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1 3 Classes sociales et catégories socioprofessionnelles

Pour aborder les classes sociales en France, les chercheurs disposent d’un « instrument exceptionnel, les “catégories socioprofessionnelles” » (Chauvel, 2001, p. 321). Cet outil statistique mis en œuvre dans les années 1950 et réformé en 1982 permet une analyse sur le long terme des rapports sociaux à travers des catégories d’analyse partagées par la statistique, l’État et les agents sociaux. Ces catégories ne correspondent pas directement aux classes sociales telles que je viens de les présenter, mais ne leur sont pas totalement étrangères :

Il y a analogie, mais non identité, entre le concept de catégorie socioprofessionnelle et celui de « classe sociale ». En effet, tous les sociologues sont d’accord pour admettre que les individus appartenant à des classes différentes ont, au moins statistiquement, des comportements différents. Mais la classification par catégorie socioprofessionnelle n’est attachée à aucune des théories diverses et contradictoires à partir

desquelles les sociologues des différentes écoles ont voulu définir les « classes sociales », écrivait l’un des fondateurs de cette classification (Porte, cité par Coutrot, 2002, p. 123-124).

L. Chauvel montre que les catégories socioprofessionnelles (CS) ont été inspirées d’un mélange des principales théories sociologiques des classes sociales : elles s’appuient sur la théorie wéberienne en utilisant trois critères pour distinguer les travailleurs (hiérarchie, statut et secteur d’activité) et s’inspirent de l’approche marxienne en se fondant sur des négociations collectives avec l’État et les représentants des différentes professions (Chauvel, 2001). Alain Desrosières et Laurent Thévenot soulignent l’interaction historique entre l’opération taxinomique et la construction de l’identité professionnelle des groupes eux-mêmes (Desrosières et Thévenot, 2002). L’élaboration des CS a représenté à la fois une construction statistique et une construction sociale, qui s’est progressivement institutionnalisée et est utilisée aujourd’hui par des nombreux organismes. Ce faisant, les CS renvoient à des positions réelles dans l’espace social, qui sont reconnues par tous (ce qui n’empêche pas les critiques), bien au-delà du seul champ de la statistique ou des sciences sociales. Cette signification partagée des CS et leur longévité (malgré une importante refonte en 1982) en font un indicateur exceptionnel des rapports sociaux qui n’a pas d’équivalent ailleurs. L. Chauvel (2002) salue ainsi l’intérêt du travail d’A. Bihr et de R. Pfefferkorn (1999) sur les différents types d’inégalités, en soulignant que cela n’aurait pas été possible sans les CS. Malgré leur remise en cause régulière, notamment par les économètres et tous ceux qui ne veulent pas prendre en compte les rapports sociaux, un rapport récent de l’INSEE a montré que l’utilité des CS est confirmée par tous les acteurs qui s’en servent, que ce soit la statistique publique, l’État ou les enquêtes privées (Neyret et Faucheux, 2002).

Les catégories socioprofessionnelles présentent toutefois des limites pour cerner la position sociale des agents sociaux. Ne prenant pas directement en compte la propriété des moyens de production, elles permettent difficilement de saisir la grande bourgeoisie – qui dépasse la seule catégorie des « chefs d’entreprise de plus de 10 salariés » – ou le sous-prolétariat des chômeurs de longue durée, et des travailleurs pauvres en situation de grande précarité. Ces deux groupes sociaux requièrent la prise en compte d’autres critères (patrimoine, précarité) que ceux qui sont utilisés dans la classification socioprofessionnelle. Cela renvoie à la multidimensionnalité des rapports de classe mise en avant par P. Bourdieu (1979). Pour cerner la position sociale d’un individu, il est nécessaire de croiser différents critères, dont la CS, mais aussi de prendre en compte l’origine sociale et la place dans le ménage. Le ménage est en effet un lieu de reproduction sociale : correspondant à l’ensemble des personnes habitant le même logement, c’est en son sein que se forment les revenus et que l’on trouve éventuellement une famille. C. Rhein (1998a) a montré que la différenciation sociale est plus forte parmi les personnes de référence 41 actives des ménages que parmi l’ensemble des actifs. Cela est dû à la part des femmes dans chaque CS et à la probabilité d’être « personne de référence » d’un ménage. Ainsi, dans Paris et la petite couronne en 1990, les employés et les professions

intermédiaires apparaissent comme des CS majoritairement féminines et la part des personnes de référence parmi l’ensemble des individus de la CS est la plus élevée parmi les CS artisans, commerçants et chefs d’entreprise, cadres et professions intellectuelles supérieures et ouvriers. C. Rhein propose donc de distinguer des ménages stables (dans leur CS et leur position sociale), dont la personne de référence fait partie des artisans, commerçants, des ouvriers, ou des cadres et professions intellectuelles supérieures, et des ménages mobiles (au sens social du terme), dont la personne de référence, souvent féminine, fait partie des employés ou des professions intermédiaires, et qui ne font que passer dans ces catégories, au début de la vie active ou, par la suite, après une séparation. C. Rhein en arrive à la conclusion suivante :

