• Aucun résultat trouvé

2 3 La thèse de la « nouvelle classe moyenne » (D Ley) et la question du rôle des femmes dans la gentrification

La thèse de D. Ley, élaborée au milieu des années 1980, part d’une critique de celle de N. Smith. Constatant que la thèse du différentiel de rentabilité foncière n’a jamais fait l’objet de vérification empirique, et que la gentrification elle-même est le plus souvent étudiée dans des monographies (une ville, un quartier), D. Ley propose une étude systématique des facteurs potentiels par une analyse statistique multivariée à propos des vingt-deux villes les plus importantes du Canada (Ley, 1986). Cette étude le conduit à remettre en cause l’existence d’un différentiel de rentabilité foncière dans le centre de ces villes. Elles n’ont pas connu en effet de dégradation comme aux États- Unis, et les prix immobiliers du centre-ville sont restés élevés. Le choix de cet indicateur pour mesurer le différentiel de rentabilité foncière a donné lieu à un vif débat entre les deux chercheurs l’année suivante (Smith et Ley, 1987) : selon N. Smith, il faut prendre en compte les prix fonciers et non immobiliers, le différentiel de rentabilité foncière ne se résumant pas à une hausse des prix immobiliers ; mais D. Ley objecta qu’au cœur des villes, la valeur du sol était indissociable du bâti, et surtout que les indicateurs de prix ne permettaient pas de distinguer marché foncier et marché immobilier. Or, le différentiel de rentabilité foncière n’est pas réductible aux dynamiques du marché immobilier, il concerne bien plutôt la rémunération du capital dans le domaine foncier, qu’il faut comparer avec les perspectives de plus-values boursières. Finalement, c’est l’analyse du contexte canadien – où les villes-centres ont fait l’objet d’un investissement continu et n’ont donc pas connu le cycle américain de dévalorisation-revalorisation – plus que le choix de ses indicateurs qui permet à D. Ley de remettre en cause le différentiel de rentabilité foncière.

Récemment, T. Slater a précisé les particularités de ce contexte, notamment en ce qui concerne les politiques publiques et la valorisation de la mixité sociale :

… la mixité sociale a une longue histoire dans l’urbanisme [urban planning] canadien (celui qui précède la gentrification) et, soutenue par les utopies du XIXe siècle et les principes normatifs concernant

la « santé » d’un quartier, elle est souvent mise en avant par contraste avec la ghettoïsation aux États- Unis (Slater, 2005, p. 45).

Dans le même article, il montre que cette tradition a tendance à s’éroder sous l’influence de l’idéologie néo-libérale et individualiste, conduisant à terme à un rapprochement avec le contexte américain.

L’intérêt de la thèse de D. Ley réside dans son explication de l’apparition de la demande de ménages gentrifieurs, que N. Smith laissait inexpliquée tout en reconnaissant son importance. Il dégage des corrélations entre gentrification et économie métropolitaine post-industrielle 10. Celle-ci a fait émerger une nouvelle classe moyenne, ou classe de service (« new urban gentry » selon D. Ley), composée de salariés du tertiaire supérieur généralement bien rémunérés et formant de petits ménages au niveau de vie élevé. Leurs désirs en matière de logement sont différents de ceux qu’ont manifestés la classe moyenne classique et la classe aisée traditionnelle : ils recherchent le centre-ville pour son accessibilité et ses aménités, tant en termes d’animation culturelle que de rencontres permises par une certaine mixité sociale. La qualité de vie n’est plus l’apanage des banlieues résidentielles. Ce retournement géographique dans les choix résidentiels de la classe moyenne est attribué à un nouveau groupe en son sein, caractérisé par son statut professionnel et sa position politique (Ley, 1994) : ce sont les professionnels du social et de la culture, employés dans le secteur public ou le tiers-secteur (à but non lucratif), que D. Ley appelle la « nouvelle classe culturelle ». Elle se distingue de la classe moyenne en général par son haut niveau d’éducation et son vote à gauche (pour le parti libéral au Canada et démocrate aux États-Unis). C’est elle qui habite les quartiers anciens réhabilités, tandis que la classe moyenne traditionnelle conservatrice habite plutôt les nouvelles constructions issues de la destruction des quartiers dégradés. Elle témoigne ainsi d’une préoccupation architecturale et patrimoniale à l’égard des centres historiques, comme le note C. Hancock : les gentrifieurs « ne sont pas seulement sensibles aux avantages d’une position centrale, mais aussi souvent au caractère historique des bâtiments qu’ils réinvestissent : la réévaluation de la valeur sociale, culturelle et économique du patrimoine architectural n’est pas étrangère au processus » (Hancock, 2003, p. 396).

