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1.3 POURQUOI LES AETHIOPES ONT-ILS LA PEAU FONCÉE ? LES RÉPONSES DES ANCIENS

1.3.1 L’Éthiopie : Une région inhospitalière

1.3.1.1 L’Éthiopie : Une région aride, sans pluie ?

L’aridité qui sévit dans la région éthiopienne est due à l’absence de pluies. Sénèque, l’un des rares auteurs à étudier ce sujet, l’affirmait lorsqu’il traitait de l’origine des eaux des fleuves dans les Questions Naturelles. Il écrit en effet :

Quidam existimant quicquid ex imbribus terra concepit, id illam rursus emittere, et hoc argumenti loco ponunt quod paucissima flumina in his sunt locis quibus rarus est imber. Ideo siccas aiunt Aethiopiae solitudines esse paucosque inueniri in interiore Africa fontes, quia feruida natura caeli sit et paene semper aestiua ; squalidae itaque sine arbore, sine cultore harenae iacent raris imbribus sparsae, quos statim combibunt.

« Certains estiment que c’est l’eau que la terre a collectée par les pluies qu’elle rend ensuite à sa surface ; et ils posent comme preuve le très petit nombre des fleuves dans les pays où il pleut rarement. Si, disent-ils, il y a des déserts arides en Éthiopie, si l’on trouve peu de sources dans l’Afrique intérieure, c’est parce que la nature du climat y est brûlante et que c’est presque toujours l’été ; c’est pourquoi des sables s’y étendent, désolés, sans arbres, sans habitants, rarement arrosés par des pluies qu’ils absorbent aussitôt »186.

Sénèque reprend la thèse de certains philosophes qui soutiennent que les eaux de pluie remontent à la surface par les sources, les ruisseaux, les fleuves après avoir été absorbées par la terre. Suivant cette logique, la rareté des fleuves en Éthiopie et dans l’intérieur de l’Afrique résulte par conséquent de la faiblesse, voire de l’absence des pluies dans ces régions éthiopienne et africaine. C’est ce qui explique l’existence, d’une part, des « déserts arides » (Aethiopiae

solitudines187), et d’autre part la présence d’un climat brûlant (feruida natura caeli). La

perturbation de cette sorte de cycle a pour conséquence la chaleur, l’aridité et la sécheresse, des phénomènes qui rendent la vie quasiment impossible dans les endroits où ils s’installent. Tel est le sens de la dernière phrase de ce passage de Sénèque : Squalidae itaque sine arbore, sine

cultore harenae iacent raris imbribus sparsae, quos statim combibunt. (« C’est pourquoi des

sables s’y étendent, désolés, sans arbres, sans habitants, rarement arrosés par des pluies qu’ils absorbent aussitôt »). Mais les éléments essentiels qu’il convient de retenir dans cette analyse sont les mentions de l’été : paene semper aestiua (« c’est presque toujours l’été »), et des pluies : raris imbribus sparsae (« rarement arrosés par des pluies »). D’après Sénèque, l’Éthiopie est un pays où l’été dure longtemps et où les pluies sont ou bien inexistantes, ou bien rares. Il confirme ses propos lorsqu’il écrit :

Nam in ea parte qua in Aethiopiam uergit aut nulli imbres sunt aut rari et qui insuetam aquis caelestibus terram non adiuuent.

186 SÉNÈQUE, Naturales quaestiones 3, 6, 2.

187 L’expression rappelle le terme solitudines (« étendues désertiques ») employée par Pline l’Ancien lorsqu’il

évoquait le rapport que les éclaireurs de Néron avaient fait à l’empereur (cf. Pline l’Ancien, Naturalis historia 6, 181). Ici, Sénèque insiste sur l’aridité de la région (Aethiopiae solitudines), car plus loin, il utilise une autre expression qui renvoie au désert et à la sécheresse : Squalidae harenae iacent (« des sables désolés s’étendent).

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« Car dans la zone qui regarde vers l'Éthiopie, ou bien il n’y a pas de pluies, ou bien elles sont rares, de telle sorte qu’elles ne peuvent profiter à une terre qui n'est pas habituée aux eaux du ciel »188.

Cependant, sur le même sujet, Sénèque apporte un témoignage qui peut paraître en contradiction avec les deux passages que nous venons de citer. C’est dans un développement sur les pluies d’été et les vents étésiens, qu’il écrit :

In Italiam auster impellit ; aquilo in Africam reicit ; etesiae non patiuntur apud nos nubes consistere ; idem […] Aethiopiam continuis per id tempus aquis irrigant.

« L'Auster pousse les nuages sur l'Italie ; l'Aquilon les refoule sur l’Afrique ; les vents Étésiens ne les

laissent pas rester chez nous ; ces mêmes vents, pendant cette saison, font tomber sur la totalité […] de l'Éthiopie des pluies continuelles »189.

Dans les passages que nous avons cités plus haut190, Sénèque avait beaucoup insisté sur

la rareté des pluies en Éthiopie, comme il est possible de le constater dans les phrases que nous relevons ici : In his sunt locis quibus rarus est imber (« dans les pays où il pleut rarement ») ;

et paene semper aestiua (« et que c’est presque toujours l’été ») ; raris imbribus sparsae

(« rarement arrosés par des pluies »). Or le même Sénèque affirme à propos des régions qu’il qualifiait de zones arides à cause d’une faible pluviométrie qu’elles recevaient continuellement pendant l’été des pluies apportées par les vents étésiens : Idem totam […] Aethiopiam continuis

per id tempus aquis irrigant (« Ces mêmes vents, pendant cette saison, font tomber sur la totalité

[…] de l'Éthiopie des pluies continuelles »).

