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Les premiers travaux anglo-saxons consacrés à la gentrification se sont développés dans un courant d’analyse marxien 39, notamment autour de N. Smith, utilisant les notions de classe sociale et de développement inégal dans une appréhension critique du processus. Ce courant est particulièrement actif dans les années 2000, que ce soit avec les travaux de L. Lees (2003a et b), T. Slater (2004 et 2006) ou l’ouvrage collectif dirigé par R. Atkinson et G Bridge (2005). Cela coïncide avec ce que certains ont appelé le « retour des classes sociales » en France (Chauvel, 2001 ; Bouffartigue, 2004 ; Pfefferkorn, 2007).

Plusieurs sociologues ont montré le paradoxe de l’effacement de l’analyse en termes de classes sociales dans les années 1980-1990, alors même que la tendance à la réduction des inégalités sociales se renversait (Chauvel, 2001 ; Bidou, 2002 ; Pfefferkorn, 2007). La réduction des inégalités pendant les Trente Glorieuses (1945-1975) et la crise de la classe ouvrière auraient entraîné l’obsolescence de la notion même de « classe sociale ». Sur le thème de la moyennisation de la société, autour du groupe majoritaire des salariés du tertiaire – des employés aux cadres –, les années 1990 ont vu émerger des images comme celles de la toupie, puis son envers, le sablier. Reflet de l’augmentation des inégalités de revenus et de la préoccupation politique pour la question de l’exclusion, celle-ci correspondrait à une polarisation sociale qui ne verrait plus s’opposer que les « inclus » et les « exclus » (Bidou, 2002). Pourtant, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (1999) ont montré le caractère cumulatif et systémique des inégalités sociales qui se reproduisent de génération en génération, notamment à travers l’école, elle-même contribuant à les légitimer. Si les inégalités de salaires, de modes de consommation et d’accès à l’école se sont réduites pendant les Trente Glorieuses, elles

39 Comme le précise L. Chauvel (2001), le terme « marxien » fait référence à l’utilisation scientifique des analyses de Marx, qui se distingue du « marxisme » entendu comme une réification idéologique de ses travaux, notamment à partir des lectures postérieures qu’en donnèrent certains.

n’ont pas disparu pour autant et se creusent à nouveau depuis les années 1980. Louis Chauvel (2001) met notamment en avant la notion d’inégalités dynamiques : entre 1950 et 1975, le temps théorique nécessaire au rattrapage partiel du salaire des cadres par celui des ouvriers était de 30 à 40 ans, soit une génération ; dans les années 1990, ce temps de rattrapage a dépassé les 200 ans, soit six générations (Chauvel, 2001, p. 327-329). Face à ce retour des inégalités sociales, la sociologie dominante des années 1980-1990 met en place des « discours de substitution » (Pfefferkorn, 2007) autour de l’individualisation ou de l’exclusion. Qu’elles soient fondées sur un individualisme méthodologique ou sur une vision organiciste de la société, ces notions ont en commun d’occulter la dimension conflictuelle de la société et, au passage, toute possibilité de la transformer.

Critiquant dans ce sens la notion de « lien social », R. Pfefferkorn réhabilite le concept marxien de « rapport social », rappelant que selon Marx, la réalité sociale est faite de l’entrelacement de différents rapports sociaux (Pfefferkorn, 2007). Contrairement à ce que présuppose la notion de « lien social », « tout rapport social est par nature, source à la fois de cohésion et de conflit » (ibid., p. 10).

L’élément social, la réalité dernière à laquelle l’analyse doit s’arrêter, ce n’est donc pas l’individu (ou les individus) pris isolément, mais le rapport social (ou les rapports sociaux). Un individu seul est une abstraction mentale. C’est en ce sens que Marx a pu dire que l’individu est la somme de ses rapports sociaux (ibid.).

De la même façon, les classes sociales ne sont pas des substances isolées, mais les produits dynamiques des rapports qu’elles entretiennent. Comme l’a montré Marx, ces classes sociales sont déterminées par des rapports de production marqués par l’exploitation et la domination : la classe capitaliste, qui détient les moyens de production, exploite le travail du prolétariat en s’appropriant une part de la valeur produite par ce travail : la plus-value. L’extorsion de cette dernière est une forme d’exploitation propre au système capitaliste, il en existe d’autres comme l’esclavage, le servage, ou encore le patriarcat (Delphy, 1998). Dans cet autre système d’exploitation et de domination – qui se combine avec le capitalisme –, la classe des hommes s’approprie le travail de la classe des femmes, notamment dans la sphère domestique. Par définition, cette exploitation ne passe pas par l’extorsion d’une plus-value puisque le travail domestique n’est pas rémunéré. C’est pourquoi Christine Delphy critique la théorie de la plus-value comme seule mesure de l’exploitation, en montrant que celle-ci passe par l’appropriation partielle ou totale du travail d’une classe par une autre, qu’il y ait ou non une plus-value monétaire et donc mesurable (Delphy, 2003 et 2004).

