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4 2 Résister ou partir : les classes populaires face à la gentrification

L’ancrage et la diffusion de la gentrification dans les années 1980-1990 s’inscrit dans un contexte général défavorable pour les classes populaires : celles-ci sont en effet confrontées à la réduction drastique des emplois ouvriers, insuffisamment compensée par l’augmentation des emplois de service peu ou pas qualifiés, mal rémunérés et précaires, au chômage de longue durée, à la détérioration des services publics et de la redistribution sociale. La gentrification ajoute à cela la

hausse des prix immobiliers, les évictions locatives et l’augmentation du nombre de personnes sans- abri, mais aussi la transformation des commerces et des espaces publics comme le montre Paul Watt (2006) à propos du quartier de Camden à Londres :

De tels changements, associés à la gentrification et à l’essor de l’économie touristique post-industrielle, signifient effectivement que non seulement la base industrielle de la classe ouvrière s’est érodée, mais aussi que les espaces publics de loisirs centrés autour des pubs, magasins et marchés populaires étaient en train d’être éradiqués, forçant les locataires [du parc social] à aller en dehors de Camden ou dans des espaces privatisés (Watt, 2006, p. 783).

Dans la conclusion de l’ouvrage qu’ils ont coordonné avec Ian Gordon sur Londres et New York, Susan S. Fainstein et Michael Harloe estiment que le renouveau urbain des deux métropoles n’a profité qu’aux plus riches, à cette « nouvelle classe de service » dont font partie les gentrifieurs (Fainstein, Gordon et Harloe, 1992, p. 241-243).

La gentrification entraîne en effet le déplacement des ménages populaires et la réappropriation matérielle et symbolique de leur espace social par les classes moyennes et supérieures. Le déplacement peut être direct, par l’éviction des locataires, ou indirect, par leur départ plus ou moins volontaire pour la périphérie. P. Marcuse (1993b) est l’un des rares à avoir montré l’ampleur inédite de ce déplacement des classes populaires par la gentrification, notamment à New York, sous l’action conjointe des promoteurs privés et de la municipalité, entraînant notamment la privatisation des logements sociaux. Il y voit le cœur du processus de gentrification :

Le déplacement [des classes populaires] est donc l’essence de la gentrification, son but, et non un effet secondaire indésirable. L’amélioration physique des immeubles est un moyen en vue du déplacement, et non le but de l’investissement (Marcuse, 1993a, p. 181).

Là où l’abandon des immeubles par leurs propriétaires avait entraîné la dégradation des conditions de logement des classes populaires, le réinvestissement par les mêmes propriétaires ou par des promoteurs les jette à la rue. La faiblesse du logement social, la levée du contrôle des loyers et la quasi-absence de sécurité sociale entraînent un lien étroit entre gentrification et multiplication des sans-abri à New York. Au milieu des années 1980 à New York, P. Marcuse estime le nombre de ménages déplacés chaque année par la gentrification entre 25 000 et 100 000 et le nombre de sans- abri atteint 60 000 à 70 000 à la fin des années 1980 (Marcuse, 1985, cité par Harloe, Marcuse et Smith, 1992, p. 189).

À Londres, C. Hamnett avait montré dès les années 1980 le rôle de la gentrification dans le déclin de la part des classes populaires dans le centre de Londres (Hamnett et Williams, 1980), en particulier par le biais de la réhabilitation des immeubles et de la transformation des statuts d’occupation qui l’accompagne (cf. supra, 3.3). Vingt ans après, il préfère néanmoins utiliser le terme de remplacement (replacement) pour qualifier ce déclin (Hamnett, 2003). Conformément à son interprétation de la gentrification comme le résultat d’une transformation des structures d’emploi, il voit dans l’éviction des classes populaires des quartiers centraux l’effet d’une baisse progressive sur

le long terme des emplois ouvriers dans la capitale, et du même coup de la population ouvrière. Sans doute celle-ci ne se renouvelle-t-elle que peu et la plupart des ouvriers des années 1960 part aujourd’hui en retraite. Mais doit-on considérer pour autant que les classes populaires se réduisent aux actifs ? Ne faut-il pas prendre également en compte les retraités ouvriers, ou encore les conjoints, qui peuvent être inactifs, et les enfants, qui sont souvent plus nombreux que dans les classes aisées ? C’est là une vraie question de méthode dans l’analyse de la gentrification sur laquelle je reviendrai dans le chapitre 4.