Cette nouvelle élite urbaine est, selon D. Ley, le moteur de la gentrification, le réinvestissement immobilier étant le résultat de l’émergence de cette nouvelle demande. On retrouve donc une explication par la demande, mais qui a le mérite d’expliciter les changements structurels

10 On peut remettre en cause l’idée d’un système économique « post-industriel » : il s’agit plutôt d’une mutation du système productif, où les emplois de services sont devenus majoritaires, mais dont la base reste la production industrielle (Damette et Scheibling, 1992). Mais le qualificatif peut être admis dans le cas des métropoles, où les services dominent et dont les activités industrielles ont été délocalisées.

qui déterminent la production des gentrifieurs. Il existe un lien étroit entre le marché du travail métropolitain et le marché du logement. Ces restructurations économiques s’accompagnent de changements dans les modes de vie. Ainsi, la place des femmes sur le marché du travail a été analysée par nombre de chercheurs féministes comme un facteur de gentrification : les femmes, en accédant à des emplois bien rémunérés, profitent des aménités du centre-ville pour faire garder leurs enfants, et peuvent plus facilement vivre seules, elles y trouvent donc les moyens de leur émancipation (Rose, 1984). Le Feminist Glossary of Human Geography insiste sur le rôle du changement des rapports de genre dans la gentrification, d’ailleurs qualifiée positivement de « régénération d’un quartier » (McDowell et Sharp, 1999, p. 112). Plus généralement, les centres-villes réinvestis par les nouvelles classes moyennes permettent l’épanouissement de modes de vie alternatifs par rapport au modèle dominant de l’American way of life : artistes, femmes seules, homosexuels… Selon D. Ley, la nouvelle classe culturelle joue un rôle majeur dans la gentrification depuis 1968 (Ley, 1994), et les acteurs de la gentrification sporadique jusqu’aux années 1970 furent des artistes et des intellectuels appartenant à la mouvance de la contre-culture selon N. Smith (Smith, 1999). D. Ley « identifie une nouvelle classe moyenne particulière dont les valeurs culturelles et urbaines sont enracinées dans les mouvements de la jeunesse contestataire des années 1960. Autrefois, ils étaient hippies mais maintenant ils sont yuppies : des gentrifieurs dans une société postindustrielle » (Lees, 2000, p. 396).

À propos du rôle des femmes dans la gentrification, la critique qu’adresse Alan Warde (1991) à la thèse de la nouvelle classe moyenne fournit à celle-ci l’occasion d’être précisée et approfondie. Rejetant l’explication par la classe, A. Warde considère la nouvelle place des femmes sur le marché du travail et dans la famille comme déterminante dans l’explication de la gentrification. Il promeut une explication par le genre. Il insiste sur la difficulté à clairement définir les contours de cette nouvelle classe tandis que le nouveau rôle des femmes est facilement identifiable. Accédant de plus en plus au monde du travail et même à des emplois qualifiés, les femmes entraînent l’installation du couple et de la famille dans les centres-villes, favorisant l’accès de chacun à son travail, et facilitant les allers-retours, le plus souvent féminins, entre travail salarié et travail domestique. La gentrification serait avant tout l’effet de cette rupture avec le modèle patriarcal du ménage qui prévaut dans les banlieues résidentielles.

La réponse que font Tim Butler et Chris Hamnett à cet argument est l’occasion d’approfondir encore la thèse de la nouvelle classe moyenne (Butler et Hamnett, 1994). Tout en approuvant la plupart des analyses d’A. Warde à propos du rôle des femmes dans la gentrification, ils réaffirment la prééminence de l’explication de classe sur celle de genre. La nouvelle place des femmes au sein de ces groupes sociaux au fort capital culturel, notamment hérité de la fréquentation de l’Université aux plus belles heures de la contre-culture, est avant tout un changement de classe : ce sont ces nouvelles classes moyennes qui ont donné, hommes et femmes, une nouvelle place aux femmes, et ce faisant, également aux hommes.

