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Cette question se pose d’autant plus que face à la concentration et à la visibilité croissante des immigrés dans certains quartiers – et notamment certaines parties du parc social –, la mixité sociale est devenue une « injonction politique » (Bacqué et Fol, 2005) majeure depuis les années 1980-1990.

En intervenant sur le peuplement, que ce soit par l’offre de logement (mixité urbaine) ou les modalités d’accès et d’attribution, il s’agit de favoriser la cohésion sociale et, par un enchaînement vertueux, garantir la qualité du « vivre ensemble » (Simon et Lévy, 2005, p. 83).

L’objectif de mixité sociale dans l’habitat est ancien puisqu’on le trouve dès le XIXe siècle dans les projets de cités-jardins et les débats préparant les premières lois sur le logement social en France (Bacqué et Fol, 2005). Il a néanmoins été réactivé par le processus de « visibilisation » des immigrés (Tanter et Toubon, 1999) et les crispations que cela suscite dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales et d’affaiblissement de la conscience de classe. La mixité sociale est donc d’abord une politique de logement dont l’objectif officiel est de réduire la ségrégation socio-spatiale, mais qui prend la « forme implicite de la gestion locale de l’immigration et de ses effets sociaux » (ibid., p. 63).

Comme le processus de gentrification tend à accroître – au moins temporairement – la mixité sociale dans les quartiers populaires anciens et centraux, il est utile d’analyser ici les présupposés de cette notion avant de revenir par la suite sur la façon dont elle est utilisée par les gentrifieurs et les pouvoirs publics (cf. partie III). Rappelons tout d’abord qu’en visant la « cohésion sociale », la rhétorique de la mixité s’inscrit pleinement dans les discours de substitution de la lecture marxienne en termes de rapports sociaux par celle qui privilégie le lien social en occultant le conflit. En effet,

l’objectif de mixité sociale implique un présupposé rarement explicité : en mélangeant dans l’habitat les différents groupes sociaux et socio-ethniques, les plus « défavorisés » d’entre eux (classes populaires, immigrés) s’assimileraient à la société, pensée comme un tout cohérent. Cela passerait très concrètement par l’apprentissage des normes et des valeurs (républicaines) majoritaires dans les modes de vie et les façons d’être, qui favoriserait l’intégration sociale par la réussite scolaire et l’accès à l’emploi. « La notion de mixité sociale relève de l’espoir douteux, voire totalitaire, d’une harmonie sociale qui résulte de l’homogénéité des comportements » (Chanal et Uhry, 2003). Bien que nimbée dans une rhétorique bienveillante débarrassée de ses accents les plus violents, l’injonction à la mixité sociale semble bien s’inscrire dans une longue tradition de gestion des classes dangereuses.

De nombreux travaux ont montré les limites de cet idéal de mixité sociale censé assurer la paix sociale et l’intégration des plus « défavorisés ». Le célèbre article de J.-C. Chamboredon et M. Lemaire (1970) montre que la proximité spatiale exacerbe la distance sociale, tandis que d’autres auteurs font valoir les avantages de la concentration des classes populaires et des immigrés dans un même espace, notamment à partir de l’exemple des quartiers populaires anciens. Si Annick Tanter et Jean-Claude Toubon rappellent que d’autres travaux ont nuancé cette opposition en montrant qu’il n’existait « pas de relation univoque entre le degré d’homogénéité sociale et le type de rapports sociaux » (Tanter et Toubon, 1999, p. 61), cela interdit néanmoins toute idéalisation de la mixité sociale.

