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L’invocation de l’hygiène fut par la suite le moteur de la construction des « îlots insalubres » comme catégorie d’analyse et d’intervention à partir des années 1870, préalable idéologique et méthodologique à la rénovation urbaine. Cette construction théorique et pratique (à travers les indicateurs choisis) a été analysée par Yankel Fijalkow de la façon suivante : entre 1850 et 1880, « les techniques de la description de l’insalubrité évoluent vers la prise en compte des variables sociales et d’outils quantitatifs » ; la période-clé de 1880 à 1910 voit « la mise en place de notions spécifiques, la mobilisation de techniques de recueils de données, la découverte des îlots insalubres » ; enfin, celle de 1910 à 1945 est une « période de réflexion durant laquelle les édiles interprètent les résultats statistiques et recherchent des solutions urbanistiques » (Fijalkow, 1998, p. 14). Du logement, caractérisé par son surpeuplement, on passe à l’îlot insalubre avec la révolution pastorienne, et l’insalubrité, qui concerne la santé, est confondue avec l’inconfort, lié à l’absence d’installation sanitaire ou au surpeuplement. Inversement, l’usage de la statistique à l’échelon de l’îlot conduit à confondre « les propriétés collectives d’un espace (qui résultent d’une totalisation géographique et arithmétique) et les propriétés individuelles de ses occupants » (ibid., p. 18). L’élaboration de la catégorie d’« îlot insalubre », fondée sur la territorialisation du risque sanitaire – notamment à partir des statistiques de mortalité cholérique des années 1830 – entraîne le vote d’une loi en 1915, qui réaffirme le principe d’expropriation pour cause d’insalubrité et l’orientation de l’urbanisme vers le traitement du tissu urbain lui-même et non plus seulement le réseau viaire.

Faute d’intervention publique dans la première moitié du XXe siècle, le zonage des îlots insalubres a paradoxalement contribué à la poursuite de la dégradation des quartiers concernés, les propriétaires n’entreprenant plus de travaux d’ampleur dans l’attente de la démolition (Simon, 1994). Leur destruction et la « reconquête des centres des villes » est lancée par l’État avec le décret du 31 décembre 1958 sur la rénovation urbaine, puis la loi Malraux du 4 août 1962 sur les secteurs sauvegardés. La rénovation urbaine consiste à construire de nouveaux îlots, essentiellement d’habitat, sur des terrains libérés par la démolition de logements considérés comme vétustes et inadaptés, tandis que dans les secteurs sauvegardés, on favorise la restauration des immeubles de qualité. Le Plan directeur de Paris identifiait dix-sept îlots insalubres voués à la démolition pour éradiquer la mortalité par tuberculose : on y trouvait Belleville, le Marais ou le quartier de la Gare dans le 13e, essentiellement des quartiers populaires de l’Est parisien (Fijalkow, 1998). Ce sont des zones résidentielles et industrielles (au contraire des fonctions considérées comme dominantes comme l’administration, la finance ou la culture), « zones peu touchées par les grands travaux de 1860 et où les habitants chassés par Haussmann étaient venus se réfugier » selon Manuel Castells et Francis Godard (Godard et al., 1973, p. 13).

La rénovation naît véritablement avec la Ve République. Dans le plan de 1959 et les textes de

l’époque, on parle de remise en ordre de la ville et en distinguant « îlot taudis » et « îlot mal utilisé », on se propose de mener la lutte contre le taudis, contre l’insalubrité, contre la mauvaise utilisation du sol [entreprises, artisanat, entrepôts] et pour la revalorisation du tissu urbain, le goût, l’harmonie et l’équilibre (Godard et al., 1973, p. 13).

Le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (SDAU) de 1965 prône la création de pôles de bureaux et de centres commerciaux en banlieue ainsi que le développement des axes tangentiels pour éviter les migrations alternantes vers Paris. Au contraire, le Schéma directeur de la Ville de Paris de 1968 fait de Paris la plaque-tournante de ces migrations en prévoyant le développement de pôles de bureaux près des gares et des axes rapides radiaux. En 1969, à l’occasion du changement de président de la République, Maurice Doublet, promoteur du dernier schéma, remplace Paul Delouvrier à la préfecture de Paris et de la région parisienne 35et à la tête du District. Selon F. Godard, c’est la marque de la « priorité accordée à la reconquête urbaine de la capitale sur l’aménagement fonctionnel de la région étendue » (Godard et al., 1973, p. 12).