Ces catégories [socioprofessionnelles] sont en effet à considérer de façon plus abstraite, comme un système de places au sein duquel circulent les individus, d’un recensement à l’autre (Rhein, 1998a, p. 91).

Ainsi, si l’on se concentre sur les groupes sociaux et non sur les individus ou les ménages, les catégories socioprofessionnelles fournissent un bon indicateur synthétique des noyaux de classe autour desquels gravitent ces agents dans l’espace social. Alain Chenu indique qu’elles sont « probablement un meilleur indicateur de “revenu permanent” que le revenu instantané » (Chauvel et al., 2002, p. 182). Soulignant le fait que « la classification d’une population en CSP est adaptée aux analyses concernant l’espace de résidence, celui de la reproduction de la force de travail bien plus qu’à l’espace du travail, où précisément se définit la structure socio-professionnelle », Joël Pailhé en conclut que leur principal « apport reste celui d’un instrument pour l’analyse du déploiement spatial des rapports sociaux » (Pailhé, 1983, p. 151 et 157). Disponibles sur un temps long et à un niveau fin, les CS, notamment dans leur nomenclature détaillée, forment en effet le principal outil d’analyse de la géographie des groupes sociaux dans l’espace urbain et de son évolution. L’étude de la composition sociale des différents espaces d’une agglomération nourrit la compréhension des classes sociales et de leur rapport, à travers l’association ou l’opposition des CS dans un espace densément peuplé : la distance spatiale est un précieux indicateur de la distance sociale, même s’il faut prendre en compte la dimension temporelle pour bien l’analyser. Ainsi, en utilisant les CS comme un indicateur des noyaux de classes, on peut considérer les ouvriers comme le noyau des classes populaires, auquel s’agrège la plupart des employés. Les artisans et les commerçants représenteraient celui de la petite bourgeoisie traditionnelle, tandis que les chefs d’entreprise de plus de 10 salariés correspondraient au cœur de la grande bourgeoisie, à laquelle s’agrége une frange des professions libérales et des cadres, mais aussi une part des inactifs. Celui de la bourgeoisie au sens large se trouverait parmi les professions libérales et les cadres administratifs, commerciaux ou fonctionnaires. Cela est d’autant plus vrai à Paris, dont les cadres et les professions libérales ont les revenus les plus élevés en France et sont le plus susceptibles de posséder un patrimoine leur fournissant un revenu supplémentaire. Enfin, les ingénieurs et cadres techniques, les professeurs, les professions artistiques et culturelles formeraient le noyau de la petite bourgeoisie ascendante, à laquelle s’ajoute une part des professions intermédiaires.

Deux approches peuvent donc être associées pour analyser la position sociale des gentrifieurs et les rapports de classe en jeu dans les quartiers en voie de gentrification : d’une part, les CS forment un indicateur synthétique des classes sociales dans le cadre d’une analyse de la répartition des groupes sociaux dans l’espace urbain à un niveau fin et de son évolution sur le long terme ; d’autre part, les enquêtes de terrain auprès des habitants permettent une approche multidimensionnelle des rapports sociaux, incluant la position socioprofessionnelle, le revenu, l’origine sociale et la composition du ménage. C’est aussi à travers les enquêtes de terrain que l’on peut approfondir les rapports sociaux de sexe et de race et leur articulation avec les rapports de classe dans le cadre de la gentrification. Mais avant de présenter en détail la méthodologie de ces deux approches, il faut préciser certaines notions situées à la croisée de l’espace social et de l’espace géographique comme les quartiers populaires ou la mixité sociale.

2. Classes populaires et quartiers populaires

L’un des objectifs de cette thèse est d’analyser les transformations des quartiers populaires sous l’effet de la gentrification et les conséquences de ce processus sur les classes populaires elles- mêmes. Pour ce faire, il m’a paru nécessaire de préciser les contours des classes populaires et des quartiers qui sont (ou étaient) les leurs dans les centres urbains, croisant en chemin les notions d’immigration, de quartier et de mixité sociale.

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