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2.1.2.1.2.3 Les fruits

2.6 LES AETHIOPES DANS LA MYTHOLOGIE LATINE

2.6.2 Le mythe de Memnon et sa naissance légendaire

2.6.2.2 L’origine éthiopienne de Memnon

D’après certains spécialistes535, l’origine éthiopienne de Memnon a été attestée à

l’époque hellénistique lorsque les écrivains ont commencé à l’identifier comme le roi des

531 HOMÈRE, Odyssée 4, 187-188 ; et op. cit., 11, 522.

532 Voir P. SCHNEIDER, L’Éthiopie et l’Inde, Interférences et confusions aux extrémités du monde antique, (VIIe

siècle avant J.-C. – VIe siècle après J.-C.), Rome, Collection de l’École française de Rome, 2004, p. 113 : « Venu

d’on ne sait où exactement au secours des Troyens […] ».

533 Nous ne traiterons pas dans cette étude de l’origine asiatique de Memnon, car les témoignages dont nous

disposons sur ce sujet proviennent de sources grecques. Or notre étude porte sur les Aethiopes dans la mythologie latine et non dans la mythologie grecque.

534 Fr. M. SNOWDEN, Blacks in Antiquity : Ethiopians in the Greco-Roman Experience, Harvard University

Press, Cambridge, Mass., Londres, Angleterre, 1975, p. 151.

167 Éthiopiens. C’est le cas de Snowden qui explique que « in other versions of the Memnon story Africa or Ethiopia is frequently Memnon’s country. The curious Alexander wanted to see Ethiopia, Q. Curtius Rufus536 informs us, because it had been Memnon’s Kingdom »537. C’est

donc à titre de roi qu’il est parti à Troie avec une armée forte de vingt mille Éthiopiens apporter son soutien à Priam538.

Pour P. Schneider, certains artistes n’ont pas attendu cette époque pour établir le lien entre Memnon et une « Éthiopie africaine »539. En posant cette affirmation, il pensait peut-être

à un article de Snowden où ce dernier disait que « éveillé au contact de l’Égypte, l’intérêt des artistes grecs du VIe siècle à l’égard des Noirs se tourna vers leur passé mythologique. La

légende de Memnon, que l’on peut voir avec ces guerriers éthiopiens sur une série d’amphores à figures noires datant de 550-525 av. J.-C., les attira plus particulièrement »540. Les

représentations en question sont celles que nous donnons ci-dessous. Image 26 - Exekias, amphore (détail) : Memnon et

un guerrier éthiopien. Prov. Orvieto. 550- 525 env. av. J.-C. Terre cuite. Philadelphie, The University Museum.

Image 27 - Exekias, amphore (détail) : Memnon et deux

guerriers éthiopiens. 550-525 env. av. J.-C. Terre cuite. Londres, British Museum.

536 QUINTE-CURCE, Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri 4, 8, 3 : Cupido, haud iniusta quidem,

ceterum intempestiua, incesserat non interiora modo Aegypti, sed etiam Aethiopiam inuisere ; Memnonis Tithonique celebrata regia cognoscendae uetustatis auidum trahebat paene extra terminos solis. Sed imminens bellum, cuius multo maior supererat moles, otiosae peregrinationi tempora exemerat. Itaque Aegypto praefecit Aeschylum Rhodium et Peucesten Macedonem, « II avait conçu le désir, assez raisonnable d'ailleurs, mais tout à

fait hors de saison, de visiter non seulement l'intérieur de l'Égypte, mais aussi l'Éthiopie. La curiosité de voir le fameux palais de Memnon et de Tithon allait entraîner cet esprit passionné pour l'antiquité presque au-delà des bornes du soleil. Mais les soins pressants d'une guerre, dont la partie la plus difficile lui restait encore, ne lui laissaient pas le temps de se promener en voyageur oisif. Il remit donc le gouvernement de l'Égypte au Rhodien Eschyle et au Macédonien Peucestès ».

537 Fr. M. SNOWDEN, ibid.

538 Cf. DIODORE, Bibliothèque historique 2, 22. 539 P. SCHNEIDER, op. cit., p. 114.

540 Fr. M. SNOWDEN, « Témoignages iconographiques sur les populations noires dans l’Antiquité gréco-

168 Mais ces indications que nous venons de discuter proviennent de sources grecques et ne concernent donc pas directement notre étude ; il est cependant important de les signaler afin de comprendre l’évolution de la construction du mythe de Memnon à travers les siècles. Dans la littérature latine, c’est seulement à la période classique que Memnon a été définitivement considéré comme un Aethiops et le premier auteur romain à l’attester est le poète Catulle541.

