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1.2 LES PROBLÈMES DE TRADUCTION DU TERME LATIN AETHIOPS

1.2.2 Les sens de Aethiops selon les écrivains romains

1.2.2.1 Aethiops ou Aethiopes traduit(s) par Éthiopien(s)

1.2.2.1.4 Aethiops désignant le Noir

Dès les premiers emplois dans la littérature ancienne, les auteurs latins ont désigné le Noir, comme signalé plus haut, par le terme Aethiops. Cette désignation s’est faite en général à travers l’usage du singulier dans les différentes mentions. Ainsi employé, Aethiops ne peut signifier que l’Homme noir car si on le traduisait par ‘Éthiopien’, comme beaucoup l’ont souvent fait, il perdrait son sens propre. Le terme indique donc l’évocation du Noir dans certains textes anciens où ses mentions nombreuses et récurrentes dévoilent manifestement les caractéristiques physiques de ce type.

Au Ier s. av. J.-C., l’écrivain Varron a consacré plusieurs chapitres à l’étude des

similitudes à travers le sens des mots. Il fait à cette occasion un exposé intéressant sur les ressemblances entre deux personnages. Le point essentiel dans cette étude réside dans l’opposition d’un Blanc à un Noir, et c’est justement le terme Aethiops qui est employé pour désigner ce dernier.

Sin illud quod significatur debet esse simile, Diona et Theona quos dicunt esse paene ipsi geminos, inueniuntur esse dissimiles, si alter erit puer, alter senex, aut unus albus et alter Aethiops, item aliqua re alia dissimiles. Sin ex utraque parte debet uerbum esse simile, non cito inuenietur quin in altera utra re claudicet.

« Mais si c’est ce qui est signifié qui doit être semblable, Dion et Théon, qui, disent ces gens, sont comme jumeaux, se révèlent être dissemblables, s’il est vrai que l’un sera un enfant et l’autre un vieillard, ou l’un Blanc et l’autre Noir, ou encore s’ils ont d’autres dissemblances. Mais si le mot doit être semblable aussi bien dans la forme que dans la signification, on n’en trouvera pas facilement qui ne soit pas boiteux sous l’un des deux aspects »154.

À la même époque que Varron, alors qu’il étudiait l’éthopée, figure de style qui consiste à présenter les mœurs et les pensées d’une personne, l’auteur de la Rhétorique à Herennius évoque un Aethiops utilisé pour les bains parmi les esclaves d’un homme qui voulait se montrer riche. Voici un passage de sa description :

Ei dicit in aurem aut ut domi lectuli sternantur, aut ab auunculo rogetur Aethiops qui ad balineas ueniat, aut asturconi locus ante ostium suum detur, aut aliquod fragile falsae choragium gloriae conparetur.

Il lui dit à l'oreille de faire dresser à la maison les lits de la table, ou de demander à son oncle un Noir pour l'accompagner aux bains, ou de faire donner devant sa porte une place à un cheval d’Asturie, ou de préparer quelque fragile simulacre de sa fausse gloire »155.

À la fin du Ier et au début du IIe siècle ap. J.-C., Juvénal traitait de la question de

l’adultère commis par des femmes romaines avec des étrangers. Le satiriste dénonçait ces unions secrètes et révélait en même temps l’existence et la naissance d’enfants illégitimes

154 VARRON, De lingua latina 8, 41 ; La même opposition est faite dans De lingua latina 9, 42. 155 ANONYME, Ad Herennium 4, 50, 63.

45 introduits dans la société. Il évoque parmi ces enfants un Aethiops qui pourrait devenir l’héritier d’un romain. Cet épisode se trouve dans un passage de la satire VI où l’emploi du terme

Aethiops renvoie clairement à un Noir. Le poète écrit :

Gaude, infelix, atque ipse bibendum

porrige quidquid erit ; nam si distendere uellet et uexare uterum pueris salientibus, esses Aethiopis fortasse pater, mox decolor heres impleret tabulas numquam tibi mane uidendus.

