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2.1.2.1.2.3 Les fruits

2.1.3 Les bateaux pliables : une production technique des Aethiopes

Une brève remarque de l’Histoire naturelle de Pline (5, 59) accorde à des « Éthiopiens » l’utilisation de bateaux extrêmement légers tout à fait appropriés à la navigation dans le secteur des cataractes du Nil. La notice est intéressante autant par le renseignement qu’elle fournit que pour la manière dont elle a, semble-t-il, impressionné la postérité.

Après avoir cité le passage de la Guerre civile (4, 131-136) dans lequel Lucain compare les bateaux légers de l’Égypte (il ne s’agit pas, ici, de la région des cataractes) à ceux d’autres

318 PLINE l’ANCIEN, op. cit., 13, 43.

319 CATON L’ANCIEN, De l’agriculture 8, 1. PLINE L’ANCIEN a cité ce passage de Caton en Histoire Naturelle

15, 72 en écrivant : Cato de ficis ita memorat : Ficos mariscas in loco cretoso aut aperto serito, in loco autem

crassiore aut stercorato Africanas et Herculaneas, Sacontinas, hibernas, Tellanas atras pediculo longo.

320 Stéphane Schmitt explique dans une note que « la présence de figues en Afrique est pourtant attestée dès

l’époque de Caton, De l’agriculture 8, 1.

99 peuples, le Père Lafitau322, pionnier de l’anthropologie scientifique, qui vécut chez les Iroquois

de 1712 à 1717, résume leurs caractéristiques par les deux mots sutiles (« cousus ») et plicatiles (« pliables »), puis (p. 205) parle de manière spécifique des canots des « Éthiopiens » qui sont mentionnés par Pline.

Il fait d’abord une remarque générale (p. 204) : « Les Auteurs donnent à ces Batteaux [sic] les epithetes de Sutiles & de Plicatiles, parce qu’il falloit les coudre à cause de la matiere dont ils étoient, & qu’il y en avoit qui se plioient facilement, de maniere qu’on pouvoit aisément les porter ». Suit immédiatement (p. 205) la remarque particulière sur les Aethiopes : « Les Ethiopiens, selon le témoignage de Pline, en avoient de cette espece qu’ils plioient comme le reste de leur bagage, & qu’ils portoient lorsqu’ils étoient arrivés aux cataractes du Nil ».

La référence donnée par l’auteur dans la marge à côté du texte est « Plin. Lib. 24. cap. 9 » ; cependant, en note infrapaginale, il écrit : « Plinius. Lib. 5. Cap. 9. Nauis Plicatilis quæ facta ex corio complicata circumfertur ad Trajiciendos amnes… Idem. Lib. 10. Cap. 29. Ibi Æthiopicæ conueniunt naves : namque eas plicatiles humeris transferunt quoties ad cataractas uentum est ». Ces renvois, dont nous verrons ci-après l’origine, sont bien flottants. On ne voit pas qu’il soit question d’embarcations pliables dans le livre XXIV de Pline. C’est bien du livre V qu’il s’agit en réalité. Quant au livre X, comme nous allons le voir, il contient bien l’adjectif plicatilis, mais ce n’est pas à propos d’un bateau.

Par ailleurs, vers la fin de cette note infrapaginale, le verbe conueniunt est erroné, bien qu’on le trouve, pour cette phrase de Pline, dans certaines éditions de la Renaissance comme celle qui parut à Bâle, chez Froben, en 1554 (p. 70), puis dans le Totius latinitatis lexicon de Forcellini, s.u. plicatilis, sur lequel nous reviendrons. Peut-être ueniunt ou conueniunt est-il venu à l’esprit de quelques copistes ou éditeurs parce qu’il n’y a rien de plus naturel pour des bateaux que de se rassembler dans un port ou une station commerciale, ici Éléphantis, agréable île sur le Nil, de tout temps ville de garnison, aux confins de la Nubie. Mais inversement, la forme ueneunt « sont vendus » peut se recommander du principe de la lectio difficilior ; et il n’y a pas de difficulté à imaginer des Aethiopes s’efforçant de vendre, soit à des indigènes soit à qui eût souhaité poursuivre un voyage de plus en plus difficile en remontant le Nil, un matériel tout à fait approprié. Du reste, avec ueniunt, ce n’est pas ibi que l’on eût attendu, mais eo, tandis que ibi convient très bien à ueneunt. Le texte de Pline, donc, est le suivant (Naturalis historia

322 J.-Fr. LAFITAU, Mœurs des sauvages Ameriquains, comparées aux mœurs des premiers temps, vol. 2, Paris,

100 5, 59 Mayhoff) : ibi Aethiopicae ueneunt naues ; namque eas plicatiles umeris transferunt

quotiens ad catarractas uentum est, « on y [sc. à Éléphantis] vend des bateaux éthiopiens ;

comme ils sont pliables, on peut les transporter sur les épaules chaque fois que l’on arrive à des cataractes. »

De l’adjectif plicatilis, il existe une autre occurrence chez Pline 10, 86 : mutat et upupa,

ut tradit Aeschylus poeta, obscena alias pastu auis, crista uisenda plicatili, contrahens eam subrigensque per longitudinem capitis, « la huppe aussi, d'après le poète Eschyle, change de

forme ; oiseau qui, d’ailleurs, se nourrit de choses dégoûtantes, remarquable par une crête qui se replie, et qu'il peut resserrer ou déployer le long de sa tête » (passage auquel fera encore allusion, avec l’utilisation du même mot, une phrase de 11, 122 : diximus et cui plicatilem

cristam dedisset natura, « nous avons dit à quel oiseau la nature a donné une crête qui se

replie »). Ajoutées à celle dont nous nous occupons, ces trois occurrences sont les seules de toute la latinité (excepté, beaucoup plus tard, une autre chez Érasme et une dernière chez Laurent de Brindes, qui auront emprunté l’adjectif à Pline), et elles sont toutes chez Pline.

