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2 4 Vers une théorie intégrée de la gentrification ?

Dans un article de 1991, traduit par Catherine Rhein en 1996, Chris Hamnett présente une synthèse des deux grands courants explicatifs de la gentrification. Selon lui, le débat renvoie à une opposition fondamentale, épistémologique et politique, dans le champ de la géographie (que l’on retrouve également dans d’autres sciences sociales) entre les « humanistes libéraux qui mettent en avant le rôle-clé du choix, de la culture, de la consommation et de la demande de consommation, et les marxistes structuralistes qui insistent au contraire sur le rôle du capital, des classes, de la production et de l’offre » (Hamnett, 1996, p. 59). Même s’il reconnaît l’importance de ce débat, qualifié de frontière (au sens américain du terme) en référence à N. Smith, impliquant des thèses contradictoires à visée également totalisante, C. Hamnett affirme que « les deux perspectives théoriques sont plus complémentaires que concurrentes » (ibid., p. 60), et plaide pour une « théorie intégrée de la gentrification » (id.).

On peut se demander comment envisager une synthèse de deux corps théoriques aux paradigmes opposés sans en trahir au moins une. C’est pourtant ce qui émane du premier passage cité où l’auteur mélange et reformule les deux corps théoriques : N. Smith ne peut pas s’intéresser à l’offre de logements pour les gentrifieurs, puisqu’il est profondément étranger aux théories économiques classiques de l’offre et de la demande (qui reflètent plutôt le cadre théorique de C. Hamnett lui-même) et, au contraire, la notion de classe sociale n’est pas l’apanage des marxistes comme on l’a vu dans la thèse de D. Ley. La théorie intégrée que propose C. Hamnett est donc une réinterprétation des thèses de N. Smith et de D. Ley : de la gentrification présentée comme un double processus affectant les logements et la composition sociale de la population d’un quartier, la thèse de N. Smith expliquerait la genèse de l’offre, soit le premier volet, et celle de D. Ley, celle de la demande, soit le second. En ce cas, on comprend mal pourquoi les deux auteurs ne sont pas parvenus à s’entendre depuis longtemps.

N. Smith a vivement réagi à cet article au titre assez provocateur, « Les aveugles et l’éléphant : l’explication de la gentrification », par un commentaire intitulé « Colin-maillard [blind man’s buff], ou

l’individualisme philosophique d’Hamnett à la recherche de la gentrification ». Outre les déformations que C. Hamnett fait subir à ses analyses et à celles de D. Ley, N. Smith souligne la fausse opposition qu’il construit entre l’explication qui serait fondée sur les structures (de production de l’espace) et celle qui découlerait de la demande individuelle des ménages (Smith, 1992). Or, là où D. Ley reliait l’émergence de cette nouvelle demande à la transformation des structures d’emploi, C. Hamnett ne veut voir que le choix individuel et libre des ménages. Accentuant les différences idéologiques entre N. Smith, renvoyé à un étroit déterminisme marxiste, et D. Ley, transformé en « behavioriste post-moderniste », C. Hamnett transpose le débat entre ces deux théoriciens dans l’arène qui oppose les déterminismes collectifs à la liberté individuelle. N. Smith lui reproche d’adopter une posture anti-intellectuelle refusant toute analyse structuraliste, préférant l’approche individuelle à celle des classes sociales. Selon lui, il s’agit là d’un retour à la théorie néo-classique fondée sur la consommation individuelle, conçue comme libre et parfaitement informée. Pour virulente que soit cette critique, elle a le mérite de rappeler quelques fondamentaux concernant les agents sociaux, qui font toujours partie d’un groupe, d’une société, dont ils sont aussi le produit. De sorte que si l’on s’intéresse aux choix résidentiels des gentrifieurs, il faut s’interroger sur ce qui les détermine dans les structures sociales, étant entendu que ce qui, dans ces choix, relève purement de la particularité individuelle (liée à l’histoire d’une personne, à des considérations psychologiques ou à ce qu’il reste de liberté à tout être humain, une fois mis de côté tous les déterminants collectifs qui le construisent) ne peut pas, par définition, être appréhendé par les sciences sociales. Mettre en avant cette liberté irréductible de l’individu dans l’explication de la gentrification, c’est s’empêcher de l’analyser et de la comprendre, tant scientifiquement que politiquement.

