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2.1.2.1.2.3 Les fruits

2.4 LES SOLDATS AETHIOPES DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE

2.4.1 Les cornacs noirs dans les armées

2.4.1.1 Les cornacs noirs de l’armée carthaginoise

Aussi, le général Hannibal connaissait-il la grande capacité des Noirs à utiliser les éléphants pour la guerre. La pratique était déjà très courante en Inde comme le soulignent F. Lenormant et E. Pottier : « L'usage des éléphants de guerre est très ancien dans l'Inde414, pays

dont la mythologie et l'art font une grande place à cet animal »415. Le terme Indus, qui pouvait

signifier aussi bien ‘le Noir’ que ‘l’Indien’ à cause de la similitude de leurs peaux foncées, était employé pour désigner les conducteurs d’éléphants, c’est-à-dire les cornacs. J. Desanges a expliqué ce phénomène linguistique en étudiant les inscriptions grecques trouvées sur les jambes des colosses du temple de Ramsès II d’Abou-Simbel. « Enfin, dit-il, une cinquième inscription signale un Indien (Ἰνδός) portant le nom énigmatique de Sirônos. Après d’autres auteurs, les éditeurs voient dans cet Ἰνδός un cornac, qu’il vînt ou non de l’Inde. L’ethnique a en effet servi à désigner tout spécialiste de dressage, de l’entretien et de la conduite des éléphants. La raison en est que, même si le Grand Roi employait des éléphants de guerre, il semble bien que ce fut la bataille de l’Hydaspes (-326) contre Pôros qui révéla aux Gréco- Macédoniens toutes les possibilités de ces pachydermes »416.

La généralisation du terme (Indus) pour désigner tous les cornacs, et même ceux de l’« Éthiopie », est la manifestation de l’influence indienne sur les civilisations éthiopiennes417.

Cette influence s’est exercée au gré des conquêtes qui mirent en contact les Indiens avec les Grecs, les Grecs avec Romains et d’une manière plus étendue, tous les peuples qui cohabitèrent autour de la Méditerranée. La transmission du savoir indien a fait que les Aethiopes qui disposaient d’éléphants dans leurs territoires se sont approprié le dressage des pachydermes.

413 FRONTIN, Strategemata 1, 11, 18. 414 DIODORE, Bibliothèque historique 2, 16.

415 F. LENORMANT et E. POTTIER, « Elephas », dans Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de

Daremberg et Saglio, p. 537, col. de droite.

416 J. DESANGES, « Les chasseurs d’éléphants d’Abou-Simbel », p. 31-50, dans Actes du quatre-vingt-douzième

congrès national des sociétés savantes, Strasbourg et Colmar 1967, Section d’archéologie, Paris, Bibliothèque

nationale, 1970, ici p. 32.

417 Sur ce sujet voir P. SCHNEIDER, L'Éthiopie et l'Inde : Interférences et confusions aux extrémités du monde

132 Grâce à l’adoption de cet usage et à l’expérience acquise au cours des siècles, les Noirs — hors même du contexte militaire — ont gagné la réputation de dresseurs d’animaux exotiques comme en témoigne ce passage de Sénèque :

Certi sunt domitores ferarum qui saeuissima animalia et ad occursum expauescenda hominem pati subigunt nec asperitatem excussisse contenti usque in contubernium mitigant : leonis faucibus magister manum insertat, osculatur tigrim suus custos, elephantum minimus Aethiops iubet subsidere in genua et ambulare per funem.

« Il existe certains dompteurs qui forcent les animaux les plus sauvages, ceux dont la rencontre nous épouvante, à supporter l’homme et qui, non contents de les dépouiller de leur caractère farouche, les apprivoisent jusqu'à la familiarité. Le maître met la main dans la gueule du lion ; le tigre reçoit les baisers de son gardien ; l’éléphant obéit au nain Éthiopien qui le fait s’agenouiller ou marcher sur la corde »418.

