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2 4 Un embourgeoisement généralisé qui recouvre différents processus

Si la structure sociale de la population parisienne a connu un embourgeoisement considérable en l’espace d’un demi-siècle, la simple lecture des tableaux 1 et 2 permet de montrer que ce processus n’est pas linéaire et que l’évolution quantitative des différents groupes sociaux s’accompagne d’une recomposition qualitative interne de ces groupes, les salariés du tertiaire prenant le pas sur la bourgeoisie traditionnelle d’une part, et sur les ouvriers d’autre part. Mais plus encore, cet embourgeoisement généralisé se traduit de façon très diverse dans l’espace urbain, masquant même par endroit des processus apparemment contradictoires, comme le renforcement relatif de la composante ouvrière dans les derniers quartiers populaires de la capitale.

L’analyse détaillée de l’évolution sociale de l’espace parisien entre 1982 et 1999 permet de mieux saisir ces différents processus que recouvre la notion générale d’embourgeoisement. Pour mener à bien cette analyse, je m’appuierai sur les séries de cartes 5, 6, 7 et 8, qui présentent l’évolution absolue et relative de la population des ménages respectivement CPIS et populaires, et sur l’évolution des profils des sept classes de 1982 en 1990 et 1999, tels qu’ils sont présentés dans les annexes 4 et 5.

Pour commencer, ces différentes séries de cartes permettent de distinguer deux phases d’embourgeoisement : l’augmentation, absolue et relative, de la population des ménages CPIS (actifs ou retraités) a été nettement plus forte et plus diffuse entre 1982 et 1990 qu’entre 1990 et 1999 ; en revanche, la baisse de la population des ménages populaires est assez régulière sur l’ensemble de la période. Cela s’inscrit dans un contexte de baisse générale de la population des ménages comme le présente la série de cartes de l’annexe 8. Cette baisse a été légèrement plus importante entre 1982 et 1990 qu’entre 1990 et 1999. C’est ce contexte de baisse générale qui explique que la population des ménages CPIS puisse diminuer en valeur absolue dans les Beaux quartiers, tandis que leur part se maintient ou s’accroît. Le taux d’évolution annuel est aussi fonction de l’effectif de départ, et a tendance à être d’autant plus fort que celui-ci était bas. C’est pourquoi il est nécessaire de comparer variation absolue et variation relative.

Entre 1982 et 1990, les effectifs de la population des ménages CPIS augmentent principalement dans les IRIS de type populaire et très populaire où ils étaient les plus bas, soit dans le quart nord-est de la ville mais aussi dans les arrondissements périphériques de rive gauche. Les plus forts taux sont atteints à Belleville, Ménilmontant et Charonne (rue Saint-Blaise) dans le 20e arrondissement. Ils correspondent généralement à des opérations de rénovation comme les ZAC de Belleville, des Amandiers et du village de Charonne dans le 20e, auxquelles font écho les ZAC Guilleminot-Vercingétorix (14e), Gare de Vaugirard et Citroën-Cévennes (15e) sur la rive gauche, ou Champerret dans le 17e (APUR, 1982, p. 32-33). Si, dans l’absolu, l’augmentation concerne l’ensemble de la population des ménages dans ces espaces, elle est plus forte pour les CPIS que pour les classes populaires, en particulier sur la rive gauche. La population des ménages CPIS diminue au contraire dans les IRIS bourgeois et très bourgeois de l’Ouest parisien, du fait de la diminution générale du nombre de ménages et de la réduction de leur taille. La part des CPIS parmi la population des ménages continue néanmoins d’augmenter dans les Beaux quartiers, ceux-ci résistant mieux que les autres CS à la diminution de la population. Cette part augmente surtout dans les IRIS des types 3 et 4, ainsi que dans les enclaves encore populaires parmi eux, dans les 5e, 13e, 14e et 15e arrondissements sur la rive gauche, et dans les 2e, 3e et 9e arrondissements sur la rive droite. Notons qu’en général, cette part augmente plus de deux fois plus vite que dans toute la France, et une fois et demie plus vite que dans toute l’Île-de-France, tandis qu’en valeur absolue, cette hausse est légèrement moindre à Paris qu’ailleurs, en raison d’effectifs déjà bien plus élevés. Dans la même période, les effectifs de la population des ménages populaires diminuent presque partout à l’exception d’une partie du Nord-Est parisien où ils résistent mieux et augmentent même parfois. Leur part, en revanche, baisse à peu près partout, et en particulier dans les IRIS cités plus haut, où la part des CPIS augmente le plus. Que ce soit en valeur absolue ou relative, la population des ménages populaires diminue plus vite à Paris qu’en Île-de-France ou en France.

