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2 3 Transformations urbaines et nouvelles divisions sociales de l’espace

Ces transformations s’accompagnent d’un profond remodelage urbain de l’agglomération parisienne qui s’inscrit lui aussi dans le temps long du dernier demi-siècle, et dont la métropolisation ne fait qu’accentuer les divisions socio-spatiales.

Si les Beaux quartiers se sont étendus en banlieue ouest dès la fin du XIXe siècle et continuent de s’étendre aujourd’hui jusque dans les Yvelines, leur maintien au centre de l’agglomération parisienne s’explique en grande partie par la construction massive de logements sociaux en banlieue, proche puis lointaine, dans les années 1960-1970. Ces logements ont créé un appel pour les classes populaires parisiennes et notamment les jeunes actifs et les familles, entraînant la dépopulation et le

31 Voir l’Observatoire des inégalités : <http://www.inegalites.fr/>. L’Observatoire des inégalités est un organisme indépendant d’information et d’analyse sur les inégalités. Il s’appuie sur un conseil scientifique composé d’économistes, de philosophes, de sociologues et de juristes, parmi lesquels Stéphane Beaud, Louis Chauvel, Serge Paugam, Roland Pfefferkorn ou encore Monique Pinçon-Charlot.

vieillissement du centre. En outre, les grands ensembles construits surtout dans des communes déjà populaires ont accentué la division sociale entre l’Ouest parisien, qui se prolonge en banlieue, et l’Est, le Nord et le Sud. Dans les années 1980, suite à l’abandon des grands ensembles et à la réorientation de la politique du logement dans le soutien à l’accession à la propriété dans l’habitat individuel, l’urbanisation de la grande couronne s’est poursuivie sous des formes pavillonnaires périurbaines, sans continuité morphologique avec l’agglomération. Cette périurbanisation se traduit par une fragmentation sociale des espaces périphériques, mais en général dans le prolongement de l’opposition est-ouest, à quelques exceptions près comme Fontainebleau (IAURIF, INSEE, 2002, p. 87). Enfin, dans le même temps, le regroupement familial des populations immigrées a contribué au réinvestissement des espaces libérés par les ménages populaires français dans le parc d’habitat ancien du centre et dans les grands ensembles les moins bien équipés et reliés au reste de l’agglomération, souvent situés en proche couronne et dans le nord de l’agglomération (Seine-Saint- Denis).

Contrairement aux villes américaines, le white flight 32 des années 1960 n’a pas été spontané et a surtout concerné les classes moyennes et populaires. Le départ des classes populaires en banlieue est une spécificité française, liée à la politique des grands ensembles de logements sociaux. Plus récemment, on observe des processus similaires de départ des familles de classes moyennes et populaires – le plus souvent françaises de naissance – en grande banlieue pour accéder à la propriété, tandis que les populations immigrées, souvent pauvres, se concentrent dans le centre de l’agglomération. Cette redistribution est parallèle à l’accroissement des classes supérieures dans le centre.

Dans cette évolution urbaine et sociale, il faut souligner la différence importante entre villes américaines et villes européennes. Hartmut Häussermann et Anne Haila (2005) précisent la conception néo-weberienne de la ville européenne proposée par Arnaldo Bagnasco et Patrik Le Galès : ils mettent en avant l’importance de la régulation par le logement social, la propriété publique et l’aménagement urbain, mais aussi par le contexte plus large d’État social, et notamment les politiques de lutte contre la pauvreté. Selon eux, le contexte des villes européennes est fondamentalement différent et doit être distingué de celui des villes américaines, dans lesquelles les mécanismes de marché sont prépondérants et se traduisent sans médiation dans l’espace urbain. Cette approche se détache nettement de celle de N. Smith qui mettait en avant la généralisation des processus de gentrification, notamment à travers les politiques urbaines. Pourtant, ces deux approches ne sont pas nécessairement contradictoires : la tendance générale à l’utilisation de la gentrification pour revaloriser les centres urbains n’implique pas qu’elle se traduise de façon uniforme à travers le monde. Le contexte européen peut être un facteur de ralentissement ou d’atténuation du processus. Mais l’exemple de Londres montre que le cadre de la régulation

