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2 2 Transformations sociales et démographiques : vers la polarisation sociale ?

Désindustrialisation et métropolisation 30 se traduisent par une restructuration des emplois dans les villes mondiales. Tandis que la part des emplois de travailleurs manuels décroît fortement, celle des emplois de service devient largement majoritaire, tant par les emplois peu ou pas qualifiés que par ceux qui exigent un haut niveau de diplôme. L’augmentation conjointe de ces emplois situés aux deux extrêmes de la hiérarchie sociale conduirait à une polarisation sociale faisant des villes mondiales des villes duales. En effet, selon S. Sassen (1996), l’économie de la ville mondiale tournée vers les services de haut niveau entraîne l’augmentation parallèle des emplois de services très qualifiés – la classe internationale (global class) – et des emplois de services non qualifiés destinés à servir cette classe internationale – occupés par les immigrés affluant du Tiers-Monde –, cela au détriment des emplois intermédiaires qui diminuent. La société, dont la distribution normale avait la forme d’un œuf, prend la forme d’un sablier (Marcuse, 1989). P. Marcuse critique néanmoins cette

28 Un hub – littéralement « moyeu » ou « centre » en anglais – désigne une plate-forme de correspondance dans le système des liaisons aériennes et, par extension, un lieu privilégié d’interconnexion des réseaux de transport à l’échelle nationale ou internationale.

29 36 % des effectifs la recherche publique française, 45 % de la recherche privée et 7,5 % de la recherche européenne selon la Délégation régionale à la recherche et à la technologie (DRRT), « Présentation et chiffres-clés » : <http://www.drrt-ile-de-france.fr/presentation-chiffres-cles.html> et Econovista, cité en note 27.

30 Ce terme désigne la concentration croissante des activités tertiaires stratégiques (banque, finance, assurance, NTIC) dans un petit nombre de grandes villes des pays riches (Pumain, Paquot et Kleinschmager, 2006).

expression nouvelle de « ville duale » de deux façons : d’une part, il rappelle que la partition de la société entre ceux qui ont le pouvoir d’exploiter les autres et ceux dont le travail fait les bénéfices des premiers n’est pas nouvelle ; d’autre part, s’il reconnaît l’intérêt de la notion de polarisation sociale entendue comme une tendance de la société contemporaine, il rejette celle de « ville duale » lui reprochant de masquer toutes les situations intermédiaires entre riches et pauvres (ibid.). De leur côté, Manuel Castells et John Mollenkopf (1991) proposent une lecture originale de la ville duale, mettant en avant une opposition entre classes dominantes cohérentes et organisées et classes dominées fragmentées, tant socialement que par leur origine nationale. Cela rejoint les analyses menées par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sur la bourgeoisie française (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000).

La thèse de la « ville duale » a été remise en cause par C. Hamnett (1995) à propos de Londres, et E. Préteceille (1995) et C. Rhein (1998b) à propos de Paris. Ainsi, S. Sassen (1996) identifie une progression absolue des deux pôles opposés de la hiérarchie des emplois, en s’appuyant sur des données relatives aux secteurs d’activités (croissance du tertiaire supérieur, déclin de l’industrie). Elle tire de l’augmentation des écarts de revenus entre les plus riches et les plus pauvres des conclusions sur l’augmentation en nombre des salariés les plus qualifiés et les moins qualifiés. Or les riches peuvent être de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres sans que leur nombre s’accroisse réellement. L’analyse méticuleuse des données socio-économiques sur Londres et Paris montre une réelle progression numérique des emplois les plus qualifiés (professionalisation en anglais), mais une diminution relative de tous les autres groupes socioprofessionnels, également absolue pour les moins qualifiés. L’accroissement des inégalités de revenus s’explique par l’augmentation des revenus des plus riches, également plus nombreux, et la baisse des revenus des plus pauvres, liée à la hausse de la précarité et du chômage, et à la structure des ménages : les personnes seules ou les couples bi-actifs sans enfant se retrouvant surtout en haut de l’échelle sociale, les familles nombreuses en bas. Finalement, C. Hamnett (1995) estime que l’erreur de S. Sassen est d’avoir généralisé trop vite le cas de New-York et Los Angeles, sur lesquelles portaient ses premières études, et dans lesquelles la polarisation sociale est liée à un contexte migratoire particulier et à l’absence d’État social. À Londres ou à Paris, il n’y a pas de prolétarisation de la main-d’œuvre tertiaire non qualifiée. C’est ce que confirme l’étude de T. Butler, C. Hamnett et M. Ramsden (2008) sur Londres, qui montre la progression des emplois très qualifiés et du salariat intermédiaire entre 1981 et 2001. Comme E. Préteceille (2003) pour l’Île-de-France, ces auteurs considèrent que l’évolution sociale la plus notable des années 1990 est la hausse du salariat intermédiaire.