Série de cartes 5. Taux d’évolution annuel de la population des ménages cadres et professions intellectuelles supérieures (actifs ou retraités) à Paris entre 1982 et 1999

Série de cartes 6. Évolution de la part des ménages cadres et professions intellectuelles supérieures (actifs et retraités) dans la population des ménages à Paris entre 1982 et 1999

Série de cartes 7. Taux d’évolution annuel de la population des ménages populaires (actifs ou retraités) à Paris entre 1982 et 1999

Série de cartes 8. Évolution de la part des ménages populaires (actifs et retraités) dans la population des ménages à Paris entre 1982 et 1999

Cette variation différenciée dans l’espace de la population des ménages CPIS et de celle des ménages populaires se retrouve à travers l’évolution des classes de la typologie de 1982 entre 1982 et 1990. L’écart-type entre les différentes classes 60 est deux fois plus élevé pour la variation de la population des ménages CPIS que pour celle des ménages populaires. Cela confirme le caractère diffus de la baisse de la population des ménages populaires et la plus grande concentration spatiale de l’augmentation de la population des ménages CPIS, en l’occurrence dans les types 3, 4 et 5, types intermédiaires et populaires. Mais la part des CPIS continue d’augmenter aussi dans les types bourgeois et très bourgeois, essentiellement à travers celle des retraités. Les différents IRIS de chaque classe évoluent généralement dans le même sens comme en témoigne le maintien de la variance intra-classe entre 1982 et 1990, à l’exception du type 4, en voie de gentrification, où elle augmente d’un point. Par ailleurs, c’est également dans cette période qu’a lieu l’essentiel du chassé- croisé entre employés d’entreprise et professions intermédiaires d’entreprise, qui se poursuit ensuite. Si ce chassé-croisé apparaît comme l’effet structurel d’une hausse des qualifications au sein d’une même profession, il se traduit aussi par une redistribution dans l’espace, la part des employés d’entreprise diminuant dans tous les types et en particulier dans les plus aisés, tandis que celle des professions intermédiaires d’entreprise n’augmente que dans les types mixtes et populaires.

Entre 1990 et 1999, l’augmentation de la population des ménages CPIS est bien moindre, même si elle est toujours légèrement plus faible en valeur absolue à Paris qu’en Île-de-France et en France, et deux à trois fois plus forte en valeur relative, ces trois espaces évoluant ensemble en maintenant les écarts qui les distinguent. Elle est aussi moins contrastée dans l’espace, les plus fortes hausses concernant principalement des IRIS centraux ou péricentraux de la rive droite, et en particulier les IRIS jouxtant la ZAC de Bercy (12e). La baisse absolue et relative de la population des ménages CPIS observée dans les Beaux quartiers lors de la période intercensitaire précédente s’étend cette fois à de larges pans de la rive gauche. La population des ménages populaires, quant à elle, baisse légèrement ou se maintient (à un niveau relativement bas) dans de nombreux IRIS des Beaux quartiers de l’Ouest parisien, et baisse ailleurs, de façon particulièrement forte en rive droite dans ces mêmes IRIS centraux et péricentraux. La variance intra-classe des différents types reste stable dans l’ensemble, elle diminue cette fois dans le type 4, et augmente dans les types populaires.

