, mais la puissance des rayons solaires les impressionnait davantage. Cette chaleur écrasante est très

197 AMMIEN MARCELLIN, ibid.

198 P. SCHNEIDER, L’Éthiopie et l’Inde, Interférences et confusions aux extrémités du monde antiques (VIIIz

siècle av. J. –C. – VIe siècle apr. J.-C.), Rome, École Française de Rome, 2004, p. 42.

199 Les théories sur la position de l’Éthiopie par rapport au soleil n’ont pas été beaucoup discutées par les écrivains

latins. On trouve quelques explications concernant la proximité ou la verticalité mais il est difficile de voir un développement approfondi sur ce sujet. Seul HYGIN, De astronomia 1, 7-8, a fait une étude scientifique qui tend plus à expliquer la couleur noire des Aethiopes. On trouve également un exposé sur l’inclinaison du soleil chez VITRUVE, De architectura 6, 1.

57 souvent évoquée dans les textes latins comme nous pouvons le voir chez Virgile qui dit dans les Bucoliques :

Aethiopum uersemus ouis sub sidere Cancri. « […] Que nous menions les brebis des Éthiopiens sous la constellation du Cancer »200.

Virgile fait allusion à la chaleur en mentionnant un signe du zodiaque qui renvoie au soleil : la constellation du Cancer (sidere Cancri). Les poètes latins font parfois ce genre de rapprochement qui consiste à traiter du climat et surtout de la chaleur du soleil en intégrant dans leurs poèmes des éléments relevant de la mythologie, de l’astrologie ou de la physiologie. On le voit dans les Métamorphoses d’Ovide lorsque ce dernier raconte le voyage de Phaéton chez son père le Soleil. Ovide explique que Phaéton se vantait devant son ami Épaphus en lui affirmant qu’il était le fils de Phébus considéré comme le dieu Soleil. Étant donné que son ami ne le croyait pas, il alla demander à sa mère Clymène s’il était réellement le fil du Soleil. Sa mère le lui confirme et lui dit qu’il peut même se rendre chez son père pour se rassurer. C’est ce voyage qu’Ovide explique en disant :

Emicat extemplo laetus post talia matris dicta suae Phaethon et concipit aethera mente ; Aethiopasque suos positosque sub ignibus Indos sidereis transit patriosque adit impiger ortus.

« Aussitôt Phaéton, joyeux des paroles de sa mère, s’élance et son esprit s’enflamme ; il dépasse les Éthiopiens qui lui appartiennent et les Indiens situés sous les feux de l’astre, et se dirige à la hâte vers l’endroit où se lève son père »201.

Dans ces vers Ovide livre quelques informations non seulement sur l’emplacement géographique des Aethiopes et des Indi mais aussi sur la nature du climat qui y règne. Il s’inspire des faits réels généralement reconnus par tous les théoriciens pour alimenter son récit dans le but, peut-être, de lui donner une certaine vraisemblance. Ainsi établit-il une filiation entre Phaéton et ces deux peuples en évoquant l’appartenance de ces derniers au personnage mythologique qui a toujours revendiqué son ascendance solaire. À travers ce lien de parenté, Ovide véhicule une thèse assez répandue à l’époque, qui consistait à associer les Aethiopes et les Indi au Soleil. C’est pourquoi on n’est pas surpris de le voir placer ces peuples dans une région chaude dont il compare la température avec du feu : […] Aethiopasque suos positosque

sub ignibus Indos sidereis (« […] les Éthiopiens qui lui appartiennent et les Indiens situés sous

les feux de l’astre »).

200 VIRGILE, Bucolica 10, 68. 201 OVIDE, Metamorphoses 1, 778.

58 On retrouve la même idée chez Salluste qui, avec une démarche propre aux géographes plutôt qu’aux historiens, place aussi les Aethiopes sous un soleil brûlant.

Super Numidiam Gaetulos accepimus partim in tuguriis, alios incultius uagos agitare ; post eos Aethiopas esse, dehinc loca exusta solis ardoribus.

« Au-dessus de la Numidie se trouvent, dit-on, les Gétules, dont les uns vivent dans des huttes, et les autres, plus sauvages encore, nomadisent ; derrière eux, il y a les Éthiopiens, enfin les zones brûlées par les ardeurs du soleil »202.