Le Schéma de 1968 combine différents modes d’intervention pour assurer la « reconquête urbaine » : la restauration des quartiers historiques du centre, c’est-à-dire la sauvegarde du patrimoine architectural parisien ; la réhabilitation des logements non touchés par la rénovation (ravalement des façades, modernisation des appartements) ; la rénovation stricto sensu dans les quartiers actifs et populaires des arrondissements périphériques ; la rénovation au sens large comme l’implantation de bureaux près des gares. En fait, la rénovation urbaine, qui consiste à démolir puis à reconstruire un îlot entier, est la principale politique de reconquête urbaine menée dans les années 1960-1970. Elle s’inspire autant de l’urbanisme haussmannien, en voulant moderniser la ville et notamment l’adapter à l’automobile, que de la destruction de l’habitat insalubre sous l’influence des hygiénistes. Elle concerne à la fois le logement et le tissu urbain.

Contrairement à la construction des cités d’habitat social, qui a lieu sur un terrain vierge, la rénovation urbaine concerne un tissu urbain déjà existant, qu’elle atteint sans ménagement. La « rénovation-bulldozer » a souvent été comparée, dans la presse de l’époque, à une « opération chirurgicale » censée provoquer la « régénération tissulaire » d’un centre urbain comparé à un « cœur malade », « asphyxié », « menacé d’embolie » avec ses « artères bouchées » ou « guettées par la thrombose » (Lévy, 1990, p. 12). M. Castells et F. Godard définissent la rénovation urbaine comme une « intervention de l’appareil d’État sur la structure urbaine, visant à changer l’occupation d’un espace déjà constitué, ses fonctions ou son contenu social » (Godard et al., 1973, p. 10). Il s’agit de la « re-production » d’un espace.

Dans les discours officiels, la rénovation urbaine devait entraîner la démolition de l’habitat insalubre et la production massive de logements. Or, cette procédure, qui s’est avérée lourde, coûteuse et difficile à maîtriser, a produit en tout, de 1958 à nos jours, environ 190 000 logements, en remplacement de 120 000 logements détruits pour toute la France, selon le Ministère de l’Équipement. Contrairement à la politique des ZUP, la rénovation urbaine n’a donc pas été une politique de logement, au sens d’une production de nouveaux logements pour répondre à la demande. Elle ne concerne pas tant la quantité de l’offre que sa qualité. Et contrairement aux ZUP,

35 Ce poste a été créé en 1966. Auparavant (depuis 1961), Paul Delouvrier était délégué général au district de la région de Paris.

la rénovation urbaine pose la question du devenir des habitants des îlots démolis. La question de leur relogement cristallise toutes les oppositions sur le terrain et les critiques politiques et scientifiques.

Pour le pouvoir, la dimension symbolique de la rénovation urbaine, comme toute volonté de modernisation, dépasse la simple préoccupation de l’amélioration de l’habitat pour les habitants. M. Castells et F. Godard écrivent :

Depuis 1958 un décalage était apparu : l’environnement symbolique et social parisien démentait le rôle politique que l’on voulait faire jouer à Paris, espace de l’État. Paris, capitale huileuse et grise, ne pouvait jouer son rôle international, il fallait réorganiser la symbolique parisienne (Godard et al., 1973, p. 105).

P. Simon donne une lecture très claire de cette volonté à propos de Belleville :

… une des lectures possibles de l’entrée en action de la rénovation publique, longtemps différée, dans le quartier consiste à l’associer à la perte d’utilité fonctionnelle du « logement social de fait ». Dans une ville comme Paris qui achève sa désindustrialisation et dont les nouveaux secteurs de production tertiaire ne requièrent plus le recours à une main-d’œuvre prolétaire, il devient inutile de maintenir les fameuses « réserves des classes populaires ». Quand la centralité s’étend à l’ancienne périphérie, la « relégation » cherche de nouveaux espaces pour se déployer. Dans ce contexte, il est clair que l’espace bellevillois, bien malgré ses habitants, change insensiblement de qualification et se dote d’une potentialité nouvelle, due à sa localisation, que le stigmate qui enserre le quartier et sa population ne parvient pas à endiguer (Simon, 1994, p. 122).

Les pouvoirs publics se donnent pour tâche d’accompagner vigoureusement la tertiarisation de Paris, en favorisant le départ des industries et de l’artisanat, en adaptant la ville à l’automobile, mais aussi en organisant une sélection sociale de la population au détriment des ouvriers. À la fin des années 1960, sous l’impulsion de Pompidou,

Paris devient le pôle d’attraction de la finance mondiale, il ne s’agit plus de réaménager tout Paris mais d’habiller convenablement les zones entourant les bureaux, espace résidentiel d’une nouvelle main- d’œuvre, et certaines entrées dans Paris (Godard et al., 1973, p. 105).

