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3 1 Les prémices de la gentrification et le renouvellement migratoire des classes populaires dans les années 1960-

Différents travaux de géographie sociale menés dans les années 1980 sur Paris et l’agglomération parisienne permettent de préciser les prémices de cette double transformation dans les années 1960-1970. C’est aussi dans les années 1980 que des travaux menés par des démographes ont analysé les racines du dépeuplement de Paris et le rôle de l’embourgeoisement dans ce processus séculaire, comme on l’a vu dans le chapitre 2 (Bonvalet et Tugault, 1984). En effet, les transformations sociales de l’espace parisien doivent être replacées dans le contexte de l’agglomération et du pays tout entier (et de l’étranger), notamment à travers les échanges migratoires entre le centre et la périphérie d’une agglomération en croissance. Comme au XIXe siècle, le dépeuplement du centre au profit de la périphérie s’accompagne d’une redistribution sociale de la population.

Catherine Bonvalet et Monique Lefebvre (1983) ont montré que le dépeuplement de Paris dans les années 1960-1970 est lié à des raisons démographiques (vieillissement, décohabitation,

augmentation et allongement du célibat), mais aussi à la spéculation immobilière (hausse des prix immobiliers, augmentation des logements vacants), qui annule l’effet de l’augmentation du nombre de logements (dans le même temps, celui des résidences principales diminue). C’est surtout l’inadaptation du parc de logements parisiens (petits, anciens, peu confortables) à l’augmentation du nombre de jeunes couples avec enfants bénéficiant d’un meilleur niveau de vie, et le développement en banlieue d’une offre de logements abordables (logements sociaux, pavillons en accession à la propriété) et d’une meilleure offre de transports (réseau autoroutier, RER) qui expliquent le dépeuplement de Paris au profit de la banlieue. Ce dépeuplement, on l’a vu, est socialement sélectif (Brun et Chauviré, 1983). Toutefois, C. Rhein a montré que cette redistribution sociale au sein de l’agglomération parisienne avait commencé bien avant la Seconde Guerre mondiale avec l’industrialisation de la banlieue proche (Rhein, 1986). En 1954, la part des ouvriers à Paris est déjà la plus basse de l’agglomération (ibid., p. 52). Les prémices de l’embourgeoisement de Paris se sont accompagné d’une prolétarisation de la banlieue et la construction massive de logements sociaux, souvent dans des communes déjà populaires, a renforcé cette division sociale de l’espace entre le centre et la périphérie.

Au centre néanmoins, l’embourgeoisement n’est pas univoque. S’il concerne tous les quartiers, il revêt des formes variées comme l’a montré l’Atlas des Parisiens (Noin, 1984, planche 80). Entre 1962 et 1975, le profil social des Beaux quartiers de l’Ouest parisien est celui qui est le plus stable, tandis que les anciens quartiers ouvriers des arrondissements périphériques de la rive gauche, le Marais, le quartier Sainte-Marguerite dans le sud du 11e, le sud-ouest du 19e et Belleville (20e) sont ceux qui s’embourgeoisent le plus. On peut voir là l’effet des politiques de rénovation et de réhabilitation (dans le Marais), sauf en ce qui concerne le 11e. Entre ces deux extrêmes, la typologie élaborée par Y. Chauviré (ibid.) met en évidence deux types d’embourgeoisement fort, qui partagent une très forte progression des CS supérieures (principalement les professions libérales et cadres supérieurs), mais se distinguent par un important recul concomitant des ouvriers dans l’un et la résistance des CS populaires dans l’autre. Les quartiers du vieux Paris des 5e et 6e arrondissements, et le quartier Picpus dans le 12e sont dans le premier cas. Le nord du 2e et du 3e, le 10e, le 11e, les Batignolles (17e), l’est du 18e (La Goutte d’Or – La Chapelle) et le nord du 19e correspondent au second. Ces différents cas de figure correspondent bien à un processus de gentrification au sens large, c’est-à-dire d’appropriation d’espaces populaires par la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie. Il est nettement plus avancé sur la rive gauche que sur la rive droite.