« Réjouis-toi, malheureux, présente-lui toi-même la potion, quelle qu'elle soit ; car si elle acceptait de sentir dans son ventre distendu et douloureux les bonds d’un enfant, tu serais peut-être père d'un Noir, et bientôt ton testament serait rempli de cet héritier noirci, que tu ne te déciderais jamais à regarder au jour »156.

L’historien Florus rapporte dans un chapitre consacré à la guerre contre Crassus et Brutus un épisode où il signale la présence d’un Aethiops. Il explique que ce dernier se trouvait en face des soldats de Brutus, et que sa rencontre constituait pour eux un présage funeste tout à fait évident nimis aperte ferale signum fuit, écrit-il. Il est donc important de traduire le terme par Noir pour mieux saisir le sens de l’interprétation de Florus qui écrit :

Igitur iam ordinata magis ut poterat quam ut debebat inter triumuiros, re publica, relicto ad urbis praesidium Lepido, Caesar cum Antonio in Cassium Brutumque succingitur. Illi comparatis ingentibus copiis eamdem illam, quae fatalis Cnaeo Pompeio fuit, arenam insederant. Sed nec tum inminentia destinatae cladis signa latuere. Nam et assuetae cadauerum pabulo uolucres castra, quasi iam sua circumuolabant ; et in aciem prodeuntibus obuius Aethiops nimis aperte ferale signum fuit. Ipsique Bruto per noctem, cum illato lumine ex more aliqua secum agitaret, atra quaedam imago se obtulit, et, quae esset interrogata, « Tuus », inquit, « malus genius », ac sub oculis mirantis euanuit.

« Les affaires publiques, donc, ayant été réglées entre les triumvirs, davantage comme elles le pouvaient que comme elles auraient dû l’être, Lépide fut laissé à la défense de Rome, César et Antoine se préparèrent pour marcher contre Brutus et Cassius. Ceux-ci avaient rassemblé des troupes énormes et occupé la même plaine qui avait été fatale à Pompée. Et cette fois encore se manifestèrent des signes menaçants d’une défaite prévue. Des oiseaux habitués à se nourrir de cadavres volaient autour du camp comme s’il leur appartenait déjà et, en marchant au combat, les soldats se trouvèrent face à un Noir, présage funeste tout à fait évident. Brutus lui-même, pendant la nuit, à la lumière d'une lampe, se livrait à la réflexion comme il en avait l’habitude, lorsqu'un fantôme noir lui apparut, et à la question « Qui es-tu ? » répondit « Ton mauvais génie », puis disparut à ses yeux étonnés »157.

C’est avec Calpurnius Flaccus au IIe s. ap. J.-C. que l’emploi de Aethiops a explicitement

désigné le Noir. En effet, le terme est présent chez beaucoup d’écrivains des siècles précédents, mais les usages faits par ce rhéteur sont très explicites. Si auparavant le mot était interprété de différentes manières et pouvait être traduit par conséquent par Éthiopien, sa mention dans la déclamation de Calpurnius Flaccus confirme qu’un Aethiops désignait à l’époque un Noir. Dans cette controverse où une femme mariée est accusée d’adultère parce qu’elle a accouché d’un enfant noir (Matrona Aethiopem peperit), le terme Aethiops ‘le Noir’ retrouve son sens car il

156 JUVÉNAL, Saturae 6, 597-601.

46 fait uniquement référence à la couleur de la peau alors que beaucoup commençaient à le substituer par Éthiopien. On lit cette affirmation dans le libellé de la déclamation :

Matrona Aethiopem peperit. Arguitur adulterii.

« Une femme mariée a accouché d’un enfant noir. Elle est accusée d’adultère »158.