Salluste produit ce témoignage dans un bref exposé où il décrit la position de l’Afrique et des nations qui furent ennemies ou alliées de Rome pendant la guerre de Jugurtha. Dans ce passage il affirme clairement que les Aethiopes se situent à proximité des loca exusta (‘zones brûlées’) par les ‘ardeurs du soleil’ (solis ardoribus), et il semble avoir bien choisi ses mots dans cette description. En effet, l’adjectif exustus convient dans cet usage, car il est aussi employé pour qualifier les Aethiopes lorsqu’on veut montrer l’effet que le soleil produit sur leur peau. Dans le même temps, l’emploi du substantif ardoribus suggère bien la puissance des rayons du soleil dans ces régions. Soulignons le fait que dans un précédent chapitre Salluste comptait ces régions parmi celles qui sont presque inconnues des voyageurs romains car ces derniers ne pouvaient pas supporter la chaleur qui y régnait. Il les considérait comme :

Loca et nationes ob calorem [...], item solitudines minus frequentata sunt.

« Les régions et les peuples qui sont moins visités à cause de la chaleur, ou des étendues désertiques »203.

En effet, la plupart des voyages de commerce ou bien des missions d’exploration qui ont été menés en Éthiopie à la recherche de la source du Nil ont échoué en raison de la chaleur et du désert. C’est le cas avec l’exploration néronienne dirigée, d’après Pline l’Ancien, par des soldats prétoriens qui rapportèrent l’existence de déserts (solitudines)204 dans ces contrées.

Selon Sénèque, cette mission avait été envoyée pour trouver la source du Nil. Selon Lucain, c’est dans le même but qu’Alexandre avait entrepris bien avant Néron des recherches afin de trouver la source de ce fleuve. Il envoya les meilleurs de ses hommes mais ceux-ci échouèrent pour les mêmes raisons que celles qui sont expliquées par les soldats de l’empereur Néron. Lucain rappelle l’échec de cette mission dans un passage du Bellum ciuile où il écrit :

Summus Alexander regum, quem Memphis adorat, inuidit Nilo misitque per ultima terrae

Aethiopum lectos ; illos rubicunda perusti zona poli tenuit : Nilum uidere calentem.

« Alexandre, le plus grand des rois, que Memphis adore, fut jaloux du Nil et envoya des hommes d'élite aux extrémités de la terre des Éthiopiens ; ils furent

202 SALLUSTE, De bello Iugurthino 19, 6. 203 ID., op. cit., 17, 2.

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arrêtés par la zone roussie du ciel brûlant : ils virent le Nil bouillant »205.

D’après ce passage, les soldats envoyés ne sont jamais parvenus à l’endroit où ils devaient se rendre, c’est-à-dire aux ultima terrae Aethiopum (« aux extrémités de la terre des Éthiopiens »). La raison est qu’ils se sont arrêtés (tenuit) dans une zone trop exposée aux rayons solaires, que le poète appelle rubiconda zona (« la zone roussie ») parce que le ciel y est brûlant (perusti poli). Nous pensons que là encore, autant il est utile de souligner la justesse des termes que Lucain a employés pour mettre en évidence la température dans cette région, car il emploie des mots qui font tous allusion à la chaleur : rubicunda, perusti, poli et enfin calentem, autant il nous paraît aussi important de montrer l’exagération avec laquelle Lucain décrit les eaux du Nil lorsqu’il dit : Nilum uidere calentem (« ils virent le Nil bouillant »). Dans un autre passage où il traite de l’ignorance où l’on est de la localisation de la source du Nil, il use de ce genre d’expression à propos des plaines éthiopiennes en disant :

Medio consurgis ab axe ;

ausus in ardentem ripas attollere Cancrum in borean is rectus aquis mediumque Booten ; cursus in occasus flexu torquetur et ortus

nunc Arabum populis, Libycis nunc aequus harenis, teque uident primi, quaerunt tamen hi quoque, Seres, Aethiopumque feris alieno gurgite campos,

et te terrarum nescit cui debeat orbis.

« Tu surgis de l’équateur ; osant élever tes rives vers le Cancer brûlant, tu vas tout droit vers Borée et le centre du Bouvier ; ton cours s’infléchit en détours vers le couchant et vers l’orient, favorisant tantôt les peuples des Arabes, tantôt les sables de Libye, et les premiers à te voir, se demandant pourtant eux aussi d’où tu viens, sont les Sères, et tu frappes d’un bouillonnement étranger les plaines des Éthiopiens, et l’univers ignore à qui il te doit »206.

La chaleur éthiopienne est aussi évoquée par Pline l’Ancien qui emploie la métaphore de l’incendie pour traiter de l’ardeur du soleil et de l’hostilité de la nature. Le témoignage du naturaliste peut être considéré comme la confirmation de tout ce qui avait été dit sur ce sujet. Dans le livre II de l’Histoire naturelle, il signale des flammes sur la montagne appelée « Char des dieux » (θεῶν ὄχημα) chez les Aethiopes. Le passage qui nous intéresse est le suivant :

Maximo tamen ardet incendio Theon ochema dictum Aethiopum iugum torrentesque solis ardoribus flammas egerit. Tot locis, tot incendiis rerum natura terras cremat !