L’ouvrage de M. Castells et F. Godard (1973), d’inspiration marxiste, accrédite la thèse de la « rénovation-déportation » des classes populaires forgée sur le terrain des luttes urbaines. Elle se situerait dans le droit fil de la politique haussmannienne et de la déportation des combattants de la Commune qui la suivit, et entraînerait, avec la tertiarisation et le desserrement des industries, le « déguerpissage des ouvriers » selon l’expression de Senghor à propos du rejet des basses couches de la population des grandes villes d’Afrique. L’objectif serait également politique puisque les opérations touchent principalement des circonscriptions de gauche et devraient permettre la prise en main plus étroite du Conseil de Paris par la droite.

Cette thèse se vérifie assez bien pour les opérations de rénovation lourde des années 1960- 1970 faisant appel aux capitaux privés comme celle du Front de Seine dans le 15e arrondissement, qui remplaça les usines Citroën et l’habitat ouvrier par des tours de bureaux, de grands hôtels, des logements en accession à la propriété et une faible part de logements sociaux. Toutefois, cette part

est de plus en plus importante dans les opérations qui suivent, notamment les ZAC 36 des années 1980-1990, et empêche de parler de « déportation » massive et aveugle des classes populaires. Pour autant, il faut se garder de considérer le logement social comme un tout homogène destiné aux classes populaires. Yankel Fijalkow et Marco Oberti (2001) rappellent l’hésitation constante dans la construction de logements sociaux à Paris entre classes moyennes (des ILM de l’entre-deux-guerres aux PLI des années 1980-1990 37) et classes populaires, et notamment les plus pauvres habitant les garnis ou les bidonvilles.

Dans son étude de la rénovation de l’îlot no 4, correspondant au quartier de la Gare dans le 13e arrondissement, Henri Coing (1966) montre qu’il y a bien eu un tri social par le relogement et la hausse générale des loyers (même dans le logement social). On reloge sur place les employés, les petits-bourgeois et les propriétaires, mais pas les « familles nécessiteuses, nombreuses, laborieuses » (Coing, 1966, p. 247). Cela s’explique par l’insuffisance des subventions publiques, et la recherche de l’équilibre financier au sein de l’îlot rénové, qui conduit à l’intégration de bureaux et de logements à loyer libre dans l’opération. En outre, la rénovation a entraîné la concentration du commerce et la disparition des innombrables petits commerces alimentaires qui étaient à la base de la sociabilité ouvrière (un café remplace une cinquantaine de débits de boissons dans l’îlot no 4). La disparition du quartier comme « communauté auto-suffisante » (ibid., p. 232) entraîne un repli de ceux qui restent sur leur foyer.

Selon H. Coing, le relogement a été permis pour 60 % des anciens habitants de l’îlot no 4, mais seulement 3 % pour l’îlot no 13. Le tri social entraîné par la rénovation urbaine, et plus encore la destruction des assises de la sociabilité populaire, ont bien provoqué un changement brutal du visage social de la capitale. L’expression de « déportation » traduit le traumatisme vécu par les ménages ouvriers délogés, venus grossir la banlieue rouge de la petite couronne. Encore une fois, l’opération d’urbanisme est au cœur de la lutte sociale : H. Coing rappelle que la rénovation de l’îlot no 4 avait eu pour antécédent la destruction de la Cité Jeanne d’Arc en 1934 après des émeutes ouvrières anti- fascistes, et É. Hazan écrit à propos de Belleville :

En montant la rue des Solitaires, en arrivant au pied des immenses barres construites sur ce qui fut la place des Fêtes, il est évident que les gestionnaires de la domination avaient un compte à régler avec Belleville. L’aberration architecturale, le souci de rentabilité ne suffisent pas à expliquer une telle brutalité : il fallait éprouver envers ce quartier le même sentiment que ceux qui, un siècle plus tôt, avaient effacé de la carte le faubourg Saint-Marceau (Hazan, 2002, p. 265).

36 Zones d’aménagement concerté, créées par la loi d’orientation foncière de 1967 comme alternative aux ZUP (zones à urbaniser en priorité), permettant une meilleure coordination des acteurs publics et privés et intégrant en théorie la consultation des habitants à travers une enquête publique.

37 ILM : immeubles à loyer moyen, de meilleure qualité et plus chers que les HBM de la loi Loucheur (1928) ; PLI : prêt locatif intermédiaire (cf. encadré 35, p. 450).

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