Il faut ici ouvrir un bref excursus pour s’interroger sur le mot qui accompagne, à la fin de la phrase, le terme Aethiops. Sous sa forme la plus communément reçue, celle que l’on voit dans les éditions modernes, le texte de Sénèque parle de minimus Aethiops. Il s’est trouvé, certes, des éditions de la Renaissance pour écrire non pas minimus Aethiops, mais mimus

Aethiops ; mais un « mime » a peu de raisons d’intervenir dans le contexte. Le superlatif minimus a bien sa place dans la description du couple d’opposés que forment le pachyderme et

son dompteur. L’image suggérée est traditionnelle, nous la connaissons encore, elle reste saisissante. Sous la plume de Sénèque, elle doit renvoyer à des exhibitions de fauves lors de spectacles offerts au peuple à l’époque impériale, et dans lesquels les animaux pouvaient, au moins occasionnellement, être présentés en même temps que des dompteurs originaires des contrées d’où ils venaient. Ainsi donc, « le plus petit Éthiopien » ou « un Éthiopien tout petit », est capable d’imposer sa loi à un pachyderme énorme. La question se pose cependant : la formulation minimus Aethiops est-elle à prendre dans son sens le plus général, comme nous venons de le faire, ou bien pourrait-on lui supposer une signification plus précise, dans le cas où elle désignerait « un Noir tout petit », c’est-à-dire, exactement, un Pygmée ?

Quant à Martial, c’est, quelques années après Sénèque, la même image du dresseur Noir qui surgit de ses vers. On est aussi dans la même situation, celle d’une présentation animée de fauves domestiqués, en même temps que de leurs dresseurs. Dans l’épigramme 104 du livre I, l’éléphant et son magister niger viennent clore une série où figurent avant lui le léopard, le tigre, le cerf, l’ours et le sanglier, tous obéissant à des ordres contre leur nature ; s’agissant de

418 SÉNÈQUE, Epistulae morales ad Lucilium 85, 41. Voir aussi Martial, Epigrammata I, 104, 9-10 ; ID., op. cit.,

133 l’éléphant (belua dans le texte, de façon suggestive, pour rompre avec les termes précédents), on lit :

Et molles dare iussa quod choreas

Nigro belua non negat magistro « Et la bête ne refuse pas d’exécuter les flexibles danses en chœur que son maître noir lui ordonne »419.

L’idée du poète est de montrer que toutes ces attitudes apprivoisées, et celle de l’éléphant, ne sont rien même en comparaison de la mansuétude du lion à l’égard du lièvre qu’il pourrait dévorer. Dans l’épigramme 77 du livre VI, la tonalité est différente et la moquerie à l’égard d’un certain Afer est comparée à celle qui accompagne chez le spectateur le spectacle d’un nain (quoique non désigné comme tel) juché sur un mulet, ou celui d’un « Libyen » sur un éléphant ; deuxième occurrence, donc, chez Martial, du couple formé par l’éléphant (ici désigné, encore, par belua) et son dresseur :

Non aliter monstratur Atlans cum compare ginno

Quaeque uehit similem belua nigra Libyn. « C'est ainsi

420 qu'on montre du doigt Atlas421 avec son

mulet, deux modèles réduits, et le monstre noir monté par un Libyen de semblable couleur »422.

Toujours est-il que le Libyen en question est celui qui réussit à diriger le pachyderme, et l’on retrouve ici les qualités de dresseur d’éléphant que les textes accordent à l’Aethiops.