Ainsi, l’embourgeoisement général de Paris est loin d’être uniforme, à la fois dans le temps et dans l’espace, mais aussi dans le détail des processus sociaux à l’œuvre, la progression numérique des classes aisées et le recul des classes populaires n’étant pas tout à fait symétriques. Comme l’ont montré A. Chenu et N. Tabard pour la France entière (1993), deux types d’embourgeoisement se distinguent également à Paris. D’une part, les quartiers bourgeois de l’Ouest parisien continuent de s’embourgeoiser puisque la part des classes aisées augmentent malgré une diminution générale de la population ; les classes moyennes et populaires en sont de plus en plus évincées, sans que ce

processus soit continu dans le temps et dans l’espace. A. Chenu et N. Tabard appellent cela « l’embourgeoisement par exclusion » (Chenu et Tabard, 1993, p. 1758). Ce renforcement du caractère bourgeois des Beaux quartiers s’accompagne d’un processus de diffusion de la résidence aisée, elle- même de plus en plus exclusive, notamment sur la rive gauche. Cela explique le fait que l’embourgeoisement généralisé de Paris n’efface pas le clivage social est-ouest, même si celui-ci recule à l’est. D’autre part, les quartiers populaires, que ce soit les derniers vestiges laborieux de la rive gauche, ou les anciens bastions ouvriers de la rive droite, connaissent un processus de gentrification par l’installation massive des classes aisées, en particulier dans les années 1980, tandis que les classes populaires perdent régulièrement du terrain. Et si l’on considère l’augmentation des effectifs CPIS actifs et retraités de la population des ménages, celle-ci est plus importante dans les IRIS des types populaires et mixte en voie de gentrification, que dans les IRIS bourgeois et ceux des classes moyennes et supérieures, que l’on raisonne dans l’absolu ou en la rapportant à la population totale des ménages : la gentrification apparaît donc comme la modalité principale de l’embourgeoisement à Paris, et ce dès la période 1982-1990 61.

Graphique 15. Évolution des classes de la CAH sur les CS détaillées de la population des ménages des IRIS de Paris en 1982 sur le plan factoriel de l’AFC

Le graphique 15 permet d’appuyer ce résultat en visualisant l’évolution des différentes classes sur le plan factoriel de l’AFC de 1982. Toutes les classes évoluent dans le même sens sur le premier axe factoriel, c’est-à-dire des classes populaires vers les classes supérieures, mais pas au même rythme : ce sont bien les types mixte, populaires et très populaires qui parcourent la plus grande

61 Cette évaluation globale à partir des données socioprofessionnelles sera approfondie à travers l’étude des logements (chapitre 7) pour cerner le poids réel de la gentrification.

distance sur cet axe, tandis que les types bourgeois et très bourgeois stagnent entre 1990 et 1999. Les variations sur le deuxième axe sont moins importantes : les deux types populaires et le type mixte vont du privé vers le public, essentiellement à cause de la baisse numérique des ouvriers, et les types bourgeois et moyen supérieur restent stables après un rapprochement du pôle privé en 1990, dû à la forte augmentation de la part des cadres et des professions intermédiaires des entreprises. Le brusque crochet des types bourgeois et très bourgeois entre 1990 et 1999 s’explique surtout par la forte baisse numérique des chefs d’entreprise, elle-même largement imputable au contexte de récession économique de la décennie 1990.