L. Lees fait preuve d’une même confusion dans un article postérieur appelant à nouveau à une « réconciliation » des deux thèses, construisant de fausses oppositions entre structures et choix individuels, puisque ces derniers sont aussi largement le produit des premières (Lees, 1994, p. 146). En témoigne la question suivante : « Le capital s’investit-il dans un espace à cause de la construction de ses propres préférences de profit ou la demande des consommateurs dicte-t-elle le développement inégal ? » (Lees, 1994, p. 147). Ces deux propositions ne s’opposent qu’en apparence car, si L. Lees a raison de rappeler la frilosité des investisseurs en général, ceux-ci peuvent très bien s’intéresser à un quartier parce qu’il a déjà commencé à changer. Cela ne veut pas dire non plus que ce choix d’investissement n’obéit pas à des logiques de profit propres à ces investisseurs et non aux goûts des premiers gentrifieurs. Il arrive aussi que les pouvoirs publics et privés décident de revitaliser un espace sans que cela soit réellement un succès auprès des ménages, comme Mike Davis (1997) l’a montré pour le centre de Los Angeles.

La gentrification apparaît donc comme résultant d’un faisceau de causes, toutes inscrites dans des mutations structurelles, que ce soit du côté de la production de l’espace urbain ou des choix résidentiels des ménages et de leurs pratiques de l’espace. Et sans attendre C. Hamnett, N. Smith a lui-même progressivement intégré, en les discutant, les apports de D. Ley, dans un cadre qui reste structuraliste et, en ce sens, plus approprié pour examiner l’idée d’une nouvelle classe. Dans son article sur les yuppies et le logement de 1987, traduit en français en 1999, N. Smith répond à ses

adversaires en examinant la question de la demande des gentrifieurs à partir d’études empiriques (essentiellement statistiques). N. Smith souligne les ambiguïtés que soulève la notion de « nouvelle classe moyenne », puisqu’elle ne s’appuie pas sur des critères clairement élucidés comme la relation aux moyens de production dans la théorie marxiste. Si les transformations de la structure d’emploi et l’augmentation des revenus des salariés qualifiés ne suffisent pas à définir une nouvelle classe, N. Smith reconnaît leur rôle dans la constitution du groupe des gentrifieurs, tout comme il mesure la sur-représentation des femmes dans les quartiers gentrifiés. Cependant, cela ne suffit pas à expliquer la prédilection nouvelle des classes moyennes pour les centres-villes :

… pourquoi les aires centrales de la ville, qui pendant des décennies ne pouvaient pas satisfaire la demande de la classe moyenne, paraissent maintenant le faire si élégamment ? Si, en effet, les structures de la demande ont changé, nous avons besoin d’expliquer pourquoi cette demande modifiée a conduit à remettre l’accent, en termes spatiaux, sur le centre-ville. […] Comment peut-on expliquer uniquement par des changements sociaux graduels un renversement spatial comparativement rapide ? (Smith, 1999, p. 177-178).

La clé de ce passage d’un ordre de phénomène à l’autre reste selon N. Smith le différentiel de rentabilité foncière. Mais il explique pourquoi les classes moyennes se sont saisies de cette opportunité, transformant la ville, d’un espace de production en un « paysage de consommation » : si le système socio-économique fordiste ou industriel a entraîné une suburbanisation des classes moyennes dans le cadre d’une économie en partie socialisée autour de l’État social 11 qui prétendait abolir les classes, le démantèlement de ce système a entraîné, en réaction à la standardisation des modes de vie, une volonté de différenciation culturelle de la part des classes moyennes.

