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1.2 LES PROBLÈMES DE TRADUCTION DU TERME LATIN AETHIOPS

1.2.3 Aethiops traduit par quelques spécialistes

De nombreux spécialistes162 ont proposé dans des éditions savantes163 des traductions

d’auteurs latins ayant écrit des ouvrages sur les Aethiopes. En lisant leurs œuvres ou bien des passages de celles-ci, on découvre que la plupart d’entre eux ont traduit le terme Aethiops par « Éthiopien » ou par « Ethiopian ». Or dans l’étude que nous avons faite plus haut sur les sens du terme, nous avons montré que cette traduction n’est malheureusement pas faisable dans toutes les situations. La raison est que la signification varie selon les contextes. C’est pourquoi sa traduction est problématique.

En effet, traduire Aethiops par Éthiopien est acceptable lorsque le mot est employé au pluriel. Dans cet usage, Aethiops désigne souvent un groupe ethnique, un genre humain légendaire et une identité nationale. La plupart des traductions analysées entrent dans ces catégories qui constituent un fort pourcentage des emplois de Aethiops.

160 On sait que Septime Sévère, dans l’histoire (et non dans la vie romancée que lui consacre l’Histoire Auguste),

accomplit, lors des Jeux Séculaires de l’année 204, les sacrifices appropriés et que parmi les victimes de ces sacrifices figurait une truie (il en existait qui étaient noires) cf. Fr. CUMONT, « Les actes des jeux séculaires de Septime Sévère », dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 76ᵉ année, n°1, 1932, p. 120-124.

161 HISTOIRE AUGUSTE, Septimus Seuerus 22, 4-5.

162 J. DESANGES, Fr. M. SNOWDEN, Jr., dont les thématiques de recherche portent sur les Aethiopes, rendent

le terme Aethiops par Éthiopien ou ‘Ethiopian’.

163 Nous pensons à la Collection des Universités de France (CUF), mais aussi aux travaux scientifiques menés sur

48 Le Livre VI de l’Histoire Naturelle164 de Pline traduit par J. Desanges et paru dans la

Collection des Universités de France (CUF) contient plusieurs emplois dont l’essentiel est fait au pluriel : Aethiopes. Nous en illustrerons seulement quelques-uns. Desanges traduit un passage où Pline évoque la puissance passée des ‘Éthiopiens’ en disant :

Cetero cum potirentur rerum Aethiopes, insula ea magnae claritatis fuit. Tradunt armatorum CCL dare solitam, artificum III. Alii reges Aethiopum XLV esse hodie tradunt. Vniuersa uero gens Aetheria appellata est, deinde Atlantia, mox a Vulcani filio Aethiope.

« Au reste, du temps où les Éthiopiens exerçaient l’hégémonie, cette île connaissait une grande célébrité. On rapporte qu’elle avait accoutumé de fournir 250000 hommes en armes, d’entretenir 3000 artisans. Qu’il y ait quarante-cinq rois chez les Éthiopiens, c’est ce qu’on rapporte de nos jours encore »165.

Desanges traduit Aethiopes par Éthiopiens avec raison car dans ce passage, il s’agit des habitants d’une puissante nation, Aethiopia, dont Méroé fut la capitale. Cet exemple est l’une des catégories sus-mentionnées et dans lesquelles il convient de rendre le terme latin Aethiopes par Éthiopiens. Un autre passage du même ouvrage donne des éléments très explicites en rapport avec le critère de nationalité. Lorsque Pline écrit au paragraphe 189 :

Vlteriora Atabuli, Aethiopum gens, tenent. Dein contra Meroen Megabarri, quos aliqui Adiabaros nominauere ; oppidum habent Apollinis.

« Les lieux situés au-delà sont occupés par les Atabuli, une tribu d’Éthiopiens. Puis face à Méroe, les Mégabarri que d’aucuns ont appelés les Adiabarri ; ils possèdent la ville d’Apollon »166.

Desange écrit ailleurs à propos des Nigrites, qu’il repère parmi les tribus de la Libye intérieure, que « ce sont des archers, comme les Éthiopiens, […]. Ils se servent de chars armés de faux et habitent au-dessus des Maurusiens vers les Éthiopiens occidentaux167 »168. Aussi a-

t-il rappelé dans un chapitre consacré au Périple de Sataspès une comparaison faite par Pomponius Méla à propos de la taille de ces mêmes Aethiopes Hesperii. Le chorographe écrivait :

Tunc rursus Aethiopes, nec iam dites quos diximus, nec ita corporibus similes, sed minores incultique sunt et nomine Hesperioe.

164 Celui-ci est un exemple parmi tant d’autres.

165 PLINE L’ANCIEN, Historia Naturalis 6, 186, traduction de J. DESANGES, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 166 ID., op. cit., 189.

167 Voici un exemple discutable de Aethiopes traduit par Éthiopiens. Nous gardons ici la traduction pour des raisons

de fidélité tout en émettant des réserves aussi bien sur le terme ‘Éthiopiens’ que sur l’expression ‘Éthiopiens occidentaux’.