32 Littéralement, « fuite des Blancs », cette expression américaine désigne le départ des ménages des classes moyennes et supérieures blanches vers les banlieues pavillonnaires à partir des années 1950.

européenne peut être profondément remis en cause, notamment en privatisant les logements sociaux et en laissant les mains libres aux promoteurs immobiliers pour remodeler la ville, les docks dans les années 1980 comme la City hier. L’exemple des villes finlandaises sur lequel s’appuient les auteurs pour avancer le maintien du cadre régulateur européen malgré les transformations récentes du contexte politique et économique mondial n’est sans doute pas généralisable. Ils notent d’ailleurs avec raison que la notion de ville européenne est autant un cadre conceptuel que normatif et l’idéal de la ville européenne tend parfois à obscurcir l’analyse de son devenir réel.

Qu’en est-il de la polarisation spatiale dans la métropole parisienne ? E. Préteceille la définit comme une « accentuation de la ségrégation sociale par concentration exclusive des riches et des pauvres dans leurs espaces respectifs » (Préteceille, 1995b, p. 51). Il observe en effet une accentuation des contrastes dans les espaces les plus polarisés, espaces bourgeois et espaces ouvriers de banlieue. Mais la majorité de la population habite dans des espaces relativement mixtes, « le mélange spatial des catégories sociales reste le cas de figure dominant » (May et al., 1998, p. 11). Entre 1968 et 1982, la ségrégation s’est accrue dans les espaces les plus polarisés (embourgeoisement des espaces bourgeois 33, prolétarisation tertiaire des espaces ouvriers), mais entre 1982 et 1990, la tendance ne s’est poursuivie que pour les premiers, le renforcement des catégories sociales supérieures se diffusant dans l’ensemble des types d’espaces (Préteceille, 1995b). Cela est confirmé par l’évolution de la répartition sociale à un niveau fin entre 1990 et 1999 :

- la tendance majeure est l’élévation du statut socioprofessionnel, et donc celle du niveau social des différents espaces considérés, celle-ci étant plus forte dans les espaces de type supérieur ;

- cette évolution différenciée dans l’espace entraîne un accroissement des écarts sociaux entre les types supérieurs et populaires, accentuée par le renforcement du caractère populaire de certains de ces derniers ;

- malgré tout, on ne peut pas parler de dualisation de l’espace social francilien, puisque le type social moyen est celui qui gagne le plus d’espaces entre les deux recensements, notamment par la progression d’une part importante des espaces populaires, le mélange social représentant la situation la plus fréquente.

On peut voir là l’effet de la gentrification dans les espaces populaires. T. Butler, C. Hamnett et M. Ramsden (2008) montrent que la gentrification a contribué à réduire les différences sociales entre les différents quartiers de Londres entre 1981 et 2001, notamment par l’augmentation de la part des classes moyennes et supérieures, plus forte dans les anciens quartiers populaires. En revanche, la polarisation spatiale entre Londres et le reste de l’Angleterre s’est accentuée.

33 L’expression, en apparence paradoxale, d’« embourgeoisement des espaces bourgeois » désigne la tendance au renforcement de l’exclusivité sociale de ces espaces, par l’éviction progressive des ménages des classes moyennes et populaires qui y résidaient encore (cf. chapitre 1 – 1.2).