Quant aux « bateaux pliables » dont parle Pline, certains ont pensé qu’il pouvait s’agir seulement d’outres que l’on aurait gonflées ou dégonflées selon les nécessités. Mais Pline est précis, parle de naues et non d’utres.

Cette phrase de Pline renvoie à deux choses importantes concernant les Aethiopes : une certaine compétence technique, fût-elle un peu primitive, et des opérations commerciales. La compétence technique consiste à savoir réaliser des embarcations légères et « pliables ». Rien n’est dit sur le matériau utilisé ; cela n’a pas empêché la postérité d’y voir du cuir. C’est à propos des navires utilisés par les Bretons pour la navigation sur l’Océan que Pline parle de « cuir cousu » (7, 206 : etiam nunc in Britannico oceano uitiles corio circumsutae fiunt ; l’information sera donnée de nouveau en 34, 156), tout en précisant immédiatement, dans la suite de la phrase et en opposition : in Nilo ex papyro ac scirpo et harundine (ce qui, même s’il s’agit du Nil, ne saurait s’appliquer nécessairement aux barques des « Éthiopiens », lesquels vivent bien loin des roseaux et des papyrus du delta). Cela n’a pas empêché la postérité de voir les barques éthiopiennes, elles aussi, faites de cuir cousu. Le Lexicon de Forcellini,

s.u. plicatilis, auquel nous faisions allusion supra, écrit en effet exactement : « PLICATILIS, le,

pieghevole, πλεκτός, qui plicatur, aut plicari potest. Plin. l. 10. c. 29. sub fin. Upupa crista

uisenda plicatili, contrahens eam, subrigensque per longitudinem capitis. Nauis plicatilis est nauis facta ex corio, quae complicata circumfertur ad trajiciendos amnes. Plin. l. 5 c. 9 ad fin.

101 Ibi Æthiopicæ conueniunt naues. Namque eas plicatiles humeris transferunt, quoties ad cataractas uentum est ». C’est cette notice qui est copiée, sans qu’il le dise, par le Père Lafitau, même si c’est de manière confuse en ce qui concerne les références aux textes. Quant au cuir, s’il est vraisemblable, il n’est pas affirmé chez Pline.

Le verbe ueneunt impose d’admettre à Éléphantis l’existence d’opérations commerciales impliquant des Éthiopiens. Le texte ne dit pas si le commerce en question se fait entre Éthiopiens ou si l’on a affaire à un centre de commerce entre les navigateurs venus « du nord » et des Aethiopes nubiens qui, dans cette ville intermédiaire, proposeraient différentes sortes de produits : ceux, d’une part, qui sont ailleurs répertoriés par Pline comme caractéristiques des régions « éthiopiennes », et d’autre part, spécifiquement ici, des embarcations légères destinées à la navigation sur un fleuve au cours malaisé, accidenté et cahotique. Dans la première hypothèse, des « Éthiopiens » peuvent certes vendre des embarcations à d’autres « Éthiopiens » ; mais on pourrait supposer aussi qu’en ces régions difficiles, tout indigène conserve une telle embarcation qu’il a pu fabriquer, lui-même ou ses proches, et qu’il n’a point achetée : il n’y aurait donc pas de vente-achat d’Éthiopien à Éthiopien. La seconde hypothèse, même s’il n’y a sans doute pas une clientèle constante car la poursuite du voyage en remontant le Nil n’est pas une promenade de bateau-mouche, est intéressante et ferait surgir l’idée du contact entre des civilisations bien différentes. Naturellement, il s’agit à propos des embarcations d’un commerce à dimension très modeste, et ces bateaux ne sont certes pas destinés à l’exportation lointaine dans le monde romain. Mais enfin il y a commerce, c’est-à-dire rencontre, entre hommes venus de mondes qui ne se connaissent guère entre eux. Éléphantis apparaît alors comme la porte de l’inconnu, dernière étape des parcours faciles et « fréquentables » sur le Nil en direction du sud. Quels souvenirs se trouvent derrière ces affirmations ? Beaucoup sans doute, grecs et romains ; mais, s’agissant de Rome, on ne peut se défendre de penser, même si Pline ne la cite pas, à cette expédition de reconnaissance qu’avait envoyée Néron, et dont la mission était de s’aventurer le plus loin possible en descendant vers le sud de l’Égypte.

En tout cas c’est le merveilleux qui domine, et c’est bien à cela que le Père Lafitau a été sensible : spontanément, même sans l’avouer expressément, il dresse un parallèle entre Pline (ou plutôt sa source) en face des embarcations des « Éthiopiens » de la région des cataractes, et lui-même devant le spectacle des canoés des Iroquois d’Amérique. C’est bien cette impression de merveilleux que devaient ressentir les gens qui, dans l’Antiquité, Grecs ou Romains,

102 arrivaient au contact de ces lointains habitants de la Nubie et faisaient connaissance avec leurs pratiques inconnues. Le fait même que l’on ait pu rapprocher ensuite les « bateaux de cuir cousu » des Iroquois et les « barques pliables » d’Égypte montre que l’on avait le sentiment d’avoir affaire, aux deux extrémités du monde habité, aux hommes les plus surprenants et les plus déconcertants.

Le panorama que nous offrent les sources anciennes à propos des activités des Aethiopes les présente au fond comme des hommes de la technè plutôt que de l’épistèmè. On trouvera d’autant plus d’intérêt à signaler l’existence d’une exception remarquable dans le personnage d’un jeune Aethiops, qui connut dans le cadre de l’Empire romain et sous la férule d’Hérode Atticus une destinée plus intellectuelle.

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