La primauté de l’objectif de mixité sociale dans les politiques publiques françaises des vingt- cinq dernières années s’inscrit dans le cadre de la décentralisation et de la réduction de la création de logements sociaux. La volonté d’améliorer les conditions de logement des classes populaires et des immigrés s’efface de plus en plus devant l’objectif de disperser les « populations à problèmes » dans l’espace urbain. Dans un contexte d’aggravation des inégalités de classe liée à la remise en cause du compromis salarial fordiste et de l’État social, on peut y voir tout d’abord une réponse à la visibilité particulière des conséquences de cette aggravation dans les quartiers populaires, qu’ils soient centraux ou périphériques. La question sociale est de plus en plus posée en des termes spatiaux et puisqu’on ne se propose plus de remettre en cause les inégalités sociales, il ne s’agit désormais que d’en atténuer les effets les plus spectaculaires pour la société. Martine Chanal et Marc Uhry (2003) estiment ainsi que la politique de mixité sociale – qui oublie opportunément l’agrégation de la bourgeoisie dans les Beaux quartiers – a pour but de « diluer » la pauvreté, en répartissant la charge que représentent les « populations en difficultés » entre les différentes communes d’une même agglomération. P. Simon voit dans la Loi d’Orientation pour la Ville de 1991, qui donne aux communes d’une certaine taille l’objectif d’atteindre les 20 % de logements sociaux – objectif repris par la loi Solidarité et Renouvellement Urbain de 2000 – une nouvelle façon de « gérer la société par la réforme urbaine » (Simon, 1997, p. 38, citant Topalov) :

Il ne s’agit pas d’accorder la maîtrise du lieu de résidence à ceux qui subissent, du moins le suppose-t-on, la ségrégation, mais bien de les disposer de manière arbitraire dans l’espace urbain afin de créer un damier social et ethnique. Or, la recherche planifiée de mixité aboutit de facto à une destructuration des réseaux de relations basés sur l’homogénéité sociale ou ethnique des quartiers populaires. La volonté

de disperser, ou de saupoudrer, les populations disqualifiées dans un espace indifférencié vise directement les regroupements d’immigrés (ibid., p. 38).

P. Simon souligne la nouveauté de cette politique sur deux plans. D’une part, il s’agit cette fois de revenir sur une politique urbaine passée : contrairement à l’idéal de mélange social qu’elle sous- tendait au départ, la construction massive de logements sociaux dans les années 1960-1970 a accru la concentration des classes populaires, puis des immigrés, dans des communes déjà populaires ; la conception urbanistique des grands ensembles a par ailleurs été très contestée et la dégradation rapide du bâti exige une nouvelle intervention publique. C’est ce qui a motivé la mise en place de la politique de la ville à la fin des années 1970 et que l’on retrouve aujourd’hui dans la politique de renouvellement urbain lancée par la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, dite loi Borloo, en 2003. D’autre part, cette politique conduit à un double euphémisme, selon A. Tanter et J.-C. Toubon : à travers l’attribution des logements sociaux, c’est bien d’une politique de peuplement dont il s’agit, et plus encore d’une politique de quota « visant spécifiquement les immigrés » (Tanter et Toubon, 1999, p. 62).

Dans les faits, l’objectif de mixité sociale recouvre des politiques publiques très variées. Son utilisation à géométrie variable s’explique en partie par la complexité du passage de l’échelon national à l’échelon local (Kirszbaum, 1999), mais aussi par l’opacité des procédures d’attribution des logements sociaux (Bourgeois, 1996). Si elle peut entraîner la création de logements sociaux supplémentaires pour les classes populaires, elle permet aussi d’en réserver une part non négligeable aux classes moyennes pour diversifier les quartiers populaires, ou encore d’évincer une partie des immigrés du parc social pour éviter les regroupements communautaires. Ainsi, la politique de la ville a conduit, au nom de la mixité, à écarter peu à peu du logement social les ménages immigrés, notamment les familles nombreuses originaires d’Afrique, dans certains quartiers de la politique de la ville afin d’en « rééquilibrer » la composition sociale (Lelévrier, 2001).