Si l’on ne peut pas parler de dualisation pour la métropole parisienne, la division sociale de l’espace n’en est pas moins marquée et multiforme. Les travaux de C. Rhein (2000) comme ceux de P. Simon (2000) convergent à propos de la distinction de plus en plus forte entre le centre et la périphérie (banlieues et espaces périurbains), à mesure que le premier s’embourgeoise et que la dernière s’étend. Cette distinction croissante est à la fois sociale, démographique et ethnique : c’est dans la ville de Paris que la part des classes supérieures est la plus forte et celle des ouvriers la plus faible, tandis que c’est l’inverse dans les pôles industriels des franges de l’agglomération et les communes rurales. Sur le plan démographique, le contraste est saisissant entre la ville-centre, où la part des ménages inactifs (retraités et étudiants notamment) est la plus forte, et les villes nouvelles, où elle est la plus faible. Cela est lié à la structure du parc de logements, qui fait coïncider taille des ménages et taille des logements, 52 % des ménages étant des personnes seules dans la ville-centre (INSEE, RGP 1999). P. Simon montre toutefois que ce schéma connaît des distorsions :

… les familles nombreuses aux revenus les plus élevés et les ménages immigrés parviennent malgré tout à se loger au cœur de l’agglomération, soit par mobilisation d’un capital, soit par entassement dans des logements dégradés faiblement attractifs (Simon, 2000b, p. 303).

Enfin, si la population immigrée vivant en France est sur-représentée en Île-de-France, sa répartition ne suit pas tout à fait le même schéma : elle est surtout concentrée à Paris et dans les communes ouvrières de la banlieue rouge, où le stock de logements sociaux est important. Même si la ségrégation résidentielle en France est plus sociale qu’ethnique, C. Rhein (1993 et 2007) souligne néanmoins la spécificité de Paris intra-muros, où la sur-représentation des classes supérieures va de pair avec celle des étrangers parmi les ouvriers, composant une forme particulière de polarisation socio-éthnique. Celle-ci se traduit par une forte polarisation des revenus : les 10 % des ménages parisiens les plus pauvres déclarent un revenu annuel moyen par unité de consommation de moins de 4 900  en 2001, tandis que celui des 10 % les plus riches s’élève à près de 51 000 , ce qui représente un rapport inter-déciles de 10,5, soit près du double de la moyenne française (Mipes, 2004, p. 13, cf. supra, p. 87). Ce rapport inter-déciles exceptionnel en France tend en outre à augmenter avec la progression des plus hauts revenus.

Ces formes de division sociale de l’espace qui conduisent à une forte polarisation sociale au centre rapprochent Paris des villes d’Europe du Sud : en Italie, en Grèce, mais aussi en Espagne, le centre des grandes villes est marqué par la baisse de la population, notamment des classes populaires, une sélection sociale à travers le parc de logements au profit des plus riches, et l’arrivée concomitante d’immigrants dans les secteurs les plus dégradés du parc (Petsimeris, 1998 et 2005). La gentrification vient renforcer cette polarisation tout en remodelant la géographie sociale des quartiers centraux, parfois délibérément sous l’égide des politiques urbaines.

3. Les prémices de la gentrification

Je souhaite faire état ici des différents travaux qui se sont intéressés aux prémices de la gentrification à Paris sans nécessairement la nommer, et forment aussi les prémisses de la recherche sur la gentrification à Paris. E. Préteceille (2007) rappelle à juste titre que les travaux français sur l’embourgeoisement du centre urbain sont plus anciens que les travaux anglo-saxons : principalement consacrée aux politiques publiques de revalorisation du centre ancien, la recherche urbaine des années 1960-1970 dénonçait déjà le déplacement des classes populaires induit par ces opérations.

Mais ce n’est que beaucoup plus récemment, à une ou deux exceptions près, qu’elle s’est intéressée à la réappropriation des quartiers populaires par les ménages des classes moyennes et supérieures en lien avec les politiques de réhabilitation, se focalisant cependant trop souvent sur un seul quartier. Les prémices de la gentrification tiennent à la fois dans les politiques d’urbanisme menées à Paris depuis le XIXe siècle, et dans les premiers cas connus de quartier populaire ancien investi par des ménages plus aisés.

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