• Aucun résultat trouvé

L’espace joue ici un rôle fondamental, à la fois dans la reproduction sociale et dans la matérialisation des rapports sociaux. Les différentes conditions de logement, l’inégal accès aux emplois, aux services publics ou à la culture sont la traduction concrète des rapports de classe. Avec la famille et l’école, l’espace habité est un lieu d’incorporation des structures sociales et des positions de sexe, de race et de classe. La ville forme ainsi un réseau de signes stables et visibles inscrits dans les structures matérielles qui renvoie à ces rapports sociaux. Avec le champ du travail, M. Castells et J. Mollenkopf (1991) rappellent qu’elle peut être aussi un lieu de mobilisation des classes sociales, propice à l’émergence d’une conscience collective. La division sociale ancienne de l’espace urbain a entraîné la formation de quartiers aux profils sociaux distincts, voire opposés, ce qui se traduit dans les formes matérielles de l’habitat, des commerces et des équipements publics. En retour, ces quartiers jouent une rôle certain dans la formation des habitus de classe et du maintien des positions de classe, comme l’ont montré M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (1989) à propos des Beaux quartiers pour la grande bourgeoisie.

Dans la présente thèse, le quartier sera envisagé de deux façons : soit au sens littéral de portion de ville (par exemple, au sens administratif du terme, un quartier est un quart d’arrondissement à Paris), soit au sens d’espace approprié et signifiant pour un ou plusieurs groupes sociaux. Dans le premier cas, toute la ville est découpée en quartiers, qui servent ainsi de repère spatial. Le quartier administratif lui-même ne représente pas un maillage peu significatif par rapport à l’arrondissement, qui dispose d’une mairie élue et de certaines compétences, même limitées. Dans le second cas, seuls certains espaces sont désignés comme des quartiers, l’appropriation sociale étant souvent proportionnelle au degré d’homogénéité sociale (mais aussi architecturale) d’un quartier, notamment aux deux extrémités du champ social que sont la grande bourgeoisie et les classes populaires. Ce quartier approprié présente un intérêt certain pour la géographie sociale : il est en effet un lieu d’interaction entre les rapports sociaux et les formes matérielles et symboliques de la ville, elles- mêmes construites par ces rapports sociaux. En portant la marque des rapports sociaux passés, le quartier est un lieu de transmission des positions de classe et un frein à la transformation des rapports de classe induite par les mutations du système productif. Ainsi, les transformations économiques mises en évidence dans le chapitre précédent ne se traduisent pas immédiatement dans l’espace urbain : la place encore importante des retraités, en particulier ouvriers, dans certains quartiers forme un héritage encore actif des structures et des rapports sociaux passés. Tout en

rejetant l’idée d’un effet propre de l’espace sur la structure sociale, P. Bourdieu reconnaît à l’espace socialement approprié un effet indirect par le biais de cette inscription matérielle des rapports sociaux :

Il n’y a pas d’espace, dans une société hiérarchisée, qui ne soit pas hiérarchisé et qui n’exprime les hiérarchies et les distances sociales, sous une forme (plus ou moins) déformée et surtout masquée par l’effet de naturalisation qu’entraîne l’inscription durable des réalités sociales dans le monde naturel : des différences produites par la logique historique peuvent ainsi sembler surgies de la nature des choses (il suffit de penser à l’idée de « frontière naturelle »). […] Une part de l’inertie des structures de l’espace social résulte du fait qu’elles sont inscrites dans l’espace physique […] (Bourdieu, 1993, p. 251- 252).

En tant qu’espace approprié, le quartier est aussi une ressource, le support d’un capital social et d’une identité, dont la valeur est proportionnelle à la position sociale du groupe qui y vit. Il ne s’agira pas de fétichiser le quartier ou « le local », comme c’est la mode, au détriment des rapports de classe et des inégalités sociales dans lequel il s’inscrit, mais au contraire d’analyser cet intérêt récent et son instrumentalisation par certains groupes sociaux et les politiques urbaines, dans le cadre de la gentrification. Les nombreux débats suscités par la notion de quartier (cf. notamment Ascher, 1998 ; Genestier, 1999 et Authier, 2002) permettent d’affirmer avec le recul que la vie de quartier ne s’oppose pas à la mobilité quotidienne et qu’elles dépendent toutes deux de la position de classe, de l’âge et du sexe (Authier et al., 2007, Lehman-Frisch et al., 2007). Yves Grafmeyer rappelle que la sociabilité, qui implique la parenté, les amis et les relations de voisinage, est une « ressource sociale inégalement distribuée » (Grafmeyer, 1995, p. 193), en général plus limitée au sein des milieux populaires, tandis que les milieux bourgeois et petits-bourgeois les mieux dotés en capital culturel cumulent une sociabilité de réseau et une sociabilité de proximité actives.

