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4 4 Vers une nouvelle division sociale de l’espace ?

Les conséquences sont importantes sur la division sociale de l’espace urbain. Pourtant, peu de travaux ont abordé cette « question de l’incidence de la gentrification (au sens global de retour des cadres au centre) sur la carte locale des ségrégations intra-centrales qui préexistent au phénomène » (Bordreuil, 1994, p. 155). Selon N. Smith (2002), l’accumulation du capital au centre des villes entraîne la relégation des travailleurs ouvriers et employés à la périphérie et l’allongement considérable des déplacements quotidiens qui en découle :

… il y a une contradiction géographique fondamentale entre la hausse spectaculaire des valeurs foncières qui accompagne la centralisation du capital dans le cœur de ces métropoles et les espaces périphériques [exurban], marginaux, où les travailleurs [workers] sont forcés de vivre à cause des salaires pitoyables sur lesquels se construit cette centralisation du capital (Smith, 2002, p. 436).

18 Richard FLORIDA, The Rise of creative class. And how it’s transforming work, leisure, community and everyday life, New York, Basic Books, 2002, 434 p. Cet essai se situe dans le droit fil d’un autre ouvrage américain à succès, qui a connu une grande postérité médiatique en France (cf. encadré 27, p. 417) : David BROOKS, Bobos in paradise : the new upper class and

N. Smith explique cette contradiction spatiale par une déconnexion croissante entre le capital accumulé dans ces villes grâce à une production toujours plus distante et mondiale, et le travail qui y est effectué, uniquement lié désormais au domaine de la reproduction sociale.

Dans un récent article, Tim Butler, Chris Hamnett et Mark Ramsden (2008) montrent que l’agglomération londonienne a connu un renversement socio-spatial en vingt ans : la part des classes aisées est devenue plus forte au centre que dans la périphérie, inversant le modèle classique de la ville anglo-américaine. Auparavant, C. Hamnett (2003) avait noté que si la gentrification avait atténué la ségrégation à l’échelle des boroughs (districts) londoniens, celle-ci s’était renforcée à l’échelle locale, d’une rue à l’autre. Il soulignait également que cette apparente nouvelle mixité à l’échelle des quartiers n’était que transitoire.

Dans ses différents articles, P. Marcuse met en avant soit la polarisation sociale accrue dans l’espace urbain, soit la fragmentation socio-spatiale tant à l’échelle de l’agglomération que du quartier. Les nouvelles politiques du logement étudiées par M. Harloe, P. Marcuse et N. Smith (1992) entraînent une juxtaposition dans les centres urbains de logements réhabilités ou neufs pour les classes aisées et de logements sociaux ou locatifs dégradés, où se concentrent des ménages de plus en plus pauvres. À cela s’ajoute l’augmentation importante du nombre de sans-abri, notamment à New York, accentuant une polarisation sociale très visible, qui dépasse le seul parc de logements (Marcuse, 1993a). Les auteurs montrent que la division sociale de l’espace se lit à deux échelles, entre le centre et la périphérie de l’agglomération d’une part, et entre les différents quartiers de la ville d’autre part. P. Marcuse (1989) distingue cinq types parmi ces derniers : les beaux quartiers (luxury city) où vivent les plus riches, les quartiers gentrifiés (gentrified city) des classes moyennes supérieures, les banlieues résidentielles (suburban city) des familles des classes moyennes traditionnelles, les quartiers de logements locatifs (tenement city) des classes populaires précarisées, et enfin la ville abandonnée (ghetto) des exclus, pauvres, sans-emploi, sans-abri. Ces cinq types articulent différents rapports de genre et de race 19. La concentration de la pauvreté dans certains quartiers est autant le fait du parc de logements que de politiques délibérées, notamment la criminalisation des sans-abri entraînant leur éviction des quartiers des classes aisées et moyennes et leur relégation dans les quartiers populaires. M. Harloe, P. Marcuse et N. Smith (1992) mettent en avant l’aspect dynamique de cette division sociale de l’espace urbain, qui est interprétée autant comme une étape du nouveau colonialisme urbain – dont la gentrification est le fer de lance –, que comme l’enracinement de la séparation des groupes sociaux, et notamment du « confinement » des pauvres dans des espaces toujours plus restreints et étroitement circonscrits.

19 Comme les chercheurs anglo-saxons, j’utilise ce terme comme une catégorie socialement construite qui renvoie aux différences visibles, sans fondement biologique. Le cas du genre est analogue puisque c’est la construction sociale du sexe qui prime les différences biologiques.