En tout cas, il ne s’agit pas, dans le passage de Sénèque pas plus que chez Martial, d’un cornac soldat ; il est pourtant vrai que les qualités du dresseur Aethiops s’appliqueront tout naturellement en contexte militaire. Sénèque reconnaît à ce personnage, qu’il constitue ici, pour ainsi dire, en « type », l’aptitude à apprivoiser parfaitement les animaux sauvages (nec

asperitatem excussisse contenti usque in contubernium mitigant, « non contents de les

dépouiller de leur caractère farouche, ils les apprivoisent jusqu'à la familiarité » — caractéristique partagée avec tous les dresseurs d’animaux sauvages), à les rendre obéissants (iubet subsidere in genua, « il le fait s’agenouiller ») et à leur transmettre un savoir qui dépasse leur nature (ambulare per funem, « marcher sur la corde »). Cette remarque souligne la compétence du cornac Aethiops qui se montre capable non seulement de communiquer avec les éléphants, mais encore de les commander. Le même jugement affleure dans les vers de Martial. C’est ainsi qu’on retrouve chez eux les notions de commandement et d’obéissance essentielles

419 MARTIAL, Epigrammata 1, 104, 9-10.

420 Sc. de la manière dont on se moque du personnage-cible de l’épigramme, un nommé Afer. 421 Évidemment un nain, malgré son nom.

134 dans l’art de faire la guerre. Grâce à son autorité sur l’animal, le cornac Aethiops joua un rôle très important dans les différentes batailles pendent l’antiquité romaine.

Chez les cornacs Aethiopes, les méthodes de dressage des éléphants de guerre ne sont pas clairement définies. Selon F. Lenormant et E. Pottier, « on semble avoir surtout cherché à familiariser l'animal avec le contact des projectiles, qui étaient le principal moyen de défense employé contre lui »423. C’est pour en faire de véritables machines à tuer que les cornacs

dressaient les éléphants qui, dans le même temps, terrifiaient et désorganisaient les soldats ennemis. Pour équiper les pachydermes, ils avaient mis en place une technique très particulière. Ils préparaient un équipement destiné à l’attaque, mais aussi à la défense et à la protection de l’animal. Cet ensemble était conçu en fonction de la tactique militaire. Pour l’offensive comme pour la défensive, les éléphants étaient équipés d’un bouclier oblong et d’une tour placée sur leur dos. Les cornacs s’y installaient et lançaient des traits et des javelots à l’adversaire. En plus des pointes en fer placées sur la poitrine et sur les défenses de l’animal, certains cornacs le recouvraient de lamelles en fer.

Lorsque l’armée était en progression, les bataillons de cornacs étaient placés en arrière- plan. Mais cette organisation changeait quand un combat devenait imminent. Alors, ils « étaient rangés en une seule ligne, mais à une certaine distance en avant de l'armée, pour n'y point porter le désordre dans le cas où ils seraient mis en déroute par les projectiles de l'ennemi. Un éléphant plus grand et plus fort que les autres était quelquefois placé en tête »424. Certains généraux qui

disposaient de peu d’éléphants employaient l’armée des cornacs pour protéger l’infanterie contre la cavalerie adverse. Ceux-ci étaient alors disposés tantôt sur les ailes, tantôt en forme de demi-cercle avec le côté arrondi tourné vers l’ennemi. Une autre tactique consistait à les tenir en réserve et à n’en faire usage que si la défaite s’annonçait.

En revanche, l’utilisation des cornacs et de leurs éléphants dans le combat présentait quelques dangers pour les propres troupes qu’ils devaient appuyer. En effet, des stratèges ont découvert que le cri des cochons425 terrifiait les éléphants. À cause de ces grognements, ou à

cause des blessures infligées par les soldats ennemis, les pachydermes faisaient demi-tour et causaient dans ce mouvement la mort de nombreux soldats alliés. Selon Tite-Live426, c’est pour

423 F. LENORMANT et E. POTTIER, op. cit., p. 540, col. de gauche. 424 F. LENORMANT et E. POTTIER, op. cit., p. 541, col. de gauche. 425 Cf. PLINE L’ANCIEN, Naturalis historia 8, 27.

135 éviter un massacre qu’Hasdrubal équipait ses cornacs d’une sorte de poignard et leur ordonnait de tuer les éléphants lorsqu’ils revenaient en arrière.

