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2.1.2.1.2.3 Les fruits

2.8 L’INTÉRÊT DES ROMAINS POUR LES RÉGIONS ÉTHIOPIENNES : AUGUSTE ET NÉRON

2.8.3 La politique romaine en Éthiopie sous Néron

Les rapports entre Rome et l’Éthiopie sous Néron sont complexes du fait du caractère hypothétique603 de ce que l’on sait de la politique de cet empereur dans cette région. En effet,

la politique de Néron en direction de l’Éthiopie est restée pendant longtemps confuse. Les seuls témoignages laissés par les auteurs latins sont contradictoires et ils ont suscité beaucoup de controverses chez les spécialistes. Ces contradictions se manifestent dans la relation par deux auteurs du rapport des explorateurs de Néron.

2.8.3.1 L’exploration néronienne vue par Sénèque et par Pline l’Ancien

Le rapport de la mission d’exploration envoyée par Néron n’a été mentionné dans la littérature latine que par deux auteurs de l’époque classique : Sénèque et Pline l’Ancien604.

Cependant, on note dans l’interprétation de ce récit des divergences qui amènent à s’interroger sur les véritables intentions de Néron et sur le nombre exact des expéditions. En effet, tandis que l’un explique qu’il s’agit d’une mission à but scientifique, l’autre soutient que ces éclaireurs étudiaient le territoire en vue de préparer une guerre.

2.8.3.1.1 La version de Sénèque : une exploration à but scientifique

Sénèque a traité ce sujet dans les Questions Naturelles où il étudiait les phénomènes extraordinaires tels que les sources des fleuves. Il explique que la crue du Nil pendant l’été venait non pas des eaux de pluie, mais d’une source intérieure jusque-là inconnue. C’est pour justifier sa thèse, comme pour donner plus de poids à son argument, qu’il évoque le rapport des explorateurs néroniens en disant :

Ego quidem centuriones duos quos Nero Caesar, ut aliarum uirtutum ita ueritatis in primis amantissimus, ad inuestigandum caput Nili miserat, audiui narrantes longum ipsos iter peregisse, cum a rege Aethiopiae instructi auxilio commendatique proximis regibus ad ulteriora penetrassent.

« Deux centurions que l'empereur Néron, passionné pour toutes les belles choses et surtout pour la vérité, avait envoyés à la recherche des sources du Nil, racontaient devant moi qu'ayant parcouru une longue route, aidés des secours du roi d'Éthiopie et recommandés par lui aux rois voisins, ils voulurent pénétrer plus avant et arrivèrent à un immense marais »605.

On s’aperçoit que c’est dans une discussion entre spécialistes que Sénèque évoque la mission des explorateurs et lui donne une dimension scientifique. Selon lui, Néron s’intéressait

603 ID., op. cit., p. 322.

604 À ces deux écrivains, nous ajoutons Dion Cassius, Epist. 62, 8, 1 qui est un auteur d’expression grecque. 605 SÉNÈQUE, Naturales quaestiones 6, 8, 3.

188 aussi aux controverses sur la source du Nil qui occupaient depuis longtemps les intellectuels, aussi bien ceux de son temps que ceux des siècles précédents. Ainsi, il explique que Néron était « passionné pour toutes les belles choses et surtout pour la vérité » (ut aliarum uirtutum ita

ueritatis in primis amantissimus). C’est justement pour cette raison qu’il avait « envoyé » ces

centurions en Éthiopie « à la recherche des sources du Nil » (ad inuestigandum caput Nili

miserat). La vision traditionnelle de Néron qui s’est maintenue dans les esprits jusqu’à notre

époque, d’après un portrait dressé par des historiens d’origine sénatoriale qui lui étaient hostiles, fait percevoir l’intérêt pour la science que Sénèque prête à Néron comme quelque chose de peu connu et de discutable. Nous avons ici l’un des seuls passages de la littérature latine où l’empereur, réputé pour ses défauts, est présenté comme amoureux de la science (on se rappellera pourtant, allant dans le même sens, au moins le passage de Suétone qui montre l’empereur, au moment où des chefs d’armée marchent sur Rome pour se débarrasser de lui, tout occupé à l’étude d’un nouveau modèle d’orgue hydraulique). L’emploi du verbe

inuestigare traduit bien cet intérêt. Sans doute aussi peut-on voir dans le passage de Sénèque

une volonté du philosophe, en tant qu’homme de science, de montrer l’influence qu’il a eue sur son élève en tant que précepteur de Néron. En somme, malgré le caractère inattendu de cette affirmation, on ne peut rejeter l’intérêt scientifique qui était accordé à la mission car Sénèque affirme avoir eu lui-même un entretien au sujet de cette expédition avec les deux centurions :

ego quidem centuriones duos […] audiui narrantes (« Deux centurions […] racontaient devant

moi »).