La théorie marxiste dit avec justesse que la propriété privée [des moyens de production] se présente comme un rapport aux choses, alors qu’elle est un rapport aux autres et plus précisément au travail des autres (Delphy, 2003, p. 77).

En éclairant les rapports sociaux de sexe à la lumière des concepts marxiens, C. Delphy ouvre une voie féconde à l’analyse des différents rapports sociaux et de leur articulation. Ainsi, les rapports de classe, de sexe ou de race sont des rapports d’oppression qui impliquent exploitation (du travail) et domination (matérielle et symbolique). Les rapports de classe n’impliquent pas seulement l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie mais aussi des rapports de pouvoir et la domination

économique, politique et culturelle de cette dernière. Cette multi-dimensionnalité des rapports de classe est théorisée dans les travaux de P. Bourdieu (1979). Se situant dans la sphère de la reproduction sociale, il distingue différents types de capital : économique (revenus, tirés du travail ou d’un patrimoine) ou culturel (titres scolaires notamment), mais aussi social (réseau social). Il met en valeur la dimension symbolique de la domination. Selon lui, les classes sociales s’intègrent dans un champ, l’espace social, qui est structuré par trois dimensions : le volume global de capital, la structure du capital (économique ou culturel), et la trajectoire sociale (origine sociale et degré d’ancienneté dans la classe).

Les travaux de P. Bourdieu permettent d’enrichir la notion d’identité de classe. En effet, l’un des éléments-clés de la théorie marxienne est la notion de conscience de classe : Marx distingue la classe en soi, classe objective déterminée par les rapports de production et la classe pour soi, animée par une conscience collective de ses intérêts, antagoniques de ceux des autres classes. L’un des paradoxes de la lecture marxiste, qui surdétermine la conscience de classe à des fins politiques, est d’avoir permis la remise en cause de la notion de classe au motif de l’affaiblissement de la conscience de classe, du moins parmi les dominés. C’est l’écueil d’une lecture réductrice des classes sociales en termes d’identité, confondant par ailleurs identité et identification, que l’on trouve notamment dans l’introduction de l’ouvrage de T. Butler et G. Robson sur la gentrification (2003c). Tout en utilisant le terme de classe et sans aller jusqu’à remettre totalement en cause l’existence des classes sociales, les auteurs affirment leur nécessaire évolution au nom de la complexification des repères identitaires (notamment en termes de genre ou de race) et de la vision subjective que les individus ont des classes sociales (Butler et Robson, 2003c, p. 16 sq.). Ce discours témoigne d’une confusion courante entre objectivité des rapports sociaux et identification sociale : d’une part, le mythe de la clarté des rapports de classe de l’ère industrielle confond une réalité complexe – la classe ouvrière étant elle- même loin d’être homogène – avec la prégnance du discours classiste et de la mobilisation des classes sociales, donc de l’identité de classe ; d’autre part, l’émergence récente de l’analyse des rapports sociaux de sexe ou de race ne signifie aucunement qu’ils deviennent objectivement plus importants aujourd’hui que naguère, mais accompagne plutôt une identification croissante en ces termes plutôt qu’en termes de classe (Pfefferkorn, 2007). Si A. Bihr et R. Pfefferkorn (1999) ont montré que l’affaiblissement de la conscience de classe ne traduit pas une hypothétique dissolution des rapports de classe, mais accompagne au contraire l’accroissement des inégalités de classe depuis les années 1980, P. Bourdieu (1979) avait déjà analysé l’incorporation des positions sociales à travers le concept d’habitus, montrant que les déterminismes de classe étaient d’autant plus forts qu’ils n’étaient pas conscients. En prenant cela en compte, L. Chauvel propose une définition des classes sociales qui ne réduit pas l’identité de classe à l’identification :

On parlera de classes sociales pour des catégories :

1) inégalement situées – et dotées – dans le système productif ;

- l’identité temporelle (2a), c’est-à-dire la permanence de la catégorie, l’imperméabilité à la mobilité intra- et intergénérationnelle, l’absence de porosité aux échanges matrimoniaux avec les autres catégories (homogamie) ;

- l’identité culturelle (2b), c’est-à-dire le partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une inter-reconnaissance ;

- l’identité collective (2c) à savoir une capacité à agir collectivement de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître l’unité de la classe et ses intérêts (Chauvel, 2001, p. 317-318).

Il précise, pour le premier point, que les inégalités dans le système productif ne se réduisent pas à la propriété des moyens de production, mais comprennent aussi « les qualifications reconnues et la maîtrise organisationnelle du processus de production » (ibid.), intégrant le capital culturel et les rapports de pouvoir. J’ajouterai, pour le second point, que l’ « imperméabilité » de la classe est toujours en réalité relative mais bel et bien lisible, L. Chauvel montrant d’ailleurs que la mobilité sociale reste faible et que l’homogamie reste forte (ibid. p. 338 sq.). En outre, la position comme l’identité de classe se combinent avec les rapports de genre, de race, voire de génération.

