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2.1.2.1.2.3 Les fruits

2.1.4 Un Aethiops intellectuel : Memnon

Achille, Memnon et Polydeukion323, trois de ses élèves, avaient été représentés par des

statues dans plusieurs des domaines d’Hérode Atticus324. Mais on a trouvé en particulier sur le

site de la villa d’Hérode à Loukou, en Cynurie, et l’on conserve actuellement à Berlin une tête de marbre représentant un Noir. Cette tête a fait l’objet de différentes publications325. Du reste

une tête de Polydeukion a aussi été mise au jour326 lors de fouilles du nymphaïon en 1977.

P. Graindor voit dans cette tête celle d’« un Éthiopien connu à Athènes au IIe siècle »,

et fait intervenir, dans la restitution qu’il propose, des données qui « ne conviennent probablement qu’à lui »327.

On sait par Philostrate328 qu’Hérode avait fait graver sur des hermès, un peu partout

dans ses propriétés, des imprécations en souvenir de ses trois τρόφιμοι cités ci-dessus, pratiquement des « fils adoptifs ». Le deuxième de ces trois personnages porte rien moins que le nom du mythique roi d’Éthiopie, Memnon. Le même nom apparaît d’ailleurs une autre fois chez le même Philostrate329, si l’on accepte la correction évidente de Μένων en Μέμνων. Et

323 Le nom est bien Πολυδευκίων, même si certains, sous l’influence d’une erreur des Vies des sophistes de

Philostrate, parlent de Polydeukès.

324 Voir Philostrate, Vies des sophistes 2, 1, 11.

325 Notamment P. GRAINDOR, « Tête de nègre du musée de Berlin », Bulletin de correspondance hellénique 39/1

(1915), p. 402-412 ; G.H. BEARDSLEY, The Negro in Greek and Roman Civilization, Baltimore, 1929, p. 132-133.

326 A. DATSULI-STAVRIDIS, Archaiologika Analekta ex Athenon (Athens Annals of Palagia Archaeology) 10

(1977), p. 143 et 11 (1978), p. 231.

327 P. GRAINDOR, art. cit., p. 403. 328 Philostrate, loc. cit.

103 dans ce dernier passage Philostrate indique à propos du personnage : ἀπ᾿ Αἰθιόπων δὲ ἦν. Memnon, d’après Philostrate (ibid.), était mort jeune, vers 148-150 dit P. Graindor330 : âgé

d’une trentaine d’années, peut-on penser.

P. Graindor, bien marqué par son époque, voit331 une « tête énergique de nègre au front

bas et fuyant, aux paupières épaisses, aux lèvres serrées, brutales », et « un portrait si fouillé » lui est même un argument pour refuser d’abaisser la date de l’œuvre jusqu’au IIIe s. ; il aurait

suffi des rapprochements artistiques et techniques qu’il trouve ensuite entre cette œuvre et d’autres bustes du IIe s. Quoi qu’il en soit, il n’hésite pas à proposer d’identifier le Noir du

portrait avec le τρόφιμος Memnon, d’autant que, de façon générale, « le nombre des personnages de race noire auxquels on a pu consacrer des portraits de cette valeur, au IIe s., est

extrêmement limité »332.

Image 4 - Portrait de Memnon, disciple d’Hérode Atticus. Prov. Thyréatis. IIe siècle ap. J.-C. Marbre. Berlin-

Est, staatliche Museen333.

330 P. GRAINDOR, art. cit., p. 407. 331 P. GRAINDOR, art. cit., p. 409. 332 P. GRAINDOR, art. cit., p. 412.

333 Cf Fr. M. SNOWDEN, « Témoignages iconographiques sur les populations noires dans l’Antiquité gréco-

104 Il faut ajouter que la tête est en marbre du Pentélique et que les carrières du Pentélique, au IIe s., appartenaient précisément à Hérode Atticus (qui les sollicita largement pour le

revêtement du stade qu’il offrit aux Athéniens et qu’en 1895 rénova, pour les Jeux olympiques de 1896, le riche Grec d’Alexandrie Averoff). De la pierre de ses possessions le « milliardaire antique » aura refait la tête de son τρόφιμος.

Nous voici, avec Hérode et Memnon, dans la partie orientale de l’Empire, celle où l’on parle grec, ce grec qui d’ailleurs, à leur époque justement, manqua de supplanter le latin comme langue intellectuelle et culturelle de l’Empire. Ces personnages, au-delà de leur implantation géographique, sont assez représentatifs d’un aspect important de la culture du monde romain du IIe s. Nous ne nous interdirons donc pas, sous prétexte qu’ils ne sont pas Romains au sens

strict du terme, de leur accorder un peu d’attention, et principalement à Memnon.

Nous avons en lui le seul cas attesté d’un jeune homme Noir qui aura participé aux cercles intellectuels les plus en vue du monde romain de son époque.

On ne sait rien de son origine et l’on peut donc hésiter s’il venait « de l’Est » de l’Afrique, ou « de l’Ouest ». Toutefois son nom est un indice à interroger. S’il est vrai qu’il est emprunté au domaine de l’épopée, il est clair aussi qu’il suggère l’Égypte, et peut-être même est-ce un surnom choisi pour se surimposer à un nom personnel moins éclatant. On connaît cela à propos du Memnon de l’inscription publiée par E. Kastorchis334 en 1881 : découverte près de

Marathon, elle porte Μέμνων / τοπαδειν / Ἀρτέμιδος φίλος, et le τοπαδειν de la deuxième ligne est vraisemblablement le vrai nom du personnage, comme le suggère P. Graindor335 d’après un

autre exemple. Que le personnage qui nous intéresse se soit appelé Memnon ou qu’il ait choisi de remplacer un nom ancien par celui-ci, il reste que cet Aethiops devrait venir du sud de l’Égypte : un Nubien sans doute, à propos duquel on en est réduit aux conjectures : de qui était- il le fils ? sans doute de quelqu’un d’important qui lui aura fait donner une première éducation, grecque comme c’était toujours le cas, nulle autre n’étant proposée.