Ce n’est pas le moindre paradoxe de ces pratiques discriminatoires mises en œuvre pour lutter contre la ségrégation d’avoir resserré et restreint le champ de l’accueil en favorisant le refus et tout simplement le non accueil des familles immigrées dans les lieux valorisés (Tanter et Toubon, 1999, p. 83).

En voulant s’attaquer « aux conséquences de la ségrégation (les concentrations) plutôt qu’à ses causes (le fonctionnement du marché privé, les mécanismes d’attribution des logements sociaux) » (Simon et Lévy, 2005, p. 84), les politiques de mixité sociale ont généralement abouti au renforcement de la discrimination structurelle à l’égard des immigrés, justifiant a posteriori l’ethnicisation des rapports sociaux (Palomares, 2005). Cela a pour effet indirect le maintien relatif des concentrations de populations immigrées dans les quartiers anciens ou à proximité des grands ensembles (Tanter et Toubon, 1999, p. 83).

La gentrification représente une nouvelle donne pour ces quartiers populaires et immigrés des villes-centres et une nouvelle occasion de prôner la mixité sociale. Elle pose la question du maintien des classes populaires et immigrées dans ces villes-centres, et suppose l’élargissement de la question

de la mixité sociale de l’échelle du quartier à celle de la ville. En d’autres termes, la préservation des quartiers populaires et immigrés pourrait être un moyen de maintenir la mixité sociale de la ville- centre. En effet, on a vu que les quartiers populaires et immigrés forment une ressource pour leurs habitants, en termes de capital social, d’identité, de sociabilité et d’entraide. À cet égard, le tissu associatif particulièrement développé dans ces quartiers représente une forme institutionnalisée de solidarité et une ressource supplémentaire pour leurs habitants. En outre, l’intégration de ces quartiers dans la ville-centre assure à leurs habitants un accès facilité à l’emploi, aux loisirs, à la culture et à des aides sociales substantielles (notamment à Paris).

Ce chapitre a permis de préciser les notions à la fois sociologiques et géographiques qui sont couramment utilisées dans les travaux consacrés à la gentrification. L’analyse en termes de classes sociales permet de mieux situer ce processus dans l’économie des rapports sociaux : appropriation des quartiers populaires centraux par des fractions de classes supérieures, la gentrification met en cause l’accès à la centralité pour les dominés et risque de déstructurer l’importante ressource sociale que représentent ces quartiers pour les groupes sociaux qui y vivent. La présentation des principales classes est également nécessaire pour situer les gentrifieurs dans le champ social : pour établir l’existence d’une possible « nouvelle classe moyenne », il faut en effet préciser au préalable ce qu’on entend par « classe moyenne » et les deux pôles entre lesquelles elle se situe, bourgeoisie d’un côté, classes populaires de l’autre. Cela a permis d’aborder la composition des classes populaires et, en particulier, l’importance de l’immigration parmi elles, ce qui facilitera la compréhension des rapports que les gentrifieurs entretiennent avec les anciens habitants des quartiers populaires dans lesquels ils s’installent, comme de la réaction de ces derniers au processus de gentrification.

Enfin, ce chapitre a rappelé l’importance de l’espace dans la matérialisation des rapports sociaux. L’interaction complexe entre l’espace urbain et l’espace social est au cœur de ce travail. En effet, la gentrification transforme à la fois un espace bâti – le quartier ancien – et un espace approprié et signifiant – le quartier populaire. Si elle contribue à préserver le bâti ancien, il n’est pas sûr qu’elle préserve au contraire la ressource sociale et symbolique que représente le quartier populaire pour ses habitants. Cela conduit à deux questions distinctes : à quel point la gentrification contribue-t-elle à l’éviction des classes populaires à Paris ? Dans quelle mesure est-elle un facteur de déstabilisation des quartiers populaires ? Ces interrogations portent autant sur le processus lui-même que sur l’injonction à la mixité sociale inscrite dans les politiques publiques contemporaines et, ce faisant, elles permettent d’interroger le rôle de ces dernières dans la gentrification.

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