2.8.3.1.2 La version de Pline l’Ancien : une exploration à but militaire

Pline l’Ancien, en revanche, soutient une thèse moins noble que celle de Sénèque. En effet, il atteste que Néron avait l’intention d’attaquer les Aethiopes. Selon lui, c’est afin de préparer cette attaque que l’empereur a envoyé des prétoriens en mission de reconnaissance militaire. Le Naturaliste explique que :

Certe solitudines nuper renuntiauere principi Neroni missi ab eo milites praetoriani cum tribuno ad explorandum, inter reliqua bella et Aethiopicum cogitanti.

« En tout cas, ce sont des déserts dont, récemment, l’existence a été rapportée à l’empereur Néron par les soldats prétoriens qu’il avait envoyés en exploration avec leur tribun, car il méditait, entre toutes ses autres guerres, une guerre éthiopienne »606.

189 Le témoignage de Pline est différent de celui de son prédécesseur. Chez Sénèque, la mission avait été dirigée par deux centurions (centuriones duos), tandis que chez Pline, ce sont des soldats prétoriens en compagnie d’un tribun (milites praetoriani cum tribuno) qui ont conduit l’exploration. De plus l’argument scientifique défendu par Sénèque à travers l’expression ad inuestigandum paraît vivement et explicitement contredit par Pline qui emploie l’expression parallèle et de même construction ad explorandum, c’est-à-dire « faire une reconnaissance militaire » ; il nous semble que, si proches soient-ils, les deux verbes

inuestigare et explorare doivent être ici distingués. L’expression ad explorandum révèle les

intentions de Néron que Pline l’Ancien résume ainsi : inter reliqua bella et Aethiopicum

cogitanti (« car il méditait, entre toutes ses autres guerres, une guerre éthiopienne »).

J. Desanges fait une remarque très intéressante à propos de l’interprétation plinienne. Selon lui, « l’expédition, qui ne représentait apparemment qu’une cohorte à effectif sans doute incomplet, ne pouvait s’affichait ouvertement à Méroé comme une mission de reconnaissance belliqueuse, et il se pourrait en outre que le commentaire de Pline l’Ancien prêtant à Néron le projet d’une guerre éthiopique soit malveillant »607.

2.8.3.2 Synthèse des deux versions

Malgré les divergences qui existent entre le texte de Sénèque et celui de Pline, nous constatons qu’il est possible de concilier leurs témoignages et de revoir les motivations qu’ils prêtent à Néron. En effet, J. Desanges note que « les centurions entendus par Sénèque pouvaient bien appartenir au prétoire et être les subordonnés du tribun dont Pline fait état. Sans doute Néron n’était-il pas exempt d’arrière-pensées belliqueuses, » poursuit-il, « comme semble le suggérer Dion Cassius, alors même que Sénèque, soucieux de mettre en valeur le goût désintéressé de son disciple pour la science, les passe sous silence. De toute façon, si de telles arrière-pensées existaient, il convient de les dissimuler aux Éthiopiens »608. Pline l’Ancien livre

deux témoignages qui rapprochent sa thèse, c’est-à-dire celle de la planification d’une guerre contre les Aethiopes, de celle de Sénèque qui donnait à la mission des éclaireurs une dimension scientifique. Dans le premier texte, Pline explique que les soldats sont revenus de leur expédition avec des renseignements sur les distances qui séparent les différentes villes d’Éthiopie. Il écrit :

607 J. DESANGES, op. cit., p. 324.

608 Cf. PLINE L’ANCIEN, Naturalis historia 6, 4e partie, Paris, Les Belles Lettres, 2008, éd. J. DESANGES, note

190 Neronis exploratores renuntiauere his modis : A Syene Hieran sycaminon LIIII p., inde Tama LXXII, regione Euonymiton Aethiopum prima CXX, Acinam LXIIII, Pitaram XXV, Tergedum CVI ; insulam Gagauden esse in medio eo tractu ; inde primum uisas aues psittacos et ab altera, quae uocetur Artigula, animal sphingion, a Tergedo cynocephalos […].