On peut supposer que certains d’entre eux au moins seraient des Noirs provenant d’une tribu éthiopienne nommée les Troglodytes. Ceux-ci, en effet, connaissaient parfaitement les parties les plus vulnérables de l’éléphant qu’ils chassaient et capturaient pour les besoins du commerce. Pline l’Ancien a dévoilé une des techniques qu’ils utilisaient pendant cette activité et qu’ils exécutaient dans des situations de désobéissance de l’éléphant lors d’une bataille :

Trogodytae contermini Aethiopiae, qui hoc solo uenatu aluntur, propinquas itineri eorum conscendunt arbores ; inde totius agminis nouissimum speculati extremas in clunes desiliunt. Laeua adprehenditur cauda, pedes stipantur in sinistro femine ; ita pendens alterum poplitem dextra caedit ac praeacuta bipenni hoc crure tardato profugiens alterius poplitis neruos ferit, cuncta praeceleri pernicitate peragens.

« Les Troglodytes427 limitrophes de l’Éthiopie, qui ne vivent que de cette chasse, montent sur des arbres

voisins du passage des éléphants ; de là, ils guettent le dernier du troupeau, et sautent sur son arrière-train. De la main gauche, on saisit sa queue, on appuie les pieds sur sa cuisse gauche ; ainsi suspendu, on coupe de la main droite l’un des jarrets et, cette jambe étant gênée, on frappe en s’enfuyant, avec une hache à double tranchant très aiguisée, les tendons de l’autre jarret, tout cela étant exécuté avec une extrême rapidité »428.

Ce texte laisse penser que ces mêmes chasseurs Troglodytes étaient employés comme cornacs dans les armées carthaginoises. L’avantage de leur recrutement résidait d’une part dans leur maîtrise de la conduite des éléphants, et de l’autre dans leur habileté à les éliminer lorsque ces animaux venaient à constituer un danger. Ainsi prouvent-ils leurs qualités guerrières pendant les attaques et les défenses menées par les contingents auxquels ils appartiennent. Dans ce dernier cas, ils font preuve d’autant de courage que d’agilité. Pline le fait remarquer en décrivant en détail, comme on vient de le voir, le procédé par lequel les chasseurs-cornacs noirs mettaient l’animal hors d’état de nuire, et souligne dans les termes employés (ainsi praeceleri

pernicitate, « une extrême rapidité ») non seulement leur habileté, mais aussi leur bravoure.

Le cornac noir représenté sur la monnaie étrusque citée plus haut a permis, en l’absence de témoignages littéraires, d’étudier le rôle des éléphants de guerre et de leurs conducteurs dans l’antiquité romaine. Cette étude a révélé des similitudes dans les techniques employées par les cornacs et les chasseurs de pachydermes Aethiopes mentionnés par Pline. À partir de ces ressemblances, nous avons conclu que ces valeureux troglodytes ont servi de cornacs dans les armées puniques. Snowden429 a signalé une terre cuite découverte à Pompéi et située au musée

427 Ils se servent de chars à quatre chevaux pour chasser aussi les Garamantes et sont considérés comme les plus

rapides à la course de tous les hommes.

428PLINE L'ANCIEN, Naturalis historia 8, 26.

429 Fr. M. SNOWDEN, « Témoignages iconographiques sur les populations noires dans l’Antiquité gréco-

136 de Naples. Selon lui cette terre cuite « témoigne […] que le Nègre, juché ici sur le dos d’un éléphant harnaché d’une tour, avait bien la maîtrise de cet animal, ce que mentionnent, de leur côté, plusieurs textes de l’époque impériale »430. Elle est une preuve évidente de l’emploi des

Noirs durant la période romaine comme conducteurs d’éléphants. Par ailleurs nous découvrons que, outre la maîtrise de la conduite des pachydermes, les Noirs savaient très bien lancer les flèches. Cela leur a valu la réputation d’excellents archers.

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