Dans un passage du poème 66 dédié à la chevelure de Bérénice, Catulle décrit clairement Memnon comme un Éthiopien. Il écrit :

Abiunctae paulo ante comae mea fata sorores lugebant, cum se Memnonis Aethiopis unigena impellens nutantibus aera pinnis obtulit Arsinoes Locridos ales equus, isque per aetherias me tollens auolat umbras et Veneris casto collocat in gremio.

« Les autres boucles, mes sœurs, qui venaient d’être séparées de moi, pleuraient ma destinée, quand apparut le frère de l’Éthiopien Memnon, le cheval ailé de la Locrienne Arsinoé, fendant les airs du battement de ses ailes, et il s’envole, m’enlevant à travers les ombres de l’éther, et me place dans le chaste sein de Vénus »542.

À partir de ce moment, les écrivains vont de plus en plus qualifier Memnon avec des adjectifs qui non seulement décrivent sa couleur de peau noire, mais aussi donnent son origine éthiopienne. On observera même que ces emplois mettant en évidence le teint noir du héros semblent propres à la langue poétique car ce sont pour la plupart des poètes qui en font l’usage. On note qu’à ce propos ce n’est pas le terme Aethiops qui est employé, mais son équivalent

niger. Ainsi trouve-t-on d’abord chez Ovide un usage assez fréquent543 de l’expression niger Memnon ‘le noir Memnon’ ou l’allusion Memnonio colore « de la couleur de Memnon »544. Au

livre I des Amours, le poète écrivait : Nigri non illa parentem

Memnonis in roseis sobria uidit equis. Celle-ci ne vit pas la mère du noir Memnon sobre sur ses chevaux aux couleurs de rose.

Cette même formule nigri Memnonis avait été employée par Virgile dans l’Énéide (et c’est là qu’Ovide sera allé la chercher) quand Énée, arrivé à Carthage, découvre le temple de Junon en construction, avec les scènes de la guerre qui y avaient été gravées. Il s’y reconnaît lui-même, et identifie en même temps les armes de son allié le noir Memnon. Virgile écrit :

Se quoque principibus permixtum adgnouit Achiuis,

Eoasque acies et nigri Memnonis arma. « Il se reconnait lui-même ainsi que les princes Achéens, de même que le regard de l’Aurore et les armes du noir Memnon »545.

541 AULU-GELLE, Noctes atticae 19, 7, 6 citait Lavius qui qualifiait Memnon de ‘nocticolorem’ : Item, quod

rubentem auroram 'pudoricolorem' appellauit et Memnonem 'nocticolorem', « De même, il avait appelé l’Aurore

rougie pudoricolor (‘qui a la couleur de la pudeur’) et Memnon nocticolor (‘qui a la couleur de la nuit’) ».

542 CATULLE, Carmina 66, 52. 543 OVIDE, Amores 1, 8, 3-4.

544 ID., Epistula ex Ponto 3, 3, 96-97 : Si dubitem faueas quin his, o Maxime, dictis, / Memnonio cygnos esse colore

putem. / Sed neque mutatur nigra pice lacteus umor, / nec quod erat candens fit terebinthus ebur.

169 Plus tard Servius, le commentateur de Virgile, apportera une précision sur le sens de ce lemme nigri Memnonis arma (« les armes du noir Memnon »). L’exégète explique que :

NIGRI MEMNONIS ARMA quia Tithonus, frater Laomedontis, raptus ab Aurora filium suum Memnonem ex ipsa progenitum, inlectus dono uitis aureae Priamo ad Troiae misit auxilia. Qui congressus cum Achille ab eo est interemptus, cuius mortem mater Aurora hodieque matutino rore flere dicitur. « Nigri » autem dixit « Aethiopis », unde prima consurgit Aurora.

« LES ARMES DU NOIR MEMNON » : Parce que Tithon, frère de Laomédon, ayant été enlevé par l'Aurore, séduit par le don d'une vigne d'or, cadeau de Priam, envoya pour secourir Troie son fils Memnon, qu'il avait eu d'elle. Celui-ci, ayant affronté Achille, fut tué par lui, et l'Aurore sa mère, aujourd'hui encore, pleure, dit-

on, sur sa mort les larmes de la rosée matinale. Avec « nigri » (« noir »), il a voulu dire « Aethiopis »

(« Éthiopien »), car c’est de cette région que surgit l'Aurore »546.

Enfin, le dernier exemple que nous donnerons pour montrer que les écrivains romains considéraient Memnon comme un Noir en provenance d’Éthiopie, se situe dans un passage de la tragédie de Sénèque, Agamemnon547.