Cette analyse en termes de rapports sociaux se distingue nettement des approches de stratification sociale qui, tout en assumant la division de la société en différents groupes inégaux, les conçoivent dans un continuum quantitatif de strates (ou couches) sociales. En passant à côté des différences qualitatives qui existent entre ces groupes dans les structures de production, elles s’empêchent de saisir la nature des rapports qui les unissent et les opposent tout en les définissant. « Ce type d’analyses ne permet pas la compréhension des structures sociales dans leur dynamique et leur devenir parce que les tensions, les contradictions et les ajustements entre strates sont éludés » (Pfefferkorn, 2007, p. 48). Certains tenants de cette approche « attribuent l’épuisement du concept de classes à l’institutionnalisation des rapports de classes » (ibid., p. 51) alors que l’on peut au contraire expliquer cette institutionnalisation et l’affaiblissement de la conscience de classe qui s’en suivit par la dynamique historique des rapports de classe. En effet, le discrédit qui pesait sur la bourgeoisie collaboratrice et la force du mouvement ouvrier, auréolé de la participation des communistes à la Résistance, ont formé un contexte inédit de rapport de force favorable au prolétariat à la Libération. Ce rapport de force, intérieur et extérieur avec les débuts de la Guerre froide, permet d’expliquer la mise en place d’un compromis social marqué par un rapport salarial de type fordiste (plein emploi, augmentation des salaires soutenant la consommation) et un État social assurant par de nombreux services publics la reproduction de la force de travail (et l’amélioration des conditions de vie du prolétariat), « compromis garantissant en même temps à la classe capitaliste la possibilité de poursuivre l’accumulation du capital et d’élargir l’assise de sa domination » (ibid., p 125), notamment par la consommation de masse. La crise économique des années 1970, principalement liée à la sur-production, entraîna une remise en cause de ce compromis social à partir des années 1980 en s’appuyant sur l’affaiblissement de la conscience de classe parmi les dominés. C’est ce que L. Chauvel appelle la « spirale des classes sociales », qu’il résume dans un schéma éclairant les interactions entre « la facette objective (les inégalités sociales) et subjective (les identités collectives) des classes sociales » (Chauvel, 2001, p. 353) : le compromis social des Trente Glorieuses a entraîné la réduction (mais pas la disparition) des inégalités de classe ; cette réduction – et

l’institutionnalisation des rapports de classe qui l’accompagne – a atténué la conscience de classe, permettant en retour la restructuration des inégalités. De ce point de vue, on peut dire que la délocalisation de la production industrielle dans des pays où les droits sociaux sont moindres ou inexistants et le prolétariat – encore – peu organisé, la précarisation du travail tant dans les statuts que dans l’organisation des tâches, mais aussi la désorganisation par la rénovation des espaces populaires centraux (qui ont souvent été les plus politisés), sont à la fois cause et conséquence de l’affaiblissement de la conscience de classe, dans une stratégie délibérée de la bourgeoisie pour affirmer sa domination sans entrave.

L. Chauvel et F. Schultheis vont plus loin en analysant le sens de la dénégation des classes sociales en Allemagne et en France, tant dans le discours politique que scientifique (Chauvel et Schultheis, 2003). Ils montrent notamment le rôle de l’État dans les rapports de classe à propos du compromis social des Trente Glorieuses :

Ce consensus français correspond à une phase de manipulation par la haute fonction publique du mouvement social, en lui offrant des gages et une forme de reconnaissance intéressée, échangeant la légitimation officielle d’une rhétorique insidieusement ou ouvertement classiste et un ensemble d’avancées réelles qui allaient avec […], la contrepartie étant la reconnaissance de l’interventionnisme de l’État, sa tutelle sur le débat social et la décision publique (ibid., p. 22-23).

Et à propos de la remise en cause de ce compromis social, ils ajoutent :

Il ne s’agit pas simplement du retour en force de l’idéologie d’une droite, qu’elle soit centriste, néo-libérale ou extrême, pour qui la fin de la lutte des classes est un puissant argument contre l’interventionnisme public […]. Il s’agit du retournement brutal de la plupart des acteurs du consensus précédent (haute fonction publique, fabricants du discours social légitime, gauche centriste, intellectuels même sans statut d’officialité, etc.) et de leur acceptation d’un nouveau discours importé des États-Unis (ibid., p. 23-24). Ce faisant, le discours de la fin des classes sociales a toutes les caractéristiques d’une « prophétie auto- réalisatrice » (ibid., p. 24) : en favorisant le délitement de la représentation politique et syndicale des classes populaires, il participe à leur affaiblissement réel dans les rapports de classes, ce qui semble le légitimer en retour. On verra plus loin que cela n’est pas sans effet sur les capacités de résistance des classes populaires parisiennes à la gentrification (cf. chapitre 12).

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