J. Brun et Y. Chauviré (1983) mettent en avant la diffusion dans l’espace parisien des professions libérales et cadres supérieurs d’une part, et des cadres moyens d’autre part. L’augmentation de ces CS est particulièrement nette sur la rive gauche et l’Atlas des Parisiens montre que c’est là que les changements ont été les plus forts (Noin, 1984, planche 80). La comparaison des typologies sociales élaborées en 1962 et 1975 (cartes 1 et 2) permet de penser que cet embourgeoisement généralisé de la rive gauche dans les années 1960-1970 autour du pôle déjà bourgeois du faubourg Saint-Germain conjugue des processus variés : d’une part

l’embourgeoisement d’espaces socialement mixtes et intermédiaires situés à proximité immédiate de quartiers bourgeois (le 5e et le 15e notamment), d’autre part la gentrification d’espaces populaires (le 13e et le quartier de Plaisance dans le 14e). On peut penser également que le premier processus correspond à la phase d’achèvement de la gentrification de quartiers jadis ouvriers comme à Javel (15e) ou Saint-Victor (5e). Différentes CS participent à ces processus : dès les années 1960-1970, la part des cadres moyens parmi la population active est sur-représentée dans les arrondissements périphériques du sud (13e, 14e, 15e, 16e sud et 12e est) et dans deux quartiers des 19e et 20e arrondissements (Amérique et Saint-Fargeau). Ils progressent fortement (en effectif et en pourcentage dans la population active) dans ces mêmes arrondissements (16e excepté) et dans les 19e et 20e (ibid., planche 63). Les professions libérales et cadres supérieurs quant à eux progressent fortement en effectif dans les arrondissements périphériques, et en pourcentage surtout sur la rive gauche, où ils deviennent largement sur-représentés, et dans le Marais, où ils sont néanmoins encore sous-représentés (ibid., planche 64). Dans le même temps, les ouvriers ont vu leur nombre et leur part fortement diminuer en particulier sur la rive gauche :

En 1975, les pourcentages [d’ouvriers] les plus forts sont limités à la moitié nord-est de la ville à la seule exception du quartier [de] Plaisance [14e] qui fait figure d’enclave ouvrière dans un secteur

beaucoup plus bourgeois. Les changements les plus immédiatement perceptibles concernent surtout la part des ouvriers dans la population des 5e et 15e arrondissements où les diminutions sont très nettes (ibid.,

planche 60).

Il s’agit là d’un processus de succession typique de la gentrification, observée à la même époque à Londres ou à New York.

Si la gentrification apparaît déjà comme le processus principal d’embourgeoisement de Paris dans les années 1960-1970, qu’elle soit à ses débuts comme dans le Marais ou déjà bien avancée comme sur la rive gauche, elle l’est d’autant plus que l’embourgeoisement croissant des Beaux quartiers n’est pas encore visible. Au contraire, J. Brun et Y. Chauviré notent que les professions libérales et cadres supérieurs voient leurs effectifs diminuer « dans quatorze quartiers du centre-ouest et du nord-ouest, du 1er arrondissement au 17e en passant par le 2e, le 8e et le 9e, qui connaissent tous un important

dépeuplement lié au développement de la zone des affaires (phénomène de “city”) » (Brun et Chauviré, 1983, p. 115). La tendance est donc plus à une diffusion des classes bourgeoise et petite-bourgeoise qu’à un renforcement du pôle bourgeois.

Cette diffusion des CS supérieures et intermédiaires s’accompagne d’un recul des CS populaires. Néanmoins, ce recul n’est pas uniforme et recouvre à nouveau plusieurs processus – parfois contradictoires – de recomposition des classes populaires, tant en termes de composition sociale et nationale que dans l’espace. La baisse du nombre d’ouvriers est considérable entre 1962 et 1975, atteignant 37 % de l’effectif initial, ce qui entraîne une baisse de trois points de leur part dans la population active (Noin, 1984, planche 60). Dans le même temps, le personnel de service voit ses effectifs également diminuer mais cela n’entraîne qu’une baisse à moitié moindre de leur part. Les employés, quant à eux, résistent beaucoup mieux au dépeuplement : leur effectif baisse de 16 % et

leur part dans la population active augmente d’un point. Leur distribution spatiale est devenue plus hétérogène qu’auparavant, se rapprochant de celle des ouvriers :

Les employés, caractérisés en 1962 par leur forte « plasticité sociale », tendent aujourd’hui dans la plupart des cas à reculer dans les quartiers bourgeois ou encore en voie d’embourgeoisement tandis que leur part relative s’accroît dans les autres quartiers. Ils appartiennent donc de plus en plus aux CSP qui composent le Paris populaire (Brun et Chauviré, 1984, p. 114).