Victor uenit

Asiae ferocis, ultor Europae, trahit captiua Pergama et diu uictos Phrygas ; hunc fraude nunc conaris et furto aggredi ? quem non Achilles ense uiolauit fero, quamuis procacem toruus armasset manum, non melior Aiax morte decreta furens, non sola Danais Hector et bello mora, non tela Paridis certa, non Memnon niger, non Xanthus armis corpora immixtis gerens, fluctusque Simois caede purpureos agens, non niuea proles Cycnus aequorei dei, non bellicoso Thressa cum Rheso phalanx, non picta pharetras et securigera manu peltata Amazon, hunc domi reducem paras mactare et aras caede maculare impia?

C'est le vainqueur de la sauvage Asie et le vengeur de l'Europe qui s'avance, traînant Troie captive, et les Phrygiens vaincus au prix de longs efforts. Est-ce avec la ruse et la perfidie que tu prétends l'attaquer ? Achille n'a pu le blesser de sa cruelle épée dont il avait armé ses mains avides de vengeance ; ni le plus brave des deux Ajax, transporté de fureur et décidé à mourir ; ni Hector, qui seul arrêta les Grecs et prolongea la guerre ; ni Paris avec ses traits qui ne manquent pas leur but, ni le noir Memnon, ni le Xanthe qui roulait dans ses flots les armes et les corps des guerriers ; ni le Simoïs dont les eaux étaient rougies de carnage ; ni le blanc Cycnus, fils du dieu des mers ; ni les phalanges de Thrace, commandées par le belliqueux Rhésus ; ni les Amazones avec leurs carquois peints, leurs haches redoutables et leurs boucliers échancrés. Voilà celui que tu veux immoler à son retour ? c'est du sang de ce héros que tu veux souiller les autels ?

Partant donc de ces différents textes, nous nous apercevons que la légende de Memnon est entrée dans la mythologie romaine grâce aux poètes latins de la fin du Ier siècle av. J.-C. et

du début du Ier siècle ap. J.-C. Ces derniers ont beaucoup contribué à propager et à faire

connaître l’histoire du héros mythique non seulement auprès du peuple romain mais aussi auprès des auteurs postérieurs. C’est ainsi que les écrivains du siècle d’Auguste et même ceux d’après ont continué à voir Memnon comme un Aethiops et lui ont trouvé des origines éthiopiennes. Certains lui attribuèrent le titre de roi d’Éthiopie et soulignèrent de temps à autre

546 SERVIUS, ad Aen. 1, 489. Il s’agit ici du texte de Servius et des additions du Servius Auctus qui apparaissent

en italique dans ce passage. Nous rappelons qu’elles sont de date indéterminée.

170 des récits qui font l’écho de sa légende548. Pline l’Ancien, qui cherchait à disculper la

responsabilité de Rome par rapport aux guerres qui ont dévasté l’Éthiopie, rappelait la puissance passée de ce pays alors dirigé par Memnon. Il écrivait :

Nec tamen arma Romana ibi solitudinem fecerunt ; Aegyptiorum bellis attrita est Aethiopia uicissim imperitando seruiendoque, clara et potens etiam usque ad Troiana bella Memnone regnante. Et Syriae imperitasse eam nostroque litori aetate regis Cephei patet Andromedae fabulis.

« Ce ne sont pourtant pas les armes romaines qui ont fait de ce pays un désert : ce sont des guerres avec les Égyptiens qui ont broyé l'Éthiopie, dans des alternatives de conquête et de servitude ; elle avait été célèbre et puissante jusqu'à la guerre de Troie, sous le règne de Memnon ; elle étendit même son empire sur la Syrie et sur notre rivage au temps du roi Céphée, comme le montre la légende d'Andromède »549.

Dans ce passage, Pline reprend des informations relatives à la légende de Memnon. Il mêle à la fois une réalité historique550 et un événement mythique (Troiana bella, « la guerre de

Troie »). Cette dimension mythique prend plus de sens lorsque qu’il mentionne d’un côté des personnages légendaires comme Céphée et de l’autre utilise l’expression Andromedae fabulis (« la légende d’Andromède »). Mais au-delà de la mention de ces personnages mythologiques, Pline l’Ancien situe Memnon à la fois dans l’espace et dans le temps. D’une part, il cite clairement le pays en disant : Aegyptiorum bellis attrita est Aethiopia (« ce sont des guerres avec les Égyptiens qui ont broyé l'Éthiopie »). D’autre part, il définit l’époque à travers l’expression Memnone regnante (« sous le règne de Memnon »). Avec ce texte de Pline, on assiste au passage d’une représentation légendaire de Memnon à la réalité même de l’Aethiops et de l’Aethiopia. Snowden résume bien cette évolution de la conception romaine des Aethiopes dans cette affirmation : « In the Roman period, however, Memnon was considered at times definitely black and Ethiopian. […] As Nilotic Ethiopia became better known through merchants, mercenaries, and travelers, Memnon, who had earlier been located in the east, was moved to a more familiar Ethiopia »551. P. Schneider abonde dans le même sens en affirmant

que les hommes de l’Antiquité pensaient qu’il y avait une part de vérité dans le mythe. À ce