168 J. DESANGES, Catalogue des tribus africaines de l'Antiquité classique à l'Ouest du Nil, Université de Dakar,

Faculté des lettres et sciences humaines, publications de la section d'histoire, n° 4, Dakar, 1962, p. 226.

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« On retrouve alors des Éthiopiens, mais ni aussi riches que ceux dont nous avons déjà parlés, ni physiquement semblables : ils sont plus petits et sans beauté ; on les appelle les Hespériens » 169.

À partir de cette affirmation de Méla, J. Desanges conclut que : « Pomponius Méla considérait, à l’époque de Claude, les Éthiopiens Hesperii ou Occidentaux comme plus petits (minores) que les Éthiopiens orientaux »170.

Alors que dans tous ces emplois au pluriel Aethiops est traduit justement par Éthiopien, il n’en est pas de même lorsqu’il est utilisé au singulier. Un passage de l’Histoire Naturelle171

où Pline étudie l’hérédité et les ressemblances chez l’homme constitue un exemple très significatif. Nous avons noté des traductions très discutables proposées par quelques écrivains renommés. Pline y explique les origines métissées du pugiliste Nicée en disant :

Indubitatum exemplum est Nicaei nobilis pyctae Byzanti geniti, qui, adulterio Aethiopis nata matre nihil a ceteris colore differente, ipse auum regenerauit Aethiopem.

En commentant ou en traduisant cette assertion au sujet de Nicée, beaucoup de spécialistes ont qualifié ce dernier de Aethiops en écrivant « l’Éthiopien Nicée ». Snowden l’a fait en trois endroits en employant le même terme. D’abord, il le présente dans le chapitre consacré aux « Noms grecs et latins » comme « a boxer from Byzantium, whose grandfather was Ethiopian »172. Ensuite, il le signale parmi les Aethiopes repérés dans le théâtre et

l’amphithéâtre en disant : « The Ethiopian Nicaeus, a boxer born in Byzantium, was well- known in the Roman world, perharps to the same extent as the celebrated bronze boxer in the Museo delle Terme »173. Enfin s’inspirant de Pline, Snowden le cite en exemple lorsqu’il traite

des transmissions génétiques et du métissage entre les Noirs et les Blancs, plus particulièrement des caractéristiques physiques et chromatiques. Il écrit « Pliny, for example, notes in this connection that the famous boxer Nicaeus, whose mather was the offspring of adultery with an Ethiopian but had an complexion not different from that of the others, resembled his Ethiopian grandfather »174. Bien que Snowden n’ait pas traduit en entier ce passage de Pline, ces trois

exemples tirés de son ouvrage nous montrent qu’il fait partie de ceux qui traduisent Aethiops

169 POMPONIUS MÉLA, De chorographia 3, 96. Cette traduction est reprise telle que J. Desanges l’a faite. Elle

est ici conservée pour des raisons de fidélité et aussi pour permettre une mise en évidence de la traduction de

Aethiopes (dans Tunc rursus Aethiopes) par Éthiopiens.

170 J. DESANGES, Recherches sur l’activité des Méditerranéens aux confins de l’Afrique (VIe siècle avant J.-C. –

IVe siècle après J.-C.), Atelier de Reproduction des Thèses, Université de Lille 3, 1982, p. 31. 171 PLINEL’ANCIEN, Naturalis Historia 7, 51.

172 Fr. M. SNOWDEN, Jr., Blacks in Antiquity : Ethiopians in the Graeco-Roman Experience, Cambridge, Mass.,

1970, p. 20.

173 ID., op. cit., p. 165. 174 ID., op. cit., p. 194.

50 par Ethiopian dont la signification en français est ‘Éthiopien’. L’expression « the Ethiopian Nicaeus » qu’il a employée témoigne bien de cette traduction.

Senghor, contrairement à Snowden, a proposé une traduction du même passage de Pline. En effet, il mentionne ce témoignage littéraire alors qu’il traitait de la présence des Aethiopes dans les manifestations sportives des Romains. Sa traduction175 est la suivante :

« Un exemple incontestable nous est donné par le célèbre pugiliste Nicée, originaire de Byzance : sa mère, qui était née d’un adultère commis avec un Éthiopien, ne différait aucunement des autres par sa couleur, mais reproduisait fidèlement son grand-père, l’Éthiopien »176.

Senghor aussi traduit le terme Aethiops (ici Aethiopis et Aethiopem) par Éthiopien177

comme Snowden l’a fait précédemment. Cela prouve qu’il s’agit d’une traduction très souvent proposée car, rien que pour cet exemple, le même mot est traduit de la même manière en plusieurs endroits et par plusieurs spécialistes.

Sur le même problème R. Schilling, l’auteur de la traduction du livre VII de l’Histoire

Naturelle de Pline, propose une version qui ne diffère178 en rien de celles que les deux

précédents ont présentées. Voici comment il traduit le texte de Pline :

« Un exemple incontestable est fourni par le célèbre lutteur Nicée, originaire de Byzance : sa mère, qui était née d’un adultère commis avec un Éthiopien, ne différait nullement des autres par son teint, mais, lui, reproduisit fidèlement son grand-père, l’Éthiopien »179.