Il peut donc y avoir une polarisation des revenus sans polarisation professionnelle. À cet égard, C. Rhein (1998) met en évidence deux filtres principaux dans le passage du marché du travail à la population résidente, des structures d’emploi aux revenus des ménages : la formation des ménages et la redistribution des revenus mise en place par l’État social. Dans l’agglomération centrale de Paris (ex-département de la Seine), il y a plus de couples bi-actifs parmi les catégories sociales supérieures que parmi les employés et les ouvriers, les plus touchés par le chômage. Dans un

contexte d’homogamie sociale croissante pour les catégories supérieures et intermédiaires (Rhein, 1998a), cette composition des ménages accroît fortement les inégalités dans la répartition des revenus. En revanche, les revenus des ménages ne sont pas réductibles aux seuls salaires, il faut tenir compte également des redistributions sociales, indirectes comme les impôts ou directes comme les allocations et les pensions (notamment pour les retraités qui ont connu une forte augmentation de leur niveau de vie dans les années 1960-1970). C. Rhein insiste sur la théorie économique de la régulation, développée en France dans les années 1970, qui met en avant le mode de régulation à l’œuvre dans un système économique donné, incluant le rôle de l’État et le rapport salarial. Toute la question est de savoir à quel point la remise en cause de l’État social en Europe conduit aux mêmes conséquences sociales qu’aux États-Unis. C. Hamnett (1995) souligne le rôle de la limitation de l’aide publique aux bas revenus dans l’accroissement des inégalités de revenus entre les ménages.

Dans un récent ouvrage, C. Rhein (2007) montre que la structure des emplois de la métropole parisienne est plus polarisée que celle de la France entière. En 1999, l’Île-de-France regroupe en effet 22 % des emplois en France, mais 36 % des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), et notamment plus de la moitié de ceux qui travaillent dans le secteur financier. Cette concentration d’emplois très qualifiés est bien plus le fait du secteur privé que du secteur public. À l’inverse, les emplois d’ouvriers n’en représentent que 14 %. Ce qui caractérise la structure des emplois de l’Île-de-France, c’est la sur-représentation des CPIS et la sous-représentation des ouvriers, soit une sorte de pyramide inversée. Ce contraste social se double d’un contraste ethnique : près de la moitié des actifs étrangers et plus du tiers de ceux qui ont acquis la nationalité française sont concentrés en Île-de-France, contre moins d’un cinquième des actifs français de naissance (Rhein, 2007, p. 147). Comme New York et Londres (Fainstein, Gordon et Harloe, 1992), Paris joue un rôle central dans le système migratoire national, notamment comme point d’entrée de l’immigration internationale dans le pays. Cette concentration des actifs étrangers dans la métropole parisienne s’accompagne d’une forte polarisation sociale entre Français et étrangers : en effet, seulement 15 % des actifs français sont ouvriers contre 41 % des actifs étrangers en 1999 (Rhein, 2007, p. 148).

À cela s’ajoutent les transformations démographiques à l’œuvre depuis un demi-siècle. Le taux d’activité des femmes augmente sans cesse, même si C. Rhein (2007) rappelle qu’il avait toujours été important parmi les classes populaires et intermédiaires, et surtout il est plus élevé en région parisienne que dans le reste de la France : 72 % des femmes en âge de travailler sont actives en Île-de-France contre 66 % en province en 2005 (INSEE Île-de-France, 2007). Cela contribue à augmenter la part de ménages bi-actifs parmi ceux qui sont formés d’un couple, avec ou sans enfant, tandis que la proportion des couples parmi les ménages ne cesse de baisser. Le passage des structures d’emploi aux structures de ménage se complexifie d’autant plus que les ménages retraités représentent désormais près du quart des ménages d’Île-de-France. L’analyse de la polarisation sociale ne peut plus se limiter aux structures d’emploi et aux actifs. C’est en conjuguant structures d’emploi, origine nationale et structure des ménages que C. Rhein (2007) montre une forte tendance

à la polarisation sociale au sein de la métropole parisienne à travers la population d’âge scolaire : parmi la population d’âge scolaire (5-19 ans), la part des enfants vivant dans des ménages français de catégories sociales supérieures et celle des enfants vivant dans des ménages étrangers de catégories sociales populaires augmentent conjointement.

Enfin, le passage des structures d’emploi aux revenus est affecté par de nombreux facteurs d’inégalité que les réformes néo-libérales tendent à accroître : ainsi, les femmes sont moins bien payées que les hommes, les immigrés que les Français, les emplois précaires ou à temps partiel – qui induisent un moindre revenu –, mais aussi le chômage, sont plus courants parmi les jeunes, les femmes et les classes populaires 31, accentuant les différences initiales de revenus liées aux structures d’emploi. Ces différents facteurs d’inégalité de revenus sont exacerbés dans la métropole parisienne : comme l’a montré E. Préteceille (2000), les inégalités de revenus ont nettement augmenté en Île-de- France dans les années 1980-1990, surtout à cause de la très forte progression des plus hauts revenus, tandis qu’elles ont eu tendance à diminuer dans le reste de la France. En 2001, le rapport inter-déciles entre hauts et bas revenus est de 7 en Île-de-France au lieu de 5,5 en France métropolitaine (Mipes, 2004, p. 13).

Ainsi, la polarisation sociale de la métropole parisienne apparaît complexe mais réelle, sans que l’on puisse parler pour autant de « ville duale ». Cette polarisation a tendance à s’accroître sur le temps long, notamment dans le contexte récent de la métropolisation, mais dépend aussi de transformations structurelles qui la précédent et la dépassent, sur le plan démographique, social et économique.

2. 3. Transformations urbaines et nouvelles divisions sociales de

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