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2 2 La thèse du développement inégal (N Smith) et la question des acteurs de la gentrification

N. Smith fut le premier à proposer, à la fin des années 1970, une véritable thèse explicative cohérente de la gentrification, la reconnaissant comme un phénomène majeur de restructuration de l’espace urbain, lié à la restructuration générale du système économique à l’échelle mondiale.

Cette thèse réfute l’explication néo-classique par la demande, et se fonde sur la production de l’espace urbain, s’inscrivant en cela dans une perspective marxiste. Selon N. Smith (1979a), le retour au centre est d’abord le fait du capital, avant celui des hommes. Il existe une relation dialectique entre production et consommation, et il faut distinguer consommation individuelle (acheter un logement pour y vivre – valeur d’usage) et consommation productive (acheter un logement pour le louer ou le revendre, afin d’en tirer profit – valeur d’échange). Le retour de l’investissement dans les villes-centres s’explique par le mécanisme du différentiel de rentabilité foncière (rent gap) 9 :

… la rente foncière liée aux usages actuels du sol est substantiellement inférieure à celle qui pourrait être capitalisée si l’usage du sol changeait. […] Quand et seulement quand ce différentiel de rentabilité entre l’actuelle et la potentielle rente foncière devient suffisamment important, le redéveloppement et la réhabilitation vers de nouveaux usages du sol deviennent une perspective profitable, et le capital commence à revenir dans le marché des villes-centres (Smith, 1982, p. 149).

N. Smith conceptualise ce changement d’usage du sol à rebours des modèles de l’École de Chicago, en faisant le lien entre la dévalorisation d’un espace et sa revalorisation. À cette époque où la revalorisation urbaine passait par la démolition et la reconstruction de nouveaux logements ou de bureaux, comme à Society Hill à Philadelphie (Smith, 1979b), il considère le changement d’usage du sol, et non la reconversion d’un logement. Un hôtel aristocratique du Marais ou un immeuble victorien à Londres peuvent successivement se dégrader et être occupés par des populations plus

9 La notion de rent gap n’est pas évidente à traduire en français : elle désigne l’écart qui existe entre les revenus tirés de l’usage actuel du sol (rente foncière, qui est souvent immobilière dans l’espace urbain) et ceux que pourrait produire la transformation du bâti et du quartier dans lequel il est situé. J’ai choisi de la traduire par différentiel de rentabilité foncière.

pauvres que celles à qui ils étaient destinés, puis être réhabilités et réoccupés à nouveau par des populations aisées qui seront cette fois des gentrifieurs, comme le décrivait R. Glass en 1964. Dans ces deux cas, changement d’usage du sol ou changement d’usage d’un logement, il ne s’agit pas des mêmes marchés : marché foncier d’un côté, marché immobilier de l’autre. Cela ne va pas sans poser de problème comme on le verra par la suite.

Selon N. Smith, la gentrification est le premier stade d’un processus plus profond de développement inégal, lié à la crise, elle-même produit structurel et non accidentel du système économique. Le développement inégal désigne le fait, inhérent au système capitaliste et qui se reproduit à toutes les échelles géographiques, que le développement n’a pas lieu partout à la même vitesse. L’accumulation du capital implique une concurrence dans l’espace pour l’investissement, qui accroît l’écart entre espaces valorisés et espaces dévalorisés. La dévalorisation d’un espace permet la valorisation d’un autre, mais aussi à terme, sa propre revalorisation :

La logique du développement inégal est que le développement d’une zone crée des barrières pour le développement ailleurs, donc conduit au sous-développement, et que le sous-développement de cette autre zone crée des opportunités pour une nouvelle phase de développement (Smith, 1982, p. 151).

Ainsi, suburbanisation et gentrification sont intimement liées : « la gentrification est moins un nouveau processus que la nouvelle forme d’un ancien » (Smith, 1979b, p. 31), puisque c’est la même logique qui préside à la dégradation du centre et à l’investissement immobilier en banlieue et à l’inverse au réinvestissement dans le centre. Celui-ci est lié à la restructuration du système capitaliste couramment appelée « crise » : la chute des profits dans les principaux secteurs industriels entraîne la recherche d’une reconversion du capital pour un profit important et peu risqué. Les crises boursières entraînent un réinvestissement du capital dans le secteur immobilier, dont les perspectives de profit sont à la mesure du différentiel de rentabilité foncière qui s’est creusé dans les centres urbains. Cette théorie du développement inégal a été développée par David Harvey – dont Neil Smith a suivi l’enseignement à l’Université Johns Hopkins (Maryland) dans les années 1970 –, dans une véritable géopolitique du capitalisme :

Les transferts et restructurations géographiques offrent d’innombrables possibilités de contenir les crises, de soutenir l’accumulation [du capital] et de modifier l’état de la lutte des classes (Harvey, 2008, p. 80).