« Les explorateurs envoyés par Néron firent leur rapport en ces termes : de Syène à Hiera Sycaminos, il y avait 54 milles ; de là jusqu’à Tama, 72.000 ; à la région des Évonymites, la première des Éthiopiens, 120 ; jusqu'à Acina, 54 ; jusqu'à Pitara, 25 ; jusqu'à Tergedum, 106 ; l'île Gagaudé était au milieu de cette zone ; à partir de là, on avait vu pour la première fois des perroquets et, à partir d'une seconde île, nommée Artigula, le sphingie, et à partir de Tergedum, des cynocéphales […] »609.

Dans le second texte, Pline atteste que les mêmes explorateurs ont rapporté une carte de l’Éthiopie :

Cognita Aethiopiae forma ut diximus, nuper allata Neroni principi raram arborem Meroen usque a Syene fine imperii per DCCCCLXXXXVI p. nullamque nisi palmarum generis esse docuit. Ideo fortassis in tributi auctoritate tertia res fuerit hebenus.

« L’étude de la carte de l'Éthiopie présentée récemment, comme nous l’avons dit, au prince Néron, a montré que cet arbre est rare depuis Méroé jusqu’à Syène, limite de l'empire, c’est-à-dire sur 996 milles, et qu'il n'y existe aucun autre arbre que des arbres du genre des palmiers. C'est peut-être pour cela que dans les stipulations relatives au tribut l'ébène ne venait qu’au troisième rang »610.

Suivant ces deux témoignages, on s’aperçoit en effet que les renseignements mentionnés par Pline viennent à l’appui de la thèse selon laquelle l’expédition avait une visée scientifique en ce sens que, comme J. Desanges le signale, les renseignements sur les distances entre les villes et ceux sur les cartes sont « précieux pour le géographe comme pour le militaire »611. Ce

qui est sûr, c’est que l’explication fournie par les deux auteurs sur les motivations de Néron a poussé certains spécialistes à croire qu’il y avait eu au moins deux expéditions. Mais il a été prouvé « qu’il n’y a eu qu’une seule expédition que la chronologie de l’œuvre de Sénèque nous engage à dater […] entre 61 et 63 de notre ère. L’ignorance et l’inexactitude des sources littéraires romaines en cette matière exotique n’impose nullement le remède héroïque de la duplication d’un évènement à coup sûr exceptionnel »612.

Conclusion

Sans doute ne peut-on pas trancher nettement le débat sur les raisons qui ont incité Néron à faire procéder à une exploration de l’Éthiopie. Il est vrai que les arguments soutenus par Sénèque et ceux avancés par Pline apparaissent contradictoires car, comme nous l’avons souligné plus haut, l’un affirme que l’empereur était motivé par le désir de trouver les sources

609 PLINE L’ANCIEN, Naturalis historia 6, 184. 610 ID., op. cit., 12, 19.

611 J. DESANGES, op. cit., p. 324. 612 ID., op. cit., 325.

191 du Nil, tandis que l’autre estime qu’il préméditait une guerre contre les Aethiopes. Les renseignements sur les distances et la carte rapportés par les soldats et précisés par Pline réconcilient ces deux versions car ils peuvent corroborer les deux thèses. Tout compte fait, nous pensons que le projet de guerre que Pline l’Ancien prête à Néron est tout à fait crédible. Néron pourrait avoir voulu achever les projets entamés par Auguste, qui consistaient à assurer les routes commerciales depuis Rome jusqu’en Éthiopie. C’est ce qu’explique Snowden lorsqu’il écrit : « Some scholars accept the statement of Seneca concerning the scientific aspects of the expedition, whereas others, following the testimony of Pliny that Nero was planning an attack on Ethiopia, suggest that the emperor envisioned military measures which he perhaps considered necessary in support of imperial commercial interests. Protagonists of a military interpretation relate the mustering of German troops at Alexandria to the Ethiopian project. Those who favor a commercial motive point out that the increasing power of Axoum was concedered a threat to Roman commercial interest. By moving into the Upper Nile region the Axoumites were displacing the Meroïtes who had been on friendly terms with the Roman since the peace of Augustus. An aim, therefore, of Nero in Ethiopia may have been to support Meroë against Axoumand to secure control trade routes over which products, especially ivory, came frome the south »613.

613 Fr. M. SNOWDEN, Blacks in Antiquity : Ethiopians in the Greco-Roman experience, Cambridge, Mass.

192

3 LES VISIONS NÉGATIVES DES AETHIOPES

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