Dans cette inégale distribution de la sociabilité, certains quartiers populaires anciens et centraux font exception. Alain Faure (1993) rappelle que la notion de quartier populaire est récente, apparaissant dans les années 1960 à la faveur de la critique de la rénovation urbaine, et met en garde contre le risque d’idéalisation nostalgique de cette réalité historique. De quoi s’agit-il ? Les auteurs définissent un quartier populaire comme un espace dont les caractéristiques urbaines et la composition sociale se distinguent du reste de la ville (de Rudder, 1987 ; Toubon et Messamah, 1990 ; Simon, 1994), ce qui inclut plusieurs types de quartiers, selon le stade d’industrialisation, le type d’habitat et le mode de peuplement. En s’appuyant sur des ouvrages allant de la fin du XIXe siècle aux années 1960 45, Claire Lévy-Vroelant (2002) résume bien les principales caractéristiques des quartiers populaires anciens et centraux des grandes villes. Historiquement constitués aux anciennes portes de la ville, dans les faubourgs, les anciens quartiers populaires se caractérisent par un habitat de mauvaise qualité qui se dégrade rapidement, la sur-représentation des classes

45 Il s’agit, entre autres, de La Question du logement, de Friedrich ENGELS (1883), Familles et habitation, de Paul-Henri CHOMBART DE LAUWE (1960), ou encore, Rénovation urbaine et changement social : l’îlot no 4 (Paris 13e), d’Henri COING

populaires parmi les habitants et des conditions de vie difficiles voire misérables. Ces quartiers connaissent un renouvellement régulier de la population par l’arrivée de nouveaux migrants. L’exiguïté des logements, la forte densité mais aussi la relative homogénéité sociale et la transposition urbaine des coutumes populaires rurales entraînent l’épanouissement d’une sociabilité extravertie, investissant la rue, les cafés ou les bals. Espace de résidence et de travail, extension de l’espace domestique, le quartier est le support d’une sociabilité fondée sur l’interconnaissance et l’entraide : « Dépossédés de tout, ils prennent possession de la place publique, et sont encore chez eux chez le petit commerçant, qui les connaît et accepte de leur faire crédit », écrit C. Lévy-Vroelant à propos des habitants des quartiers populaires (ibid., p. 225-226). Le quartier constitue souvent un espace que l’on ne quitte guère et est animé par la présence de ceux qui y travaillent tous les jours : selon H. Coing, l’ancienne cité ouvrière Jeanne d’Arc, dans le 13e arrondissement de Paris, fonctionnait ainsi comme une « communauté auto-suffisante » avant d’être démolie par la rénovation (Coing, 1966, p. 232).

Ce tableau appelle néanmoins des nuances et des précisions. Même si les classes populaires sont largement sur-représentées, nous avons vu que celles-ci étaient loin d’être complètement homogènes, tant par leur statut que par leur origine géographique (cf. chapitre 2 – 1.2). En outre, la petite bourgeoisie des commerçants ou des fonctionnaires était également bien présente, assurant un relatif mélange social (Prost, 1999). L’homogénéité sociale n’était donc pas totale et s’accompagnait de clivages internes inscrits dans l’espace du quartier et dans les manières d’être. Autre nuance, A. Faure (1993) a montré que l’expression de « village » héritée du monde rural et employée pour décrire le quartier populaire ancien n’est qu’une image et que l’interconnaissance atteint vite les limites de la densité. P. Simon préfère parler « d’inter-reconnaissance » pour qualifier cette familiarité propre au quartier : on se connaît surtout de vue ou de façon superficielle, ce qui n’empêche pas l’existence d’un sentiment d’appartenance commun au même territoire urbain (Simon, 1994, p. 528). Il faut aussi relativiser l’enfermement supposé des classes populaires dans leur quartier : outre les réseaux de relations que les migrants entretiennent à l’échelle nationale ou internationale, les habitants des quartiers populaires ont l’habitude d’en sortir pour se promener dans le reste de la ville, fréquenter les espaces récréatifs comme les parcs ou les bords de Seine ou explorer la banlieue encore champêtre (Faure, 1993, p. 502). Enfin, la question de la mobilité doit plutôt être lue comme une dialectique de la stabilité et du renouvellement : la stabilité et l’expérience sont valorisées par l’élite ouvrière de l’artisanat, tant dans le travail que dans l’espace, favorisant l’enracinement de générations ouvrières dans certains quartiers comme Belleville, « quartier le plus parisien de Paris » à la fin du XIXe siècle (Jacquemet et Daumard, 1984) ; et le renouvellement régulier de la population par l’arrivée de migrants se traduit par une intégration progressive au quartier à travers diverses formes d’appropriation de l’espace (Simon, 1998). Les quartiers populaires anciens des villes-centres apparaissent donc avant tout comme des territoires d’intégration pour les nouveaux venus, un fondement de l’identité et de la conscience de classe qui sert de support à la mobilisation collective lors des soulèvements révolutionnaires du XIXe siècle ou pour l’organisation de la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale (Rustenholz, 2003).

