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3 3 Réhabilitation des quartiers anciens et nouveaux modes de vie

Dans les années 1960-1970, les luttes urbaines contre la rénovation mêlaient le refus des démolitions des vieux quartiers et celui de l’éviction des habitants des classes populaires (cf. encadré 26, p. 404). Michel-Jean Bertrand (1980) note qu’en 1977, lors des premières élections municipales à Paris depuis plus d’un siècle, les écologistes remportent des suffrages importants qui expriment la volonté de préserver la ville. Il en résulte une inflexion dans la politique de rénovation des années 1980, plus respectueuse des formes urbaines traditionnelles (rue, hauteur des immeubles), mieux dotée en équipements publics et assurant le relogement des habitants de façon plus satisfaisante grâce à la part accordée aux logements sociaux. Néanmoins, cette politique passe encore par la démolition et la reconstruction complète d’un quartier et s’attire toujours des mouvements de contestation comme celui de la Bellevilleuse contre le projet de ZAC « Ramponeau-Belleville » dans le Bas-Belleville au début des années 1990 (Barbé, 1977). À l’occasion de l’élection de Jean Tibéri (RPR), et du passage à gauche de six arrondissements du Nord-Est parisien en 1995 38, la ZAC est abandonnée et avec elle la politique de rénovation. Le Bas-Belleville fait l’objet d’une opération programmée d’amélioration de l’habitat (OPAH), outil d’aménagement clé de la généralisation de la politique de réhabilitation. Selon F. Choay,

ce terme désigne les procédures visant la remise en état du patrimoine architectural et urbain longtemps déconsidéré et ayant récemment fait l’objet d’une réhabilitation morale : tissu et architecture mineurs à vocation d’habitat, ensembles et bâtiments industriels (usines, ateliers, habitat ouvrier…). À l’encontre de la rénovation, la réhabilitation ne détruit pas, mais, à l’opposé de la conservation au sens strict, elle adapte et modernise (Choay, 2001, p. 263-264).

Pourtant, on l’a vu, la politique de réhabilitation des quartiers anciens a commencé dès l’après- guerre avec les secteurs sauvegardés, qui étendent la politique de conservation des monuments historiques à l’ensemble d’un tissu urbain jugé remarquable. Dans un premier temps, cette politique concerne exclusivement une architecture de qualité comme le Marais (3e et 4e arrondissements) et le faubourg Saint-Germain (7e). Si ce dernier a toujours fait partie des Beaux quartiers, l’itinéraire du premier est plus complexe (Djirikian, 2004) : urbanisé aux XVIe et XVIIe siècles avec l’installation de demeures nobles inspirées de la Renaissance italienne comme l’Hôtel Carnavalet et la création de la place Royale (l’actuelle Place des Vosges) par Henri IV et Sully, le Marais est d’abord un quartier aristocratique. L’aristocratie et la grande bourgeoisie le délaissent cependant au XVIIIe siècle et lui préférent les quartiers neufs des faubourgs Saint-Honoré et Saint-Germain. Ce déplacement définitif du centre résidentiel de l’élite vers l’ouest accompagne celui du pouvoir politique avec l’établissement durable de la Cour à Versailles. Peu à peu, le Marais devient populaire au XIXe siècle : les hôtels particuliers sont divisés en lots, l’habitat se dégrade faute d’entretien, et les cours sont utilisées pour des activités artisanales et industrielles. Quartier populaire, le Marais devient aussi

un quartier d’immigration pour les Juifs ashkénazes fuyant les pogroms en Pologne et en Russie. L’haussmannisation épargne le quartier et la dégradation de l’habitat est telle que la partie sud est classée comme îlot insalubre à la même époque.