Ce jeu du développement inégal s’inscrit à différentes échelles géographiques : ainsi, la compétition entre les villes dans le cadre de l’intégration mondiale de l’économie entraîne un investissement accru, public et privé, dans le centre-ville, à la fois comme image de marque et centre de consommation et de culture (Harvey, 1989). Cette théorie permet d’expliquer pourquoi la gentrification est profitable, au sens propre du terme, condition sine qua non de sa réalisation. En l’insérant dans un système plus large, elle éclaire également la géographie de la gentrification, concentrée dans les centres urbains auparavant dévalorisés.

Mais elle intéresse aussi l’analyse des acteurs de la gentrification. Là où l’explication néo- classique par la demande ne voit que des acteurs individuels motivés par leurs seuls choix de consommation, N. Smith identifie clairement des acteurs collectifs, publics et privés, qui produisent l’espace urbain à destination de ces acteurs individuels : ce sont l’État, les municipalités, les banques et les promoteurs immobiliers. Il analyse leur rôle et leur imbrication dans le cas de la gentrification de Society Hill à Philadelphie (Smith, 1979b). Ce quartier hautement symbolique puisque lieu d’implantation de la communauté quaker de William Penn au XVIIe siècle, fut habité par des populations aisées jusqu’au XIXe siècle, puis dégradé avec l’industrialisation et le départ de ces populations en banlieue. À la fin des années 1950, la municipalité lance une opération volontariste de renouvellement du centre historique avec pour but de faire revenir les populations aisées et de redynamiser l’économie de la ville-centre. Ouvrant la voie à la gentrification, cette opération s’est appuyée sur quatre acteurs clés : le Greater Philadelphia Movement, organisation privée et volontaire, devenue le Old Philadelphia Development Corporation ; l’État fédéral et la municipalité ; des institutions financières privées comme la First Pennsylvania Bank ; et la société Alcoa (Aluminium Corporation of America) qui prit en charge la construction des tours de logements haut de gamme. Capitaux publics et privés sont étroitement liés, une nouvelle législation permettant même l’augmentation des financements étatiques ; l’interpénétration entre les acteurs des différentes institutions reflète leur communauté d’intérêts, la municipalité usant de son droit de préemption et d’expropriation pour déloger plus vite les anciens habitants.

Ainsi, l’analyse de N. Smith met en relation des mécanismes économiques et financiers qui expliquent le retour de l’investissement dans les centres urbains, mais aussi les acteurs collectifs qui produisent un nouvel espace ouvert à la gentrification. N. Smith distingue trois types de promoteurs : les promoteurs professionnels qui achètent les logements, en assurent la réhabilitation et les revendent afin d’en tirer un profit ; les promoteurs propriétaires-occupants qui achètent et réhabilitent le logement pour l’habiter eux-mêmes ; et les promoteurs propriétaires-bailleurs qui louent le logement après l’avoir réhabilité (Hamnett, 1996-1997). Or le rôle des promoteurs propriétaires-occupants est reconnu comme déterminant, et ce faisant le rôle individuel des ménages gentrifieurs, dont il reste à expliquer l’origine sociale et les motivations. Si le différentiel de rentabilité foncière est une condition nécessaire de la gentrification, elle n’est pas suffisante, et N. Smith lui-même en a montré les limites avec Richard Schaffer (1986), à propos de Harlem : la présence d’une Harlem Urban Development Corporation ne suffit pas à entraîner une réelle gentrification, si ce n’est sur ses marges, d’un quartier qui est, pour les gentrifieurs potentiels, le symbole du ghetto social et ethnique.

Encadré 2. La gentrification par la reconversion des fronts d’eau 1. Des ports industriels transformés en logements de luxe ou en marina

Image 7. Un ancien dock reconverti en logements et galerie commerçante à Liverpool – sur le modèle des docks de Sainte-Catherine à Londres (mars 2005)

Image 8. Un ancien dock reconverti en marina à Liverpool (mars 2005)

2. Des logements haut de gamme remplacent les infrastructures portuaires

Image 9. Des logements neufs haut de gamme remplacent

3. Des entrepôts de grains transformés en bureaux ou en hôtel de luxe

Image 11. Les anciens entrepôts Molino Stucky sur l’île de la Giudecca à Venise, transformés en hôtel Hilton

(juin 2005)

Image 12. Les anciens moulins de Pantin (Seine-Saint- Denis), sur les bords du canal de l’Ourcq, transformés en

bureaux pour une filiale de BNP Paribas (juillet 2008)

2. 3. La thèse de la « nouvelle classe moyenne » (D. Ley) et la

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