Dans les années 1950-1960, une part importante des habitants, principalement Français de naissance, quitte ces quartiers pour accéder au logement social en périphérie des villes ou en banlieue. Ce déplacement volontaire mais largement guidé en périphérie par les politiques publiques (construction de logements sociaux, villes nouvelles, ou aides à l’accession à la propriété) s’observe dans de nombreux contextes urbains en Europe (Kesteloot, 2005). Ces habitants sont remplacés par les différentes populations immigrées qui arrivent en Europe lors des Trente Glorieuses. Les travailleurs migrants, le plus souvent venus seuls, s’installent dans les chambres d’hôtels meublés et dans les petits logements sans confort dont les autochtones ne veulent plus. Une ou deux décennies plus tard, les familles se regroupent ou se forment et se diffusent dans l’habitat dégradé de ces quartiers anciens. De porte d’arrivée, ils sont devenus des lieux d’enracinement pour les populations immigrées qui s’approprient progressivement l’espace, que ce soit à travers les commerces ou en reproduisant une sociabilité extravertie cette fois héritée des cultures méditerranéennes (Simon, 1994).

Les quartiers populaires se maintiennent en étant transformés en quartiers d’immigration. Les différentes vagues d’immigration s’installent et se succèdent en se partageant progressivement le territoire, tout en cohabitant sans heurt majeur et en se reconnaissant dans le creuset collectif du quartier populaire laissé en héritage. P. Simon (1994) a bien montré comment le Belleville communard était devenu après-guerre un quartier d’immigration, dont l’identité s’est forgée autour du mythe du quartier multiculturel intégrateur, porté par les différents groupes socio-ethniques qui l’habitent. Cette cohabitation n’empêche pas diverses formes de concurrence pour l’espace entre les différentes vagues de migration, même entre Juifs ashkénazes venus dans l’entre-deux-guerres – peu pratiquants et politisés à gauche – et Juifs séfarades venus de Tunisie dans les années 1960, à la religiosité exacerbée et empreinte de superstitions. C’est pourtant à la faveur de la présence juive que les seconds se sont installés à Belleville, y prenant peu à peu le contrôle des institutions communautaires (Simon, 2000a). Ce type de cohabitation pluri-ethnique se retrouve dans le quartier d’Aligre (12e arrondissement) et Véronique de Rudder rappelle que « la cohabitation n’est jamais que l’ordinaire de la vie collective urbaine, marquée par des rapports de force, traversant l’hétérogénéité sociale, et toujours accompagnée d’inclusions et d’exclusions, de collaborations, d’indifférence et de conflits » (de Rudder, 1984, p. 43).

La sédentarisation des immigrés explique l’inertie de leur localisation dans une ville comme Paris, reproduisant la carte des quartiers populaires traditionnels (Guillon, 1996). La diffusion récente des immigrés dans l’espace urbain, notamment dans le parc social, n’empêche pas le maintien d’une part non négligeable d’entre eux dans les quartiers anciens (Simon, 1998). L’importance des commerces communautaires explique la formation de centralités minoritaires immigrées (Raulin, 1988), lieux d’approvisionnement pour les populations immigrées de toute l’agglomération (voire de tout le pays) et de ressourcement identitaire comme Belleville pour les Juifs tunisiens (Simon, 2000a) et pour les Maghrébins musulmans, la Goutte d’Or pour ces derniers (Toubon et Messamah, 1990), Château Rouge pour les Africains d’Afrique subsaharienne (Bouly de Lesdain, 1999), ou encore le nord du faubourg Saint-Denis pour les Tamouls (Jones, 2003).

Souvent devenus immigrés, les quartiers populaires anciens et centraux sont traditionnellement le support d’une sociabilité particulière fondée sur l’inter-reconnaissance et l’entraide, véritable capital social pour les dominés et fondement d’une identité collective sécurisante pour les plus vulnérables (Simon, 1994 ; Kesteloot, 2000 ; Watt, 2006). L’hétérogénéité croissante de ces quartiers sur le plan ethnique se traduit par un partage interne de l’espace et des distinctions sociales subtiles, un équilibre instable entre anciens et nouveaux arrivants qui ne remet pas en cause leur fonction de ressource. À partir de l’exemple de Belleville à Paris, P. Simon (1994) a bien montré comment les « quartiers ethniques » sont des vecteurs d’intégration pour les immigrés : ils constituent une transition entre leur pays d’origine et le pays d’accueil où se retrouve la communauté, les commerces et les lieux de culte traditionnels, et où se forment les premières racines des immigrés dans le pays d’accueil.

On peut se demander quels sont les effets de la gentrification sur cette structuration matérielle et symbolique des quartiers populaires immigrés : au début du processus à Belleville, et dans un contexte de lutte contre la rénovation, P. Simon (1994) y voit un facteur de cohésion, les gentrifieurs entretenant en particulier le symbole du quartier cosmopolite. Mais cela est-il toujours vrai à mesure que la gentrification progresse ?

Outline

Documents relatifs