Le reflux des classes populaires s’accompagne donc de leur tertiarisation accrue, la part des employés (sans le personnel de service) dépassant celle des ouvriers dans la population active de 1975 (cf. tableau 1, p. 164).

À cela s’ajoute le renouvellement des classes populaires parisiennes par l’immigration : dans les années 1960-1970, la population de nationalité française diminue fortement à Paris 62, en particulier dans les arrondissements centraux, principalement à cause du vieillissement ou des départs en banlieue. Comme lors des remaniements haussmanniens (cf. chapitre 2 – 3.1), cette population est en partie remplacée par des migrants, cette fois de nationalité étrangère. Entre 1954 et 1982, la population étrangère a été multipliée par plus de 2,5 à Paris, sa part dans la population totale étant multipliée par plus de 3, passant de 5 % en 1954 à 16,5 % en 1982. Cette population étrangère est massivement populaire : les deux tiers des hommes actifs sont ouvriers en 1975, la moitié des femmes actives font partie du personnel de service et un quart d’entre elles sont ouvrières (Noin, 1984, planche 61). Ainsi, à Paris, plus de 40 % des ouvriers et près de 30 % du personnel de service sont étrangers en 1975. Ce renouvellement migratoire se traduit par une moindre baisse des ouvriers non qualifiés et la masculinisation de la classe ouvrière parisienne. Dans l’espace, les étrangers résistent mieux au dépeuplement que les Français dans les arrondissements centraux et s’installent dans les quartiers du Nord et de l’Est parisien (ibid.). Cela entraîne une forte hausse de la population étrangère dans ces quartiers et une évolution sociale opposée à l’embourgeoisement dans certains d’entre eux. Ainsi, les quartiers de Bonne-Nouvelle (2e) et des Arts-et-Métiers (3e), dans le centre de Paris, apparaissent plus populaires en 1975 qu’en 1962, « en raison de la concentration des travailleurs immigrés dans ces quartiers » (Brun et Chauviré, 1983, p. 114).

À partir d’une perspective temporelle plus large (1954-1975), Jean-François Deneux distingue clairement un double mouvement d’embourgeoisement et de prolétarisation des différents quartiers de Paris, le premier étant plus important que le second, mais tous deux contribuant à faire disparaître les « quartiers de classes moyennes » identifiés à partir de la sur-représentation des artisans, des commerçants et des cadres moyens (Deneux, 1984, p. 181). Ce double mouvement renforce la division sociale de l’espace parisien. Selon lui, l’embourgeoisement correspond à :

… une reconquête du centre historique (Notre-Dame et les rives de la Seine), une implantation accentuée au cœur du centre des affaires et, surtout, une occupation de la périphérie méridionale de la capitale, de Picpus à Javel (ibid., p. 179).

Cela est conforme aux résultats précédemment cités, et J.-F. Deneux souligne, lui aussi, la complexité des formes d’embourgeoisement et l’ambiguïté du terme. Parallèlement, il met en avant la prolétarisation d’un certain de nombre de quartiers :

Tous situés sur la rive droite et disposés autour d’un axe sud-nord du quartier du Palais-Royal à Clignancourt, ces quartiers coïncident avec une partie du cœur historique et ses franges septentrionales (ibid., p. 182).

Ainsi, le vieux centre de Paris lui-même est traversé par des logiques contradictoires : ancien espace populaire surpeuplé, en proie au dépeuplement depuis le XIXe siècle, il connaît à la fois l’achèvement de la gentrification sur la rive gauche, les prémices d’une gentrification à proximité de la Seine et dans le Marais sur la rive droite, et un processus de prolétarisation lié à l’immigration le long des Grands Boulevards. La reconquête du centre par les classes dominantes, qu’elles avaient quitté un ou deux siècles auparavant, ne paraît pas assurée en 1975. Les barricades du Quartier latin des nuits de mai 1968 ont rappelé à la bourgeoisie la capacité insurrectionnelle des pavés du vieux Paris. Avec le recul, elles apparaissent néanmoins aujourd’hui comme le chant du cygne du Paris révolté, en particulier parce qu’elles tenaient plus de la centralité universitaire du Quartier latin qu’à son caractère populaire, en voie de disparition depuis longtemps. Et c’est ailleurs, en banlieue et en province, que se jouait la grève générale.

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