Ou bien le jeune homme n’avait-il été remarqué par Hérode que pour quelque autre raison comme son hypothétique beauté, rehaussée, aux yeux de l’esthète qu’était le rhéteur, par le teint noir de sa peau ? Est-ce ainsi qu’il aurait rejoint d’autres τρόφιμοι pour lesquels le maître éprouvait de l’affection ? Il aurait pu, alors, être d’une extraction beaucoup plus humble que

334 Ἀθήναιον 10 (1881), p. 538. 335 P. GRAINDOR, art. cit., p. 406 n. 3.

105 celle que nous supposions ci-dessus. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’Hérode se plaisait à imiter, en tous détails, l’empereur Hadrien. Or, l’amour de celui-ci pour le jeune Antinoüs est célèbre et Marguerite Yourcenar, dans les Mémoires, en a le plus récemment perpétué le souvenir. Hérode aurait bien pu, car chez lui l’imitation consistait à surpasser le modèle, que ce fût en magnificence dans les constructions évergétiques ou en toute autre chose, se donner à lui-même quelques Antinoüs au lieu d’un seul, parmi lesquels aurait pu figurer Memnon. Il se serait chargé de leur éducation comme l’empereur le fit pour son jeune favori.

Peut-être alors cette éducation ne parvint-elle pas aux sommets de l’habileté sophistique et de la connaissance littéraire et philosophique, si l’on en juge d’après le modèle Antinoüs, tel que M. Yourcenar en a rendu compte. Mais d’un autre côté, une réflexion sur la chronologie peut suggérer des réflexions différentes. Selon P. Graindor, on l’a dit, Memnon serait mort à la trentaine, vers 148 ou 150. Faisons-le naître vers 120. Marc Aurèle était né en 121. Il fut l’élève d’Hérode (lequel, rappelons-le, était né en 101). Qu’est-ce qui rendrait impossible que Marc Aurèle, Memnon et les autres, tous à peu près du même âge, aient été simultanément les élèves du rhéteur ? partant, qu’ils aient reçu, les uns en même temps que les autres, des cours extrêmement semblables ou identiques ? L’un était promis à l’Empire, des autres on n’entendrait plus parler par la suite si ce n’est chez P. Graindor ; mais pour autant, Memnon n’aurait pas été un simple giton, il aurait pu, cas unique, singulier et exemplaire, fréquenter de près, sur une certaine longueur de temps, l’un des grands intellectuels de l’époque et acquérir ainsi une culture à laquelle, peut-être, son origine ne le prédisposait pas. Il aurait même pu le faire, pendant une certaine durée au moins, à Rome. Car la vie d’Hérode, « l’Athénien », dont le père grec était sénateur romain, connut aussi un séjour romain. Ce fut dans les années 130 que le rhéteur fut appelé à Rome pour enseigner à Marc Aurèle l’éloquence grecque. On ne peut lui interdire d’avoir peut-être fait le voyage et le séjour en compagnie de quelques garçons du même âge que le jeune César, qu’il aurait amenés avec lui.

Si tout cela était vrai, nous contemplerions aujourd’hui, dans le visage offert par la sculpture sur laquelle P. Graindor avait fort heureusement attiré l’attention, l’effigie hautement symbolique d’un Aethiops qui, destinée assez inattendue, aurait jusque dans Rome été admis dans les milieux intellectuels les plus prestigieux de l’époque. Il reste possible, naturellement, que Memnon ait tout simplement été l’un de ces innombrables étudiants qui, de toutes les régions du monde « grec », affluèrent dans le domaine hérodien de la « Paix universelle » pour suivre les enseignements qu’y dispensait le rhéteur.

106 Quoi qu’il en soit, on retrouverait ici la distorsion classique entre le symbole et la réalité. On pourrait, d’un côté, s’émerveiller de la dimension intégratrice d’un Empire qui, parvenu sous Marc Aurèle au sommet de son rayonnement politique, intellectuel et même moral, permettait à un jeune « issu de l’immigration » d’avoir part, lui aussi, aux trésors accumulés par une longue histoire civilisationnelle ; mais de l’autre côté, force serait bien de constater que l’unicité du personnage témoignerait seulement de l’impossibilité concrète de pareille réussite pour la quasi-totalité de ses semblables. Le jugement sans complaisance de P. Graindor que nous rapportions ci-dessus, sorte de physiognomonie naïvement malveillante, était vraisemblablement plus naturel aux contemporains que l’élan d’accueil universel pourtant proclamé par les philosophes et spécialement réfléchi par Marc Aurèle quand il pensait « pour lui-même ».

Conclusion

Il y a, peut- on dire, une double présence des Aethiopes dans la vie et les activités de la Ville ; cette présence est en même temps physique, proche et locale, et en même temps due à tout ce qui, de leurs pays lointains, arrive à Rome par l’intermédiaire des circuits commerciaux et de toute sorte d’échange. Les deux faces de cette présence réunissent les deux aspects de la perception des Aethiopes par les Romains : des hommes lointains et différents, mais devenus présents grâce aux aléas de l’histoire ; des produits exotiques et rares, mais devenus plus proches grâce à leur entrée dans un monde qui les accueillait volontiers. On peut donc conclure à une certaine adhésion des Aethiopes à une société culturellement différente.

2.2 LES AETHIOPES DANS LE CIRQUE ET DANS LES

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