Après l’étude de ces trois traductions dont les auteurs sont très connus dans leur domaine, il apparaît clairement que même s’ils avaient conscience que l’Aethiops désigne le Noir chez les auteurs latins, ils n’ont peut-être pas eu égard à cette considération. Ll. Thompson, en revanche, a évité de répéter cette erreur de traduction. Il rappelle à ce sujet que : « For such Romans, Aethiops designated a particular physionomy constituted not only by skin color, but by a combination of traits with at least resembled the stereotype of black skin, crinkly hair, thick lips, and flat nose described by Petronius and others writers »180. Il est l’un des rares

175 Nous nous intéressons ici à la traduction de Aethiopis et Aethiopem. Ailleurs nous discuterons du contresens

que constitue l’ensemble de la traduction de Senghor.

176 L. S. SENGHOR, « Les Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne », dans Éthiopiques Revue socialiste de culture

négro-africaine, 11, Dakar, 1977.

177 Dans le contexte présent, il serait plus judicieux pour Senghor d’écrire Aethiopes (Noirs) au lieu de Éthiopiens,

emploi qui rend ambigu son raisonnement.

178 La comparaison que nous faisons ici porte uniquement sur la traduction de Aethiopis et Aethiopem. Cependant,

nous constatons qu’il existe quelques similitudes dans les traductions de Senghor et de Schilling prises leur ensemble.

179 Cf. PLINE L’ANCIEN, Naturalis historia 7, 51, établi, traduit et commenté par R. Schilling, Paris, Les Belles

Lettres, 1977.

51 spécialistes, s’il n’est pas le seul, à ne pas traduire Aethiops par ‘Ethiopian’. Thompson se distingue ainsi de ses trois autres collègues dont il corrige les traductions. Concernant par exemple l’histoire du pugiliste que nous avons évoqué plus haut, il emploie non pas ‘Ethiopian’ mais plutôt l’expression ‘black African’181 qui correspond mieux au terme latin. Il note que :

« Pliny’s theme is the hereditary transmission of somatic resemblance, and he recalls the case of the famous boxer from Byzantium, Nicaeus, whose mother was the product of her own mother’s adultery wtih a black African adulterio Aethiopis nata »182.

Il convient donc de traduire le terme Aethiops de ce passage, ainsi que dans d’autres où il est employé au singulier, par « le Noir » comme dans la traduction que nous proposons ci- dessous :

Indubitatum exemplum est Nicaei nobilis pyctae Byzanti geniti, qui, adulterio Aethiopis nata matre nihil a ceteris colore differente, ipse auum regenerauit Aethiopem.

« Un exemple indiscutable est celui du célèbre pugiliste Nicée, né à Byzance, qui, alors que le teint de sa mère, née d’un adultère avec un Noir, ne différait en rien des gens ordinaires, faisait pour sa part revivre son grand- père Noir »183.

Aethiops ne saurait en aucun cas être traduit par le mot « Éthiopien » ou son équivalent

anglais ‘Ethiopian’ ». Ces acceptions désignent aujourd’hui les habitants de l’Éthiopie, pays moderne situé sur la corne de l’Afrique. Leur usage ne renvoie pas forcément à la couleur noire de la peau d’un groupe humain. Ils ne reflètent pas non plus la conception que les écrivains latins se faisaient quand ils évoquaient les Aethiopes ou bien un Aethiops.

Conclusion

Pour conclure, il convient de retenir que le mot Aethiops est très complexe. Il présente des ambiguïtés qui ne facilitent pas sa traduction. Ses ambiguïtés sont d’une part en rapport avec son orthographe, et de l’autre, sa sémantique. Nous avons montré que Aethiops a trouvé très tôt dans la littérature latine un équivalent, Aethiopus, dont l’emploi très rare a été critiqué par Servius et Priscien quelques siècles après son premier usage. Cependant, la principale difficulté est à noter dans l’évolution sémantique du terme. En effet, la signification de Aethiops a évolué. Alors qu’il représentait au début un individu fictif, il a fini par désigner distinctement un type bien réel, l’homme noir. Aussi sa forme plurielle, Aethiopes (les Éthiopiens ‘Noirs’), a-t-elle été employée par certains auteurs latins classiques pour indiquer les hommes à la peau

181Voilà un des points de divergence entre Ll. Thompson et Snowden. 182 ID, op. cit., p. 73.

52 foncée et les habitants de l’Aethiopia. Cette distinction de l’emploi du singulier ou du pluriel n’a pas été prise en compte dans certaines traductions du terme Aethiops. Cela a favorisé l’usage général par les spécialistes de « Éthiopien » et de « Ethiopian » qui sont des notions modernes très restrictives et très exclusives en ce sens qu’elles renvoient à la population de l’Éthiopie actuelle, alors que le terme Aethiops / Aethiopes est chez les écrivains latins une appellation très englobante et très généralisante du Noir.

1.3 POURQUOI LES AETHIOPES ONT-ILS LA PEAU

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