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Dans un contexte urbain d’accentuation des divisions sociales de l’espace, la gentrification qualifie un processus qui semble aller à contre-courant. Ainsi, les classes moyennes ou aisées recherchent délibérément les localisations centrales, et plus précisément les quartiers traditionnellement populaires. Si les acteurs de la contre-culture recherchaient expressément le caractère populaire d’un quartier, ce n’est sans doute pas le cas de la plupart des gentrifieurs. Il en résulte pourtant une phase plus ou moins longue de cohabitation de classes sociales très différentes voire antagonistes dans un même quartier, avant l’éviction probable des classes populaires.

T. Slater (2005) a montré comment l’étude des prémices de la gentrification dans les années 1960-1970 au Canada avait conduit les chercheurs à une vision positive de la gentrification autour de ces « dissidents » des classes moyennes rejetant le conformisme des banlieues pour l’urbanité émancipatrice et le mélange social. L’avancée de la gentrification a cependant amené de nouveaux groupes de gentrifieurs, moins enclins au mélange social que les premiers. Or, les chercheurs travaillant sur la gentrification ne se sont penchés que tardivement sur la question des rapports que les gentrifieurs entretiennent avec les classes populaires dans les quartiers où ils s’installent.

T. Butler et G. Robson (2003c) font partie des rares chercheurs à s’être intéressés à ces questions, sur le terrain londonien. Ils soulignent que les gentrifieurs représentent rarement plus d’un quart de la population des quartiers qu’ils habitent aujourd’hui. Cela conduit à ce que les auteurs appellent une « tectonique sociale », qui consiste en une valorisation de la diversité mais une faible interaction en pratique : on ne peut guère parler de mixité sociale, même dans le quartier multi-ethnique de Brixton, au sud de Londres, où les gentrifieurs sont de jeunes actifs sans enfant qui recherchent volontairement le « frisson » d’une vie de marge (Butler et Robson, 2003b). L’absence d’interaction sociale entre les différents groupes sociaux atteint son paroxysme dans le quartier de Barnsbury, comme le montre T. Butler (2003) dans un article symptomatiquement

intitulé : « Vivre dans une bulle : la gentrification et les “autres” dans le nord de Londres ». Dans ce quartier, la gentrification a abouti à une forte polarisation de l’espace entre deux rues commerçantes parallèles, Upper Street d’une part, dont les commerces s’adressent à une clientèle internationale aisée dépassant le quartier, et Caledonian Road d’autre part, tournée exclusivement vers les classes populaires locales. T. Butler montre que les gentrifieurs vivent consciencieusement à l’écart des classes populaires, notamment pour la scolarisation de leurs enfants. Si quelques écoles primaires ont été investies par les enfants des classes moyennes, tous évitent le secteur public dans l’enseignement secondaire. Plus encore, comme la concurrence est rude pour accéder aux prestigieux collèges privés, les parents ont tendance à scolariser leurs enfants dans le secteur privé dès l’école primaire. Scolarisés hors du quartier, les enfants n’y ont pas moins tous leurs amis, issus comme eux des classes moyennes, ce qui indique un mouvement massif d’éviction des écoles du quartier par les gentrifieurs. Eux-mêmes tiennent leurs amis de l’université, ce qui les confine à une vie de relation en vase clos, reproduit par la deuxième génération, d’où l’image de la bulle. L’analyse de leurs discours est édifiante : leur méconnaissance des classes populaires, qu’ils évoquent par des clichés le plus souvent sécuritaires, est patente, tout comme leur absence de recul sur leur propre position sociale. Ainsi, certains retournent l’argument du vase clos en rendant responsables les classes populaires de ce refus de relation sociale. T. Butler souligne les contradictions des gentrifieurs :

Alors que la différence, la diversité et le multiculturalisme restent des éléments importants du discours d’appartenance [au quartier], ils ne jouent pas de rôle dans la façon dont cela est vécu réellement. […] La gentrification à Barnsbury (et probablement à Londres) joue donc apparemment un jeu plutôt dangereux. Elle valorise la présence des autres […] mais choisit de ne pas interagir avec eux (Butler, 2003, p. 2484).