[A.] Warde a raison d’identifier la classe moyenne comme celle qui est la plus ouverte aux nouvelles formes d’organisation et de formation de la famille, mais nous soutenons le fait que ce processus est lui-

même influencé par la classe, notamment à cause de l’influence qu’a la classe sur l’accès à un haut niveau d’éducation et donc sur la formation de la classe moyenne. La formation culturelle de nombreux gentrifieurs actuels passa par les départements de sciences humaines et sociales de l’université dans les années 1960 et 1970, pétris d’une culture politique centrée sur le style de vie et le rejet du fade urbanisme suburbain de la génération de leurs parents. Tout ce radicalisme n’a pas été perdu dans l’émergence des nouvelles classes moyennes (Butler et Hamnett, 1994, p. 484).

Cette réponse est l’occasion de préciser deux éléments importants. D’une part, les auteurs affirment qu’il est maintenant largement reconnu que la gentrification n’est pas un retour des habitants des périphéries vers le centre, mais au contraire qu’elle est menée par ceux qui habitent déjà la ville- centre : elle procède de la décision des jeunes couples, une fois installés et surtout une fois devenus parents, de ne pas quitter ce centre, pour toutes les raisons déjà citées concernant la double activité. D’autre part, l’identification de cette nouvelle classe moyenne se précise avec la distinction de trois groupes principaux distincts et parfois antagonistes : la petite bourgeoisie traditionnelle possédant ses moyens de production, les cadres (managers) s’appuyant sur leur rôle au sein de la bureaucratie et de l’organisation des entreprises, et les professions libérales (professionnals) disposant d’un fort capital culturel.

Même si la prééminence de l’explication de classe fait à peu près consensus aujourd’hui, il n’en reste pas moins que la gentrification contribue à faire émerger de nouveaux rapports de genre, comme elle participe à l’affirmation de nouveaux groupes sociaux (Bondi, 1991). Liz Bondi insiste aussi sur la particularité du processus de gentrification, dans lequel les femmes sont nombreuses, autant parmi les gentrifieurs que parmi les victimes de la gentrification.

Encadré 3. Un nouvel art de vivre dans les anciens quartiers populaires

Image 13. Brunch en terrasse le week-end dans un café

du Jordaans à Amsterdam (mai 2007) Image 14. Un fleuriste dans un quartier ouvrier en voie de gentrification à Manchester : « il est temps de rempoter » (mars 2005)

Image 15. Une cour intérieure arborée servant de terrasse

à un café à Prenzlauer Berg, Berlin (mai 2007) immeuble ouvrier de Prenzlauer Berg, Berlin (mai 2007) Image 16. Un jardin aménagé dans la cour d’un ancien

Image 17. Un café aménagé dans les anciens docks de

Manchester (mars 2005) Image 18. La terrasse d’un café dans l’ancien quartier populaire de San Basilio (Dorsoduro) à Venise (juin 2005)

Image 19. Souvenirs de la contre-culture et haute technologie dans un café d’Haight Ashbury à San

Francisco (janvier 2008)

L’approche de D. Ley permet donc de mieux connaître les gentrifieurs, leurs motivations, mais surtout les fondements socio-économiques de leur émergence. Elle apporte beaucoup d’éléments pour le contexte particulier de Paris : comme au Canada, la ville de Paris intra-muros a fait l’objet d’un

investissement continu et n’a pas été significativement dégradée ou dévalorisée ; elle n’a pas connu de départ des classes aisées, qui se sont seulement diffusées en banlieue dans le prolongement des Beaux quartiers. L’économie métropolitaine et la structure d’emploi fait clairement apparaître l’importance croissante des cadres et professions intellectuelles supérieures, et leur localisation nouvelle dans le centre ancien mais hors des quartiers traditionnellement bourgeois (Rhein, 2007). La diversité des gentrifieurs, soulignée par Damaris Rose (1984), reste à préciser dans le cas français et plus particulièrement parisien, que ce soit en termes de niveaux de revenus (de l’étudiant au cadre supérieur), de position socioculturelle (élite intellectuelle traditionnelle, artistes, cadres des nouvelles technologies de l’information et de la communication), de position politique (gauche traditionnelle, nouvelle gauche, notamment écologiste, et droite libérale) et de modèles familiaux (célibataires, couples avec ou sans enfants, familles recomposées).

Outline

Documents relatifs