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La gentrification prend des formes différentes selon la temporalité du processus et la variété des contextes géographiques dans lequel elle s’inscrit, parfois à l’échelle d’une même ville, en fonction des caractéristiques du parc de logement, comme on vient de le voir. Dès ses premiers travaux, N. Smith inscrit la gentrification dans un processus cyclique d’abandon et de réinvestissement lié au développement inégal. Par la suite s’est mis en place un modèle théorique des étapes de la gentrification passant par l’arrivée des premiers gentrifieurs (« envahisseurs » puis « pionniers »), peu aisés et réhabilitant eux-mêmes leur logement (appelée aussi « gentrification marginale »), puis par le lancement d’opérations plus vastes de promotion immobilière et

l’installation de gentrifieurs plus aisés (les yuppies), pour arriver à un quartier homogène de classes moyennes supérieures (Pattison, 1977 ; Dansereau, 1985). Ce modèle a été critiqué à plusieurs reprises, notamment parce que la dernière étape du processus n’est pas nécessairement atteinte, de nombreux quartiers en voie de gentrification restant relativement mixtes (Rose, 1984 et 2004). Mathieu Van Criekingen et Jean-Michel Decroly (2003) ont même proposé une lecture des différentes phases de la gentrification comme autant de processus distincts relevant de causes distinctes, juxtaposant les prémices de la gentrification, la « yuppification » menant à un quartier homogène de classes moyennes supérieures, mais aussi l’embourgeoisement de quartiers déjà aisés et l’amélioration physique d’un quartier populaire sans changement de population (en précisant que ce dernier type est difficile à cerner par les indicateurs statistiques qu’ils utilisent). Malgré la mise en valeur par ce travail de l’importance des quartiers en situation de gentrification marginale stable à Montréal et Bruxelles, ne conduisant pas à une homogénéisation sociale au profit des gentrifieurs, cette décomposition de la gentrification n’a pas été reprise par d’autres chercheurs. Au contraire Kate Shaw (2005) critique vivement ce démantèlement théorique qui fait perdre sa cohérence à l’analyse de la gentrification : s’il est évident pour elle que le modèle de progression de la gentrification n’implique pas nécessairement le passage des différentes étapes, il n’en éclaire pas moins la tendance du processus et la logique de transformation sociale qui le sous-tend. En cela, la stabilité apparente des quartiers de gentrification marginale n’est jamais acquise : « Les chercheurs qui y vivent, plutôt que de s’amuser à démanteler le concept, feraient mieux de se concentrer sur les initiatives politiques pour protéger leur relatif égalitarisme social au cas où leur gentrification marginale en cours commence vraiment à changer » (Shaw, 2005, p. 172).

Là où T. Butler et G. Robson (2003c, p. 50) distinguent la gentrification « spontanée », issue de l’action sociale collective des ménages, de la gentrification « planifiée » par le capital et les pouvoirs publics, N. Smith (2002 et 2003) montre la continuité, à la fois symbolique et pratique, qui lie la gentrification spontanée et la gentrification planifiée. Selon lui, le passage de l’une à l’autre caractérise l’évolution de la gentrification depuis l’après-guerre :

Alors que, pour [R.] Glass, la gentrification des années 1960 était une curiosité marginale dans le marché du logement d’Islington – un sport urbain pittoresque des classes de cadres branchés qui ne craignaient pas de se frotter aux masses laborieuses [unwashed masses] – elle est devenue un objectif central de la politique urbaine britannique à la fin du XXe siècle (Smith, 2002, p. 439).

Cette généralisation de la gentrification aux États-Unis et au Royaume-Uni s’accompagne d’un changement d’acteurs : les pouvoirs publics, souvent en partenariat avec des acteurs privés, ont pris le relais des ménages de la classe moyenne. On a vu néanmoins que ces ménages pouvaient déjà être appuyés par des aides publiques dès les premières phases de la gentrification, comme à Londres dans les années 1960-1970. Cela vient confirmer la continuité qui existe entre ces deux types de gentrification. Pour illustrer le passage de l’un à l’autre, N. Smith (2003) prend l’exemple de New York. Il distingue trois phases de gentrification : la gentrification sporadique des années 1950-1960 à l’initiative des ménages, suivie d’un ancrage de la gentrification dans les années 1970-1980,