En outre, le travail de Winifred Curran (2004) sur un quartier ouvrier de Brooklyn à New York montre que la gentrification contribue directement au déplacement des industries vers la périphérie et donc à la perte des emplois ouvriers au cœur de la ville. Destiné à l’origine aux classes aisées au début du XIXe siècle, le quartier de Williamsburg à Brooklyn devint industriel et ouvrier au cours de ce siècle parce que cela permettait une meilleure rentabilité du sol urbain. C’est la même raison qui explique la pression spéculative en faveur de la transformation, pourtant illégale, des usines en lofts ou en copropriétés de qualité destinés aux classes moyennes et supérieures dans les années 1970. Si la désindustrialisation des centres-villes est liée à des facteurs structurels extérieurs à la gentrification, celle-ci accélère le processus en s’appuyant sur un discours condamnant les industries intra-urbaines comme anachroniques dans la ville contemporaine. Or, W. Curran montre que le nombre d’emplois ouvriers augmentait dans ce quartier à la fin des années 1980. Plusieurs petites industries textiles ou agro-alimentaires se maintenaient, profitant de la proximité de leur marché, de la centralité de leur localisation par rapport à une main-d’œuvre dispersée dans toute l’agglomération. C’est finalement l’impossibilité pour elles de s’étendre ou l’augmentation exponentielle de leurs loyers qui les conduisit au départ. W. Curran met en rapport la diminution des emplois ouvriers, protégés par un statut et intégrés dans un syndicat, avec l’augmentation parallèle des emplois précaires, sans statut, voire illégaux, qui se développent notamment à la faveur des chantiers de rénovation et dans le secteur des services à la personne dont sont friands les gentrifieurs. Elle montre que cela fait partie d’une stratégie générale de reconversion du patronat pour diminuer les coûts du travail (ibid., p. 1244). Face à cette menace, les trois cents ouvriers de la sucrerie Domino Sugar ont tenu des piquets de grève pendant vingt mois entre 1999 et 2001, se heurtant au rouleau compresseur des médias dominants, qui présentaient leur lutte contre la fermeture d’une usine rentable comme un combat d’arrière garde, et aux gentrifieurs récemment installés dans le quartier se plaignant des nuisances de l’activité industrielle. C’est finalement la modification du plan d’aménagement de la ville par les pouvoirs publics, autorisant la fonction résidentielle dans le quartier, qui eut raison de cette lutte (ibid., p. 1253-1255).

D’autres auteurs mettent en avant la différence de contexte entre les États-Unis, où la gentrification est en général rapide et brutale, et l’Europe, surtout continentale, où la régulation sociale peut atténuer ou retarder le processus et ses conséquences sur les classes populaires (Simon, 2005 ; Bernt et Holm, 2005). Cette question mérite d’être approfondie, d’autant plus que le contexte politique évolue rapidement dans le sens d’une moindre régulation sociale, amenant à relativiser

l’exception américaine (Marcuse et Van Kempen, 2000). Enfin, très rares sont les chercheurs à aller plus loin que le seul déplacement des classes populaires comme R. Solnit et S. Schwartzenberg (2000) à propos de San Francisco. Elles dépeignent avec acuité la perte sociale et symbolique que représente le déplacement des ménages populaires et des artistes bohèmes et engagés : « Perdre les gens qui connaissent une ville, en perdre beaucoup d’un seul coup, c’est comme brûler sa bibliothèque » (Solnit et Schwartzenberg, 2000, p. 143). Mais plus encore, elles montrent que le plus préoccupant tient dans le tarissement de l’apport de nouvelles populations bohèmes, radicales et populaires dans ces quartiers traditionnellement marqués par le renouvellement régulier de leur population. Ce non- renouvellement signe la mort de la contre-culture, intrinsèquement liée à ce creuset urbain des quartiers populaires.

Face à cette menace de déplacement, P. Watt (2006) montre que l’attitude qui domine au sein des classes populaires est la résignation. Seule une minorité politisée à travers le syndicalisme ou les associations de locataires exprime son opposition à la gentrification et aux gentrifieurs. Et si la résistance des classes populaires à la gentrification est rare, les travaux qui l’abordent le sont encore plus. On peut relever trois ou quatre cas étudiés de résistance survenus dans les années 1980-1990 aux États-Unis, et qui ont totalement ou en partie échoué.

Dans un texte au titre évocateur, « Lutte de classes sur l’avenue B », N. Smith (1996, p. 4-29) relate ainsi le conflit devenu célèbre autour du parc de Tompkins Square dans le Lower East Side en 1988 à New-York : ce parc, qui était squatté par intermittence par des populations marginales (sans- abri, punks, etc.) fut délibérément occupé à la suite d’une violente descente policière en 1988, et ce jusqu’en 1991, date à laquelle le parc fut fermé par des grilles et surveillé en permanence par la police. La gentrification est assimilée à la lutte des classes dans l’espace urbain et le Lower East Side fait figure d’emblème. Les mots eux-mêmes font l’objet d’une concurrence : les classes populaires latino-américaines appellent le quartier Loisaida, tandis que les gentrifieurs lui préfèrent East Village, qui rappelle Greenwich Village.