L’îlot insalubre no 16, situé au cœur de l’ancien quartier juif, est presque vidé de sa population par les déportations sous l’Occupation, et les propriétaires juifs sont expropriés en prévision d’une opération de démolition (Evenson, 1983). La ville revanchiste atteint là son paroxysme. La rénovation de l’après-guerre est finalement plus sélective que prévu, conservant une partie du tissu ancien, notamment autour de l’église Saint-Gervais, dans lequel on procède au « curetage » des cours, les ateliers industriels étant détruits et remplacés par des jardins. Le classement du Marais en secteur sauvegardé étend la conservation et le curetage aux immeubles de moindre intérêt. La réhabilitation n’est pas seulement publique, les promoteurs privés y participent en achetant des immeubles qu’ils convertissent en appartements de luxe, anticipant la hausse des prix immobiliers et la nouvelle demande sociale pour un quartier qui retrouve son faste initial. Selon Norma Evenson (1983), ces opérations ont provoqué le départ des industries (allant de la bonneterie aux ateliers de produits chimiques), l’installation de commerces haut de gamme (libraire, galeries, antiquaires) et une baisse de la population (autour de 20 000 personnes en moins). À cela s’ajoute un embourgeoisement certain du quartier, qui est analysé comme un cas typique de gentrification s’inscrivant dans un cycle d’investissement, de désinvestissement et de réinvestissement, par Juliet Carpenter et Loretta Lees (1995). Par rapport à Londres et à New York, le cas du Marais se distingue par l’importance des politiques publiques dans le processus de gentrification.

Le cas de Belleville s’apparente à celui du Marais sur ce plan. Quartier populaire dès l’origine comme on l’a vu (cf. supra, 1.1), bastion de la Commune de Paris, puis terre d’accueil pour les différentes vagues d’immigration du XXe siècle, des Arméniens aux Chinois en passant par les juifs ashkénazes et les Maghrébins, Belleville a connu toutes les phases de revalorisation urbaine de l’après-guerre, de la première rénovation de la Place des Fêtes à l’OPAH du Bas-Belleville en passant par la ZAC des Amandiers. P. Simon (1995) montre que la rénovation des années 1980 a favorisé une élévation relative du niveau social de la population, notamment par l’arrivée de ménages de petite classe moyenne dans les logements sociaux, accompagnant l’installation d’autres ménages de ce type dans le parc ancien. La réhabilitation de leurs logements par ces derniers est reconnue a posteriori par l’auteur comme relevant d’un processus de gentrification (Simon, 2005). Cadres du secteur public, enseignants ou artistes, ces nouveaux habitants se répartissent en deux catégories selon P. Simon (1995) : d’une part, les « transplantés », nouveaux locataires du parc HLM qui n’ont pas choisi Belleville et souhaitent une normalisation du quartier ; et d’autre part, les « multiculturels », premiers gentrifieurs, qui valorisent l’identité populaire et multiethnique du quartier tout en contribuant à la forger et à la mettre en valeur dans les médias. Ces derniers ont activement participé à la lutte de la Bellevilleuse contre la rénovation et permis le relogement sur place des habitants dans le cadre de l’OPAH. Ce faisant, P. Simon considère que la gentrification participe à l’intégration des diverses populations du quartier et relativise la lecture revanchiste

américaine du processus (Simon, 2005, p. 226-227). Je reviendrai plus tard sur ce résultat, qui mérite d’être actualisé et éclairé par l’étude d’autres quartiers (cf. chapitre 10 – 2.1).

On peut faire une lecture critique de la réhabilitation, qui reflète, selon Alain Bourdin (1979), « l’ordre symbolique de l’espace néo-bourgeois ». La réhabilitation, qu’elle soit aidée ou non par les pouvoirs publics, est surtout menée par et pour des ménages appartenant à la nouvelle petite bourgeoisie des professions intellectuelles et culturelles. Elle contribue à produire de la centralité et à transformer les quartiers d’habitat ancien, le plus souvent populaires, selon un ordre symbolique tourné vers la consommation et la mise en scène du paysage urbain, qui peut aller jusqu’à la mise en scène de l’espace social, comme l’a montré P. Simon (1994) à Belleville. A. Bourdin souligne l’importance du patrimoine urbain dans l’ethos de cette nouvelle petite bourgeoisie, qui joue un rôle comparable au patrimoine privé dans celui de la petite bourgeoisie traditionnelle. Les deux ne sont d’ailleurs pas contradictoires dans le cas des propriétaires occupants pour lesquels la valorisation d’un quartier contribue à celle de leur bien.