Afin de montrer clairement la contradiction qui apparaît dans le développement de Sénèque, il convient d’observer deux passages relevés dans les textes que nous avons cités plus haut. En effet, l’affirmation Squalidae […] harenae […] raris imbribus sparsae (« des sables désolés […] rarement arrosés par des pluies ») est réfutée plus loin par ces mots de Sénèque :

Idem […] continuis […] aquis irrigant (« Ces mêmes vents191 […] font tomber […] des pluies

continuelles »). L’opposition entre raris imbribus et continuis aquis que nous soulignons peut induire certains en erreur dans la manière d’apprécier le climat éthiopien. Pourtant le propos sur l’absence de pluies en Éthiopie est loin d’être erroné. D’une part, si l’on considère la fréquence des pluies sur la totalité de l’année, elle est extrêmement faible par rapport à celle des autres continents. C’est pourquoi Sénèque a ajouté un élément de comparaison juste après le passage des Questions naturelles 3, 6, 2 en disant :

188 SÉNÈQUE, op. cit., 4a, 2, 1. 189 ID., Naturales quaestiones 5, 18, 2. 190 ID., op. cit., 3, 6, 2 et op. cit., 4a, 2, 1. 191 Ce sont les vents étésiens.

55 At contra constat Germaniam Galliamque et proxime ab illis Italiam abundare riuis et fluminibus, quia caelo umido utuntur et ne aestas quidem imbribus caret.

« Au contraire, il est certain que la Germanie et la Gaule, et, tout près d’elles, l'Italie, abondent en ruisseaux et en cours d’eau, parce qu’elles ont un climat humide et que même en été elles ne manquent pas de pluies »192.

D’autre part, si la considération porte uniquement sur la saison estivale, on s’apercevra qu’en effet de fortes précipitations tombent effectivement dans cette région. Elles ont été signalées par Pline l’Ancien, Pomponius Méla193 et Ammien Marcellin194 qui, afin d’expliquer

les causes de la crue du Nil, ont tous soutenu comme Sénèque l’argument des vents d’été qui provoquent des pluies pendant toute cette saison. Cette théorie est ainsi expliquée par Pline dans le livre V de l’Histoire Naturelle :

Causas huius incrementi uarias prodidere, sed maxime probabiles etesiarum eo tempore ex aduerso flantium repercussum, ultra in ora acto mari, aut imbres Aethiopiae aestiuos, isdem etesiis nubila illo ferentibus e reliquo orbe.

« Différentes causes ont été avancées pour expliquer cette inondation, mais les plus probables sont les vents étésiens, soufflant en sens contraire à cette époque de l’année, qui le repoussent et font remonter la mer dans ses embouchures, ou bien les pluies d'été en Éthiopie, où les mêmes vents étésiens apportent les nuages du reste de la terre »195.

En les mentionnant deux fois, Pline explique le rôle joué par les vents étésiens (etesiarum, puis etesiis) dans la crue du fleuve. Mais il n’est pas tout à fait sûr de son propos car sa théorie repose sur une probabilité : maxime probabiles (« les plus probables »). D’après lui, l’une des causes de la crue serait les pluies d’été en Éthiopie (imbres Aethiopiae aestiuos). Dès lors, nous pouvons en déduire que si le Nil sortait de son lit à cause des imbres Aethiopiae, c’est parce que ces précipitations tombaient en grande quantité. Pomponius Méla dit à peu près la même chose dans la Chorographie. Pour lui également, c’est en partie à cause de ces pluies que se produisent les inondations du Nil. Il écrit :

[…] Siue quod per ea tempora flantes Etesiae aut actas a septentrione in meridiem nubes super principia

eius imbre […].

« […] Soit parce que, pendant cette saison, les vents Étésiens poussent du septentrion au midi des nuages qui donnent des précipitations de pluie dans la zone de sa source […] »196.

D’après Ammien Marcellin, ce point de vue est partagé par plusieurs « physiciens » de l’Antiquité :

192 ID, op. cit., 3, 6, 2.

193 POMPONIUS MÉLA, De chorographia 1, 53. 194 AMMIEN MARCELLIN, Res gestae 22, 15, 5-6. 195 PLINE L'ANCIEN, Naturalis historia 5, 55. 196 POMPONIUS MÉLA, ibid.

56 Ex Aethiopicis imbribus, qui abundantes in tractibus illis per aestus torridos cadere memorantur, exundationes eius erigi anni temporibus adserunt alii praestitutis.

« D'autres disent que ce sont les pluies d’Éthiopie, qui tombent abondamment en ces régions pendant les chaleurs torrides, qui causent les inondations de ce fleuve à un moment précis de l’année »197.

Il semble donc que quelquefois, les discours des Anciens sur la rareté ou l’abondance des pluies en Éthiopie s’opposent. En effet, si certains d’entre eux affirment qu’il ne pleut pas dans ce pays, d’autres attestent l’existence d’abondantes précipitations qui ne tombent que pendant l’été. C’est pourquoi, bien que l’idée la plus répandue et la plus avérée soit celle de l’absence de pluies, il convient de préciser que pendant la période estivale, l’Éthiopie reçoit tout de même de fortes pluies généralement associées aux vents étésiens. Il faut également noter qu’il est presque unanimement reconnu que ces pluies éthiopiennes tombent sous l’action de la chaleur du soleil fortement présent dans ce pays.

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