Dans la première partie l’accusation reprend les propos de la femme qui paraît surprise par le reproche qui lui est fait, c’est-à-dire le fait d’avoir couché avec un Noir et donné naissance à un enfant à la couleur de peau foncée. L’attaque est ainsi formulée :

« Quid ergo » ? Inquit « amaui Aethiopem ? »

« Eh quoi, dit-elle, j’ai couché avec un Noir ? »159

Le terme Aethiops dans ces deux passages de Calpurnius Flaccus désigne, non pas un Éthiopien comme dans les sens que nous avons définis plus haut, c’est-à-dire un homme imaginaire, un habitant de l’Éthiopie ou encore une identité nationale, mais indique l’homme noir et ses caractéristiques physiques. On peut supposer que celles-ci sont sous-entendues à chaque fois le mot est évoqué dans une notice. Toutefois cet emploi reste l’unique endroit dans la littérature latine classique où le terme a été manifestement évoqué avec la signification qui lui est ici attribuée, c’est-à-dire le Noir. Aussi, rappelle-t-il une description chromatique. À partir de cette mention de la déclamation, le mot Aethiops commence réellement à avoir chez les auteurs postérieurs un sens propre, désignant ainsi tout homme ayant la couleur de peau foncée. Désormais, tous ses emplois renvoient à ce type comme nous pouvons en effet le constater dans la biographie de Septime Sévère rédigée pendant l’antiquité tardive. L’auteur de l’Histoire Auguste y révèle les présages de la mort de l’Empereur et on découvre que ce dernier rencontre un certain Aethiops en retournant à son campement. Il est écrit dans ce passage :

Post murum apud uallum uisum in Britannia cum ad proximam mansionem rediret non solum uictor, sed etiam in aeternum pace fundata, uoluens animo quid ominis sibi occurreret, Aethiops quidam e numero militari, clarae inter scurras famae et celebratorum semper iocorum, cum corona e cupressu facta eidem occurrit. Quem cum ille iratus remoueri ab oculis praecepisset et coloris eius tactus omine et coronae, dixisse ille dicitur ioci causa : « totum fudisti, totum uicisti, iam deus esto uictor ». Et ciuitatem ueniens cum rem diuinam uellet facere, primum ad Bellonae templum ductus est errore haruspicis rustici, deinde hostiae furuae sunt adplicitae. Quod cum esset aspernatus atque ad Palatium se reciperet, neglegentia ministrorum nigrae hostiae et usque ad limen domus Palatinae imperatorem secutae sunt.

« Après avoir vu le mur et le rempart de Bretagne, il revenait au poste le plus proche, non seulement victorieux, mais ayant établi une paix perpétuelle, l’esprit occupé par le présage qui se présenterait à lui, lorsque surgit devant lui, une couronne de cyprès sur la tête, un Noir d’un corps de troupe, de grande réputation parmi les bouffons et dont les plaisanteries ne manquaient jamais de public. Impressionné par le présage contenu dans la

158 CALPURNIUS FLACCUS, Declamationes 2. 159 ID., ibid.,

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couleur de cet homme et dans sa couronne, il fut pris de colère et ordonna de le mettre hors de sa vue ; mais l’autre, dit-on, lui jeta en matière de plaisanterie : « Tu as tout mis en déroute, tu as tout vaincu : sois maintenant, vainqueur, un dieu ». Arrivé à Rome, et voulant faire un sacrifice, il fut d’abord conduit par l’erreur d’un haruspice balourd au temple de Bellone, puis on lui présenta des victimes sombres. Il les repoussa et partit vers le palais ; mais la négligence des prêtres fit que les victimes noires160 suivirent l’empereur jusqu'à sa porte »161.

L’étude de Aethiops chez les écrivains classiques a montré les différents sens que le terme a pu recouvrir dans la littérature latine. Bien que Aethiops soit traduit dans plusieurs passages par « Éthiopien », comme c’est le cas lorsqu’il indique un homme légendaire, une population ou bien encore une identité nationale, il désigne avant tout l’homme noir. Dès lors l’idée de l’homme à la peau foncée devrait être gardée à l’esprit toutes les fois où il est traduit par Éthiopiens, mot qui est acceptable dans certaines situations. Sans cette prise de conscience, la traduction de Aethiops posera toujours un problème comme cela a été le cas dans les traductions proposées par certains spécialistes dont nous commenterons les versions dans notre prochain chapitre.

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