Si le rôle des politiques publiques apparaît déterminant dans la gentrification parisienne, très peu d’études se sont intéressées à ses formes sporadiques, à l’initiative des ménages. C’est tout l’intérêt des travaux de Sabine Chalvon-Demersay sur le 14e arrondissement et de Catherine Bidou sur le quartier d’Aligre (12e), à la fin des années 1970. S Chalvon Demersay (1984) analyse en détail le remplacement progressif de la petite bourgeoisie traditionnelle du quartier de la rue Daguerre par de jeunes actifs de la nouvelle petite bourgeoisie qui émerge à cette époque (Bourdieu, 1979, p. 157 et p. 409 sq.). S’il ne s’agit pas de gentrification au sens strict puisque le remplacement se fait au sein d’une même classe et parmi des locataires, les principaux éléments sociaux et symboliques du processus sont à l’œuvre et préparent un embourgeoisement plus important du quartier. L’importance du décor se traduit par une nouvelle forme d’aménagement intérieur des logements, mais aussi par de nouvelles formes de sociabilité au sein du quartier, valorisant ce territoire local. C. Bidou (1984), quant à elle, n’étudie pas directement le processus de gentrification mais les discours des « nouvelles classes moyennes » sur le quartier populaire d’Aligre, où elles se sont récemment installées. Il s’agit là du tout début du processus dans l’Est parisien. Je reviendrai plus en détail sur les résultats de ces études, en les comparant aux pratiques des gentrifieurs dans les quartiers populaires en voie de gentrification aujourd’hui (cf. chapitres 9 et 10).

La gentrification, sans toujours être nommée ainsi, a donc déjà fait l’objet de plusieurs études de cas dans le contexte parisien, dont la seule géographie témoigne de l’avancée du processus : c’était la rue Daguerre à la fin des années 1970 (Chalvon-Demersay, 1984), le quartier d’Aligre à la même époque – au tout début du processus – (Bidou, 1984), puis Belleville – également aux prémices du processus – à la fin des années 1980 (Simon, 1994), le faubourg Saint-Antoine au début des années 1990 (Feger, 1994) et enfin, au début des années 2000, Château Rouge et la Goutte d’Or (Bacqué, 2005). De nombreux articles de journaux leur font écho de sorte que le processus de gentrification apparaît bien souvent évident et repéré à Paris. Pourtant, chercheurs et acteurs publics manquent d’une vue d’ensemble de l’avancée du processus et de ses caractéristiques à Paris. Rares sont

également les travaux qui explorent toute la richesse de la confrontation entre le cas parisien et la notion de gentrification.

On peut retenir trois éléments de cette synthèse des transformations sociales et urbaines à l’œuvre à Paris. Tout d’abord, l’importance de l’héritage de la ville industrielle permet de comprendre celle de la désindustrialisation : celle-ci est un processus économique qui entraîne une transformation des structures sociales et pose le problème de la reconversion des espaces marqués par l’industrie. Au cœur de ce processus multiforme se trouve la question de l’avenir du bâti ancien mêlant de façon inextricable les activités de production, l’habitat ouvrier, et l’espace de sociabilité populaire, support de la conscience de classe. Ensuite, on a vu que les pouvoirs publics ont déjà beaucoup agi sur ce bâti ancien dès le XIXe siècle, selon des modalités très diverses. Si l’haussmannisation n’est pas venue à bout du Paris populaire, la rénovation – contemporaine de la désindustrialisation – a contribué à le déstructurer tout en créant, avec la construction de logements sociaux, les conditions du maintien d’une partie des classes populaires dans Paris. La réhabilitation, qui favorise la préservation du bâti ancien tout en n’étant qu’incitative, présente, quant à elle, un visage ambigu qu’il faudra analyser plus en détail. Enfin, la transformation de l’habitat ancien par les ménages des classes moyennes a bel et bien commencé à Paris depuis plusieurs décennies, sans être cependant beaucoup étudiée.

La notion de gentrification permet d’articuler ces différents éléments, de cerner le rôle respectif de la transformation des structures d’emploi, du marché du logement ou des politiques publiques dans la transformation de l’habitat ancien et d’en évaluer les conséquences sur les classes populaires. Pour cela, il est nécessaire d’élaborer une méthodologie adaptée à la complexité de ce processus et des différents domaines qu’il articule. Mais avant d’en venir à la méthode proprement dite, il me semble important de préciser plusieurs notions utiles à l’analyse de la gentrification.

quelques notions nécessaires à l’analyse de la gentrification

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