548 PLINE L'ANCIEN, Naturalis historia 10, 74 : Auctores sunt omnibus annis aduolare Ilium ex Aethiopia aues

et confligere ad Memnonis tumulum, quas ob id Memnonidas uocant. Hoc idem quinto quoque anno facere eas in Aethiopia circa regiam Memnonis, exploratum sibi Cremutius tradit, « D’après certaines sources, il arrive tous les

ans à Ilion, venus d'Éthiopie, des oiseaux qui se battent sur le tombeau de Memnon, et que pour cette raison on appelle les memnonides. Crémutius dit avoir vérifié que ces oiseaux en font autant tous les quatre ans en Éthiopie, autour du palais de Memnon ». Voir aussi PLINE L’ANCIEN, Naturalis historia 19, 52 : Mergi enim, credo, in

profunda satius est et ostrearum genera naufragio exquiri, aues ultra Phasim amnem peti ne fabuloso quidem terrore tutas, immo sic pretiosiores, alias in Numidiam atque Aethiopiae sepulchra, aut pugnare cum feris mandique capientem quod mandat alius, « Ah certes, mieux vaut plonger dans les profondeurs pour y chercher

toutes les espèces d’huîtres au risque de s’y engloutir, chasser au-delà du Phase des oiseaux que ne protègent même pas les fables terrifiantes et qui n'en paraissent que plus précieux, et d'autres jusqu'en Numidie et dans les sépulcres de l'Éthiopie, ou combattre les bêtes sauvages et être mangé en cherchant à prendre ce qu'un autre mangera ! »

549 PLINE L'ANCIEN, Naturalis historia 6, 182.

550 Car il insère ce développement au moment où il relate la campagne de Pétronius en Éthiopie.

551 Fr. M. SNOWDEN, Blacks in Antiquity : Ethiopians in the Greco-Roman Experience, Harvard University

171 propos il note que « le plus souvent, les Anciens estimaient que les mythes présentaient un fond de vérité, restituable par certains outils intellectuels, tels l’allégorie ou l’historicisation »552. Le

même spécialiste s’accorde avec J. André553 qu’il cite pour dire que « chez les poètes, le mythe

est […] parfois plus proche, plus vivant même que la réalité »554.

Conclusion

En définitive, le sens donné à l’Aethiops et aux Aethiopes dans la mythologie est presque le même que celui qu’on trouve dans la littérature à la seule différence que dans les légendes,

Aethiops désigne des chevaux et non des hommes. Mais même avec cette symbolique, les Aethiopes gardent leur rapport à la chaleur et au soleil et entretiennent avec les divinités

d’étroites relations. Ils offrent des sacrifices aux dieux et ces derniers leur rendent visite en signe de reconnaissance de leur dévotion. Grâce au personnage légendaire de Memnon, définitivement localisé en Éthiopie à partir de la période romaine, la connaissance des Aethiopes se précise et l’image mythique de l’Aethiops cède peu à peu la place à la réalité sans pour autant disparaître complètement. P. Schneider explique bien cette évolution de la mentalité romaine vis-à-vis des Aethiopes en disant que « les Éthiopiens, tout en s’enracinant dans la réalité géographique et historique, ne perdaient pas définitivement leur caractère mythique »555. Pour

confirmer cette remarque pertinente, nous citons un témoignage de Pline l’Ancien qui, au Ier

siècle déjà, témoignait de l’existence des Aethiopes comme exemple de choses incroyables en ces termes : Quis enim Aethiopas ante quam cerneret credidit ? Aut quid non miraculo est, cum

primum in notitiam uenit ? (« Qui en effet, avant d’en voir, a cru à l'existence des Éthiopiens ?

Et quelle est la chose qui ne nous paraît pas étonnante quand elle vient à notre connaissance pour la première fois ? »556)

552 P. SCHNEIDER, op. cit., p. 394.

553 J. ANDRÉ, « Virgile et les Indiens », dans Revue des Études Latines, 27, 1949, p. 157-163, ici p. 157-158. 554 P. SCHNEIDER, loc. cit., p. 394.

555 P. SCHNEIDER, op. cit., 395. 556 PLINE L'ANCIEN, op.cit., 7, 6.

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2.7 ROIS, REINES ET CONSEILLERS CHEZ LES

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