La gentrification est une re-différenciation du paysage culturel, social et économique et, dans ce sens, à travers les modèles de consommation, on peut voir une tentative claire de différenciation sociale. Ainsi, la gentrification et le mode de consommation qu’elle engendre font partie intégrante de la constitution des classes […] ; ils font partie des moyens employés par les individus de la nouvelle classe moyenne pour se distinguer de la pompeuse bourgeoisie d’en haut et de la classe ouvrière d’en bas (Smith, 1999, p. 183).

Cette analyse de la différenciation sociale traversant le processus de gentrification est à rapprocher de celle que fait Georg Simmel des effets de mode dans la distinction entre les classes sociales :

La mode est une forme d’imitation et donc d’égalisation sociale mais, paradoxalement, en changeant sans cesse, elle différencie un moment d’un autre et un niveau social d’un autre. Elle unit les membres d’une même classe sociale et sépare ceux d’une autre. L’élite lance une mode et quand, dans un effort pour effacer les distinctions de classe, les masses l’imitent, elle l’abandonne pour une nouvelle mode –

11 J’emploie ce terme plutôt que celui d’État providence en suivant Robert Castel (1995) qui montre que la sécurité sociale garantie par l’État durant les Trente Glorieuses ne signifiait aucunement une réduction des inégalités sociales, contrairement au mythe de la fin des classes. Selon lui, l’État était plus réducteur de risque que redistributeur, comme le laisse entendre l’expression d’État providence.

processus qui s’accélère avec l’augmentation de la richesse (Simmel, 1904 12, cité par Petsimeris, 2005, p. 242).

Si le développement inégal de l’espace explique les mouvements du capital à la recherche du profit, les stratégies de distinction sociale des classes supérieures peuvent expliquer leur installation dans les espaces centraux urbains autrefois délaissés. Finalement, c’est la gentrification elle-même, produit des changements structurels du système économique, qui fonde l’existence d’une nouvelle classe moyenne. Au rêve suburbain succède le rêve urbain, qui fait de la ville un paysage dédié à la consommation, à l’heure même où celle-ci n’est plus accessible à tous. Et C. Hamnett lui-même, dans le numéro spécial d’Urban Studies consacré à la gentrification en 2003, tout en réaffirmant la prééminence de l’explication par la demande, tire résolument celle-ci vers une explication structurelle :

… la gentrification est la manifestation sociale et spatiale de la transition d’une économie urbaine industrielle vers un système post-industriel fondé sur les services de la finance, du commerce et de la création, et les changements qui en découlent dans la nature et la localisation du travail, la structure socioprofessionnelle, les salaires et les revenus, les styles de vie et la structure du marché du logement (Hamnett, 2003, p. 2402).

Dans ses commentaires de l’article de C. Hamnett, N. Smith (1992) avait souligné la complémentarité sur le terrain des deux approches explicatives de la gentrification. Ses travaux ont le mérite d’avoir sorti la gentrification des seuls choix de consommation des ménages, l’inscrivant dans un cadre plus large des structures de production, des dynamiques du capital et des transformations des classes sociales. Cela le conduit notamment à ne pas limiter les acteurs de la gentrification aux ménages. Les gentrifieurs, selon N. Smith, ne sont pas seulement les ménages, mais aussi les promoteurs immobiliers, les banques, les pouvoirs publics, tous les acteurs collectifs qui contribuent parfois de façon décisive à la gentrification. C’est sur ces différents acteurs et les modalités concrètes de la gentrification dans l’espace urbain que porte la section suivante.

3. Les modalités socio-spatiales de la gentrification

Plus récemment, à la faveur d’un recul de plusieurs décennies sur la gentrification, les chercheurs se sont intéressés à la question des modalités du processus lui-même, dans l’espace, dans le temps et dans le détail des dynamiques sociales à l’œuvre.

12 Georg SIMMEL, « Fashion », International Quarterly (New York), 1904, X, p. 130-55, réédité dans The American Journal of

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