Les cartes récapitulant ces évolutions entre 1982 et 1999 permettent de distinguer différents niveaux d’embourgeoisement. Tout d’abord, les Beaux quartiers, tout en renforçant leur caractère bourgeois, sont ceux qui changent le moins sur toute la période. Ils connaissent une forte augmentation des ménages retraités, parmi lesquelles d’anciens employés, ce qui explique le maintien ou la faible augmentation de la part des classes populaires dans certains IRIS, notamment du 16e arrondissement. À l’opposé, les 18e, 19e et 20e arrondissements connaissent une baisse générale de la part des classes populaires, malgré des hausses ponctuelles, et une hausse encore relativement modérée de celles des classes supérieures, sauf sur la Butte Montmartre. Le maintien relatif de ces deux pôles opposés de la division sociale de l’espace parisien explique largement la stabilité de l’opposition entre classes aisées et classes populaires qui transparaît dans les analyses factorielles. Entre ces deux pôles, les transformations sociales sont plus importantes. D’un côté, les 12e, 13e, 14e et 15e arrondissements, dont les IRIS relèvent en majorité d’un profil de classes moyennes et supérieures, avec quelques enclaves populaires, connaissent un embourgeoisement important, avec des pics de gentrification dans ces enclaves. De l’autre, les arrondissements centraux et péricentraux de la rive droite, 8e excepté, connaissent les plus forts bouleversements de leur structure sociale, qui relèvent de la gentrification.

Enfin, l’embourgeoisement apparaît comme pluriel en raison des différentes composantes des classes aisées qui se diffusent plus ou moins dans l’espace parisien : la grande bourgeoisie tend à renforcer son emprise sur les Beaux quartiers, investissant entièrement les 7e, 8e, 16e et sud du 17e arrondissements, mais ne s’étendant guère au-delà ; la bourgeoisie intellectuelle affectionne particulièrement la rive gauche et, à partir des 5e et 6e arrondissements, s’étend surtout vers le sud, dans le 13e et le 14e arrondissements, le premier offrant encore une marge de progression parmi les IRIS au profil social moyen. Les cadres du privé et du public et les ingénieurs dominent le 15e et une partie du 12e arrondissement, probablement dans le parc de logements récents de qualité. Enfin, les artistes et les professions culturelles investissent de préférence les quartiers traditionnellement populaires, se mêlant aux artisans et à ce qu’il reste d’ouvriers. Et si la mixité sociale apparaît comme le profil social le plus courant des IRIS de Paris en 1999, comme le faisait remarquer E. Préteceille pour toute l’Île-de-France à la même date (Préteceille, 2003), celle-ci masque mal des logiques transitoires et variables selon les types d’IRIS. Ainsi, la mixité sociale régresse fortement dans les types bourgeois, et celui des cadres et des ingénieurs, tandis qu’elle s’accroît dans les IRIS

anciennement populaires, essentiellement par l’arrivée d’actifs des CS supérieures et intermédiaires et le maintien des retraités des classes populaires dans une sorte de sursis. Notons que les IRIS du type mixte en voie de gentrification en 1982 le sont majoritairement restés en 1999 (à travers le type 4 « professions culturelles ») : cela signifie qu’ils suivent l’évolution de la moyenne parisienne, qui va dans le sens d’une réduction de la mixité sociale, mais aussi que la gentrification prend du temps, qu’on ne passe pas d’un profil populaire à un profil bourgeois en vingt ans, contrairement à ce qui a pu être observé dans les villes anglaises et nord-américaines. Ce temps long de la gentrification s’accompagne d’une différenciation spatiale accrue comme le montre l’augmentation de la variance intra-classe dans le type mixte en voie de gentrification entre 1982 et 1990 et dans les types populaires et très populaires entre 1990 et 1999. C’est cette complexité de la gentrification parisienne que je vais aborder maintenant.

3. La double transformation sociale des quartiers populaires depuis

les années 1960

Les quartiers populaires parisiens ont donc connu un processus d’embourgeoisement spécifique, la gentrification, qui s’accompagne d’une réhabilitation du cadre bâti et d’une modification des structures du parc de logement comme on le verra plus loin (chapitre 7). Néanmoins, cela ne suffit pas à résumer la transformation sociale de ces quartiers depuis les années 1960. En effet, ceux-ci connaissent à la fois une gentrification, c’est-à-dire l’installation de ménages des classes moyennes et supérieures, et un renouvellement des classes populaires par l’immigration.

3. 1. Les prémices de la gentrification et le renouvellement migratoire

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