« Cependant, il y a toujours un énorme incendie qui brûle la montagne des Éthiopiens qui est appelée « le Char des Dieux », et elle lance sous le soleil ardent des flammes brûlantes. Tant sont nombreux les lieux, tant sont nombreux les incendies, dans lesquels la terre est brûlée par la nature ! »207

Pline l’Ancien emploie le vocabulaire de la chaleur avec la même exagération que Lucain. Il y a dans son propos un choix minutieux des mots et des verbes qu’il utilise. Afin de témoigner du climat éthiopien et montrer l’extrême chaleur dans ce pays, il emploie les termes

205 LUCAIN, Bellum ciuile 10, 274. 206 ID., op. cit., 10, 293.

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maximo incendio (« un énorme incendie »), torrentes (« flammes brûlantes »), solis ardoribus

(« le soleil ardent »), incendiis (« incendies »). Ces mots sont accompagnés de verbes qui traduisent l’idée de chaleur et de brûlure : ardet (« brûle ») et cremat (« brûle »).

Dans sa description de la terre, Pomponius Méla indique lui aussi une zone brûlée par le soleil. Elle est voisine de celle tenue par les Aethiopes et elle fait partie des régions inhospitalières. Il la décrit ainsi :

Inde incipit frons illa quae in occidentem uergens mari Atlantico adluitur. Prima eius Aethiopes tenent, media nulli ; nam aut exusta sunt aut harenis obducta aut infesta serpentibus. Exustis insulae adpositae sunt quas Hesperidas tenuisse memoratur.

« À partir d’ici commence cette côte orientée vers l'occident et que baigne la mer Atlantique. Le début en est tenu par des Éthiopiens, le milieu par personne ; car c’est une zone brûlée par le soleil, ou recouverte par les sables, ou infestée de serpents. En face de la région brûlée par le soleil il y a des îles qui passent pour avoir été tenues par les Hespérides »208.

Le dernier texte qu’il faut examiner quand on s’intéresse à la présentation de l’Éthiopie comme une région exposée au soleil est un passage de Servius. L’exégète cite et commente Virgile qui fait allusion au soleil torride chez les Éthiopiens :

SIDERAQVE EMENSAE FERIMVR aut tempestates ait, quae ortu uel occasu siderum saepe nascuntur ; aut prouincias quae sideribus subiacent, ut « Aethiopum uersemus oues sub sidere Cancri ».

SIDERAQVE EMENSAE FERIMVR ou bien il parle des tempêtes, qui proviennent souvent du lever ou du coucher des astres ; ou bien des provinces qui se trouvent sous les astres, comme dans « si nous menions les

brebis des Éthiopiens sous la constellation du Cancer »209.

Il fallait bien, quand on possédait l’esprit d’investigation des Anciens, poser la question et trouver une solution, lorsque l’on constatait cette caractéristique si différente de ce que l’on voyait habituellement dans son environnement familier : des hommes à la peau noire ! Les écrivains latins ont donc insisté dans leurs descriptions de l’Éthiopie sur l’idée d’un pays vu comme une région inhospitalière à cause de son climat chaud et sec. Les pluies n’y tombent que pendant l’été et des déserts arides occupent une bonne partie du territoire. La rareté des précipitations et l’existence de vastes étendues désertiques y font ressentir fortement les rayons du soleil qui, d’après ces mêmes écrivains, brûlent la peau de ses habitants et leur donne une

208 POMPONIUS MÉLA, De chorographia 3, 100. Voir aussi ID., op. cit., 3, 67, ici il s’agit des Indi noirs comme

les Aethiopes : Oras tenent a Tamo ad Gangen Palibotri, a Gange ad Colida, nisi ubi magis quam ut habitetur

exaestuat, atrae gentes et quodammodo Aethiopes, « La côte qui s'étend de l'Indus au Gange est tenue par les

Palibotriens, et du Gange au cap Colis, à l'exception des endroits qui sont trop chauds pour être habités, par des peuples noirs, des sortes d’Éthiopiens ».

209 SERVIUS, ad Aen. 5, 628. Ce passage contient des additions faites par Servius auctus, auteur dont l’époque est

indéterminée, que nous avons mises en italique dans la traduction française. Sur le même sujet voir également : Servius auctus, ad Aen. 12, 664 ; Servius, ad Buc. 2, 11.

61 couleur noire. On était porté à poser comme un principe scientifique l’influence des « climats » sur les habitants des différentes régions de l’oïkouméné. À partir de là, il fallait évidemment que des hommes à la peau noire fussent brûlés par un soleil implacable.

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