Ce refus du mélange distingue fortement les différentes vagues de gentrifieurs, comme le notent R. Solnit et S. Schwartzenberg : « Si les vrais gentrifieurs incluent ce type de refus de coexister, alors les bohèmes sont évidemment un phénomène distinct et séparé puisqu’ils coexistent généralement avec enthousiasme » (Solnit et Schwartzenberg, 2000, p. 121). Elles ajoutent que « l’intolérance semble arriver avec l’aisance » (ibid., p. 61) et que le moindre paradoxe n’est pas le fait que les premiers gentrifieurs tolérants attirent malgré eux les seconds, plus aisés et moins enclins au mélange social. Cela empêche à mon sens de séparer ces deux vagues de gentrification comme le suggèrent ces deux auteures.

Cette quasi absence d’interaction sociale entre les différents groupes sociaux des quartiers en voie de gentrification est d’autant plus visible que les gentrifieurs cultivent avec soin les relations sociales au sein de leur groupe : « les classes moyennes de Londres […] partagent une relation commune entre eux qui est largement exclusive de n’importe qui d’autre » (Butler et Robson, 2003c, p. 2). Cela est particulièrement net dans le domaine clé de l’éducation. Les stratégies des gentrifieurs en fonction du contexte local sont largement collectives : ils investissent ensemble les écoles publiques du quartier si leurs enfants peuvent y être majoritaires, ou les scolarisent ensemble à l’école privée, dans ou hors du quartier si nécessaire. Et quand les « bonnes » écoles sont vraiment trop éloignées, les familles ne sont que de passage dans le quartier, comme à Brixton (Butler et Robson, 2003a). Cela conduit les auteurs à penser que « les marchés de l’éducation rivalisent maintenant avec ceux du logement et de

l’emploi comme déterminants de la nature, de l’extension et de la stabilité de la gentrification des classes moyennes à Londres » (Butler et Robson, 2003a, p. 24). À Amsterdam, L. Karsten montre une situation proche mais un peu plus nuancée des stratégies scolaires des familles : « Les enquêtes révèlent que ces parents “blancs” jugent positivement une école avec différentes catégories ethniques tant que la majorité reste des élèves de classe moyenne » (Karsten, 2003, p. 2580). Notons au passage un mélange courant entre origine sociale et origine nationale. De la même façon, T. Butler et G. Robson relèvent que l’altérité sociale pour les gentrifieurs est moins représentée par les classes populaires blanches (déplacées par la gentrification ou vivant dans des quartiers d’habitat social ou de lointaines périphéries que les gentrifieurs ne fréquentent pas) que par les immigrés qui s’installent dans ces mêmes quartiers urbains centraux et qui sont « nombreux à travailler assidûment à leur service au travail, à la maison et dans les loisirs dans la ville des 24 heures sur 24 » (Butler et Robson, 2003c, p. 8).

De son côté, D. Rose (2004) a mené une étude approfondie sur cette question de la mixité sociale dans le centre de Montréal, à travers les discours des gentrifieurs sur le logement social. Il s’agit en effet d’un élément clé du maintien de la mixité sociale dans les quartiers en voie de gentrification. Analysant les discours des gentrifieurs sur la mixité sociale, et le logement social en particulier, à partir d’un nombre significatif d’entretiens, elle dégage trois grands types de réponses : les « Nimbies » (c’est-à-dire « individualistes », de NIMBY, not in my backyard, « pas dans mon jardin »), les « tolérants » et les « égalitaristes ». Avant d’entrer dans le détail de ces trois types, il faut préciser que l’on retrouve une appréciation très floue et diverse de la mixité sociale chez une part importante des interviewés, mettant en avant la diversité culturelle au sein même de la classe moyenne, voire les différentes orientations sexuelles des uns et des autres, et qu’il a fallu leur préciser ce que les chercheurs et les pouvoirs publics entendaient par « mixité sociale », c’est-à-dire un mélange social relativement représentatif de la société dans son ensemble. Parmi les types de réponses, les « Nimbies » sont les plus réticents face à cette mixité, distinguant les « bons » et les « mauvais » pauvres conformément à l’idéologie néo-libérale qui rend responsables de leur pauvreté une grande partie des pauvres, et farouchement opposés à la construction de nouveaux logements sociaux dans leur quartier, de peur que cela ne dévalue leur logement. Les « tolérants » semblent plus accommodants, acceptant ces constructions nouvelles à condition qu’elles soient bien intégrées au quartier sur le plan architectural. Mais, peu conscients des effets de la gentrification et du manque croissant de logements abordables, ils plébiscitent aussi la création de nouveaux logements pour les gentrifieurs, améliorant le quartier et appréciant la valeur de leur propre logement. Enfin, les « égalitaristes » 14, tout en justifiant leur position par l’association de la gentrification à la revitalisation urbaine, ne sont pas favorables à un entre-soi généralisé et plébiscitent la construction de nouveaux logements sociaux, certains d’entre eux précisant leur attachement à l’harmonie architecturale du quartier (et à la lumière qui pénètre chez eux). Selon D. Rose (2004), il est difficile