R. Beauregard (1990) montre comment les habitants latino-américains du quartier de Spring Garden à Philadelphie ont eux aussi tenté, de façon moins spectaculaire, de s’opposer à la gentrification. Organisés en associations de locataires, ils utilisèrent la voie juridique et firent pression sur la mairie pour qu’elle les aide à convertir une ancienne école en une coopérative de logements abordables et à ouvrir un refuge pour les sans-abri. Ils n’eurent cependant pas assez de moyens financiers pour accéder à la propriété et se maintenir, et échouèrent à éviter le déplacement des ménages populaires par les promoteurs immobiliers. L’analyse de R. Beauregard présente l’intérêt de conjuguer résistance des habitants et freins structurels locaux liés à la distance au centre, à l’état du parc de logements et à l’image générale du quartier (cf. supra, 3.5). Elle montre également que la résistance collective des habitants peut aussi être passive, venant en appui à des freins déjà importants, comme dans le quartier de Fishtown Philadelphie, par exemple dans la froideur réservée aux premiers gentrifieurs s’installant dans le quartier et dans le fort attachement des habitants à leur quartier, qui les conduit à ne partir que sous la contrainte.

L’étude de Stéphane Quoniam (1990) à propos de Sausalito en Californie porte sur un cas particulier de résistance explicite à la gentrification. Dans les années 1980, sur le littoral de la baie de San Francisco, les yuppies ont remplacé les artistes et les hippies qui s’y étaient établis dans les années 1950-1960. Ils se sont installés sur la terre ferme et dans des marinas, tandis qu’une petite communauté alternative s’est maintenue dans des maisons flottantes sans statut légal, à Galilee Harbor. Il s’agit de quelques dizaines de personnes de diverses origines mais toutes occidentales, tournées en partie vers les métiers de la mer, et dont les revenus sont modestes (environ le tiers du revenu moyen de Sausalito en 1987). « D’une manière générale, 80 % des occupants de Galilee gagnent moins de 16 000 dollars par an, plus par choix de mode de vie que par manque de qualification, par refus d’une gentrification qu’ils n’acceptent pas en tant que telle » (Quoniam, 1990, p. 146). L’auteur analyse les stratégies mises en place par cette communauté pour se maintenir face à la pression des pouvoirs publics et des promoteurs immobiliers. Organisée juridiquement, elle utilise les médias pour légitimer son existence et propose aux pouvoirs publics un véritable projet d’aménagement du front de mer en attendant de récolter suffisamment de fonds pour devenir son propre propriétaire. Quand S. Quoniam écrit, le sort de Galilee Harbor est toujours incertain. Cependant, les risques de gentrification en cas de réussite du projet sont importants, certains des membres de la communauté pouvant s’enrichir ou être remplacés par des habitants plus aisés, dès lors que Galilee Harbor rentre dans la légalité et du même coup dans le marché du logement de Sausalito.

Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas à proprement parler de résistance des classes populaires à la gentrification. Les moyens, tant financiers, juridiques que culturels, dont il faut disposer pour résister ainsi, sans garantie de réussite, font souvent défaut ailleurs, notamment dans le cas de populations humbles, fragilisées par les restructurations économiques. Ce qui est intéressant, c’est l’engagement d’habitants relevant souvent d’une première vague de gentrification dans l’opposition à la généralisation du processus, comme l’ont montré R. Solnit et S. Schwartzenberg (2000) dans le quartier de Mission à San Francisco. Dans ce quartier, les actions de résistance juxtaposent de petits groupes populaires organisés, par exemple autour d’une église de quartier ou d’un centre de danse menacés d’expulsion, et des actes relativement isolés comme cette affiche du Mission Yuppie Eradication Project (image 25) qui appelait à vandaliser les voitures de sport des gentrifieurs pour les dissuader de s’installer dans le quartier. Lancée en 1998 par un employé bohème et écrivain à ses heures, Kevin Keating, elle eut aussi sa version espagnole et fut suivie d’autres appelant à détruire certains bars et restaurants destinés aux yuppies à l’occasion d’une émeute urbaine (Solnit et Schwartzenberg, 2000, p. 125-127) 15. Ces affiches suscitèrent la controverse par leur appel à la violence et furent largement médiatisées, donnant des idées à d’autres militants à travers le monde (image 26). La recherche concernant cette articulation entre différentes formes de résistance mérite d’être poursuivie.

Encadré 5. Les résistances à la gentrification

Image 24. Une fresque murale contre la gentrification, Mission, San Francisco (John O’Hara, San Francisco Chronicle, 15 juin 2000 16)

Image 25. L’affiche controversée de l’éphémère Mission Yuppie Eradication Project (1998) 17

Image 26. « Le logement est un droit ! Les Yuppies

dehors ! », de Pijp, Amsterdam (mai 2007) Image 27. « Il y en a marre des gens riches et de leurs copropriétés chic », Mission, San Francisco (janvier 2008)

16 Dan Levy, « Writing on the Wall. Mission fears dot-com tide as threat to neighborhood of murals, Latin culture » <http://www.sfgate.com/cgi-bin/article.cgi?f=/c/a/2000/06/15/MN56473.DTL>.

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