À l’échelle des quartiers en voie de gentrification, on l’a vu, la cohabitation sociale des différents groupes sociaux est problématique. Il est difficile de parler de mixité sociale quand la proximité spatiale renforce la distance sociale, comme l’avaient déjà montré Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) dans le contexte des grands ensembles français des années 1960. Peter Marcuse et Ronald Van Kempen (2000) font une lecture similaire des quartiers en voie de gentrification :

Les différences de statut social et de richesse dans la proximité spatiale créent une forme spéciale de ville duale dans laquelle riches et pauvres vivent ensemble dans les mêmes quartiers [areas] mais utilisent des espaces bien différents : les riches vont dans les rues aux luxueux magasins, les pauvres fréquentent les bazars de rue ; les riches utilisent des voitures privées, les pauvres les transports publics ; et ils travaillent dans des lieux différents (Marcuse et Van Kempen, 2000, p. 17).

Dans la conclusion de leur ouvrage, ils précisent la nature de la division sociale de l’espace au sein de ces quartiers, en les distinguant des quartiers fermés (exclusionary enclaves) :

Par définition, les espaces gentrifiés ne peuvent ériger des murs pour définir leurs frontières, puisqu’ils sont une invasion et une réutilisation d’espaces anciennement occupés par des habitants plus pauvres. Dans ces quartiers, l’exclusion et le contrôle sont atteints par des moyens sociaux plus que physiques (même si les immeubles ont chacun leur propre système de sécurité, barres aux fenêtres, clôtures et grilles à l’entrée) : la présence policière sera accrue et les vigiles de sécurité privée patrouilleront (ibid., p. 255).

L’absence d’interaction entre les différents groupes sociaux d’un quartier en voie de gentrification peut aussi être le résultat plus subtil d’un évitement réciproque comme l’a montré Jean-Yves Authier (1995) dans le quartier Saint-Georges de Lyon, forgeant la notion de « ségrégations micro-locales », mais aussi Frédéric Richard (2001) dans son étude de la géographie sociale de l’Isle of Dog à Londres. Cette presqu’île entourée d’une boucle de la Tamise appartient au district de Tower Hamlets dans l’East End et fait partie de l’ancien port de Londres. Depuis 1991 s’y élève la tour de Canary Wharf, parmi les plus hautes d’Europe, symbole de la reconversion des docks (cf. supra, 4.3). Les nouveaux complexes immobiliers longent les bords de la Tamise tandis que l’intérieur de la presqu’île est principalement constitué d’habitat ouvrier et d’habitat social. Depuis les années 1980, ce quartier connaît des transformations sociales variées : des ménages très aisés s’installent dans les nouveaux complexes immobiliers haut de gamme des docks, entraînant la gentrification progressive de l’intérieur du quartier ; de nombreux logements sociaux sont achetés par leur locataire en vertu du right to buy (droit d’acheter) promulgué en 1984, points d’appui pour la gentrification en cours ; enfin, les classes populaires y sont de plus en plus étrangères, et notamment bangladaises. Ces différents groupes sociaux ne se mélangent guère : F. Richard montre qu’au-delà de la mixité apparente du quartier, l’Isle of Dog est marquée par une division sociale de l’espace à l’échelle micro-locale de l’îlot, largement héritée de la diversité du parc de logement et des statuts d’occupation (Richard, 2001, p. 260 sq.). Cela est renforcé par un marquage territorial des différents groupes sociaux, le plus évident étant le système de sécurité et les innombrables panneaux rappelant le caractère privé des nouvelles résidences haut de gamme des docks. Enfin, l’analyse des mobilités de chalandise et des choix de scolarisation souligne l’absence délibérée de rencontre entre les

différents groupes sociaux, par ailleurs traversés par de nombreux antagonismes de classe, prenant des tours de plus en plus racistes.

Commentant le projet politique de la Renaissance urbaine au Royaume-Uni, C. Colomb estime que « la “mixité du logement” est une condition nécessaire, mais non suffisante, à la réalisation de l’objectif de mixité sociale » (Colomb, 2006, p. 25). Il apparaît en effet que la mixité sociale des quartiers en voie de gentrification recouvre une fragmentation socio-spatiale, tant dans la résidence à l’échelle micro- locale, que dans l’appropriation de l’espace public et les mobilités quotidiennes.

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