14 Le terme me semble maladroit mais révélateur de la confusion qu’induit souvent la notion de mixité sociale, comme si le mélange social pouvait entraîner une égalisation des conditions sociales, confondant coexistence spatiale et partage des richesses.

d’expliquer la composition de ces trois groupes, même si le premier se retrouve plutôt dans les quartiers les plus gentrifiés et le dernier dans ceux qui le sont moins, ainsi que parmi les professions culturelles ou créatives au sens large, souvent associées à la valorisation du multiculturalisme. Il manque toutefois l’époque d’installation des uns et des autres pour saisir d’éventuelles différences liées aux phases successives de gentrification.

Ce travail apporte de nombreux éléments à l’étude de la mixité sociale dans un contexte de gentrification, mais présente deux importantes lacunes en n’analysant que les discours des gentrifieurs sans les confronter à leurs pratiques, et en ne prenant en compte que le point de vue des gentrifieurs. D. Rose reconnaît ce dernier point et appelle de ses vœux la poursuite du travail auprès des anciens habitants. Elle évoque, en outre, la mobilisation anti-gentrification dans les quartiers les plus pauvres, mais toujours du point de vue des gentrifieurs. Le premier point est plus problématique : l’absence de confrontation des discours avec les pratiques laisse entendre que les premiers sont le fidèle reflet des secondes, d’autant plus que les discours eux-mêmes sont analysés au premier degré. Ainsi, les « Nimbies » sont ceux qui affirment sans ambiguïté leur opposition au logement social, mais qu’en est-il des « tolérants » qui se disent avant tout attachés à la qualité architecturale de ces derniers : « ce ne sont pas les gens eux-mêmes qui vivent ici qui me gênent » (Rose, 2004, p. 20) ? Cela n’est pas considéré par l’auteur comme une dénégation, alors qu’il y a tout lieu de le penser, surtout quand la question de la construction de nouveaux logements sociaux émane uniquement de l’enquêteur, sans que cela ne renvoie à aucun projet concret en cours. C’est évidemment la confrontation avec les pratiques, et notamment avec la réaction des mêmes gentrifieurs à un éventuel projet réel, qui permettrait de mieux saisir la sincérité de ces discours.

Cette question du rapport que les gentrifieurs entretiennent avec les classes populaires traditionnellement présentes dans les quartiers qu’ils investissent est d’autant plus importante que de nombreuses politiques publiques à travers le monde se proposent de favoriser la mixité sociale, vue comme un idéal d’équilibre urbain à atteindre. Même bien intentionnées, ces politiques risquent de manquer leur but si elles méconnaissent la réalité du mélange social entre gentrifieurs et classes populaires. Ainsi, T. Slater (2005) a montré comment une telle politique avait mené le quartier de South Parkdale à Toronto à une situation de « tectonique sociale » ouvertement conflictuelle, dans laquelle la gentrification est un enjeu de lutte entre les anciens habitants modestes du quartier, les gentrifieurs qui s’y installent et la municipalité qui encourage cette installation.

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