mouvement pris en charge par la municipalité, les banques et les promoteurs, précédant la gentrification généralisée, géographiquement et sectoriellement, dans les années 1990-2000. Cette dernière phase se caractérise par le nouveau rôle des pouvoirs publics dans les partenariats public- privé à l’échelle municipale, la pénétration du capital financier dans les programmes résidentiels locaux, le déclin de l’opposition politique à la gentrification (durement réprimée par la politique de « tolérance-zéro »), la diffusion géographique au-delà du périmètre central et enfin, l’extension à tous les secteurs urbains (elle ne concerne plus seulement le logement, mais aussi les commerces et les loisirs). Les politiques publiques sont donc devenues déterminantes dans cette phase contemporaine de gentrification généralisée : c’est notamment le cas des politiques du logement qui, après une importante phase de désinvestissement (public et privé) dans les années 1970 à New York, public dans les années 1980 à Londres, favorisent systématiquement le réinvestissement financier dans l’immobilier de ces deux métropoles dans les années 1980-1990 (Harloe, Marcuse et Smith, 1992). Cela s’accompagne de l’élargissement des formes de gentrification : passage de la location à la propriété occupante (même dans le secteur auparavant public à Londres), transformation fonctionnelle d’espaces industriels, et construction neuve de logements haut de gamme. Je reviendrai sur cette gentrification généralisée dans la section suivante à travers l’analyse de sa signification politique.

La généralisation de la gentrification se traduit aussi par la poursuite du processus dans des quartiers où l’on pensait qu’il était achevé. L. Lees (2003b) a qualifié cela de super-gentrification dans un article portant sur le cas de Brooklyn Heights à New York :

Par super-gentrification, j’entends la transformation de quartiers déjà gentrifiés, dans lesquels la classe moyenne supérieure est prospère et solidement implantée, en des enclaves encore plus chères et exclusives (Lees, 2003b, p. 2487).

La particularité de cette nouvelle phase de la gentrification, qui a lieu à partir des années 1990, est de ne pas faire suite à un désinvestissement, bien au contraire. Il s’agit d’une nouvelle vague d’embourgeoisement et de rénovation de l’habitat selon des standards encore plus élevés, qui conduisent à l’éviction partielle des premiers gentrifieurs. C’est pourquoi L. Lees propose pour l’analyser un autre terme, puisqu’elle n’entre plus dans le modèle néo-marxiste des cycles d’investissement et de désinvestissement du capital dans l’espace urbain. Contrairement à la lecture classique de la gentrification selon différentes phases, qui suggère la stabilisation finale du processus, la notion de super-gentrification souligne la capacité d’auto-renouvellement constant du processus, qui ne laisse pas présager sa fin.

Selon L. Lees, la super-gentrification de Brooklyn Heights est l’effet de la hausse vertigineuse des revenus des cadres de la finance internationale travaillant à la bourse de Wall Street, toute proche. « Les relations entre les processus économiques globaux, les espaces et les communautés locales ne sont nulle part plus évidentes que dans la super-gentrification de Brooklyn Heights » (ibid., p. 2491). Celle-ci intervient dans un quartier de maisons traditionnelles en briques à l’anglaise (brownstone), qui fut parmi les premiers à être touchés par la gentrification, au début des années 1960. Les premiers gentrifieurs y

avaient acheté à crédit ces maisons qu’ils rénovèrent peu à peu, gardant dans un premier temps des locataires aux étages supérieurs, pour occuper finalement l’ensemble de ces étages (quatre en général) à la naissance des enfants. Ils avaient peu à peu formé une communauté d’habitants autour d’une association de défense du patrimoine historique de cet habitat. Ce relatif équilibre est brisé par l’arrivée de nouveaux habitants, qui achètent comptant ces maisons à un prix vingt à trente fois supérieur à celui d’origine, les faisant rénover par un entrepreneur cette fois, pour un prix tout aussi exorbitant. Cette rénovation ne respecte pas toujours l’esprit des premiers gentrifieurs, les jardins longuement élaborés étant souvent remplacés par une simple pelouse, qui demande moins d’entretien. Le paysage urbain change d’autant plus que de nouveaux magasins standardisés apparaissent pour répondre à la demande de ces nouveaux habitants pressés. Ceux-ci ne s’investissent pas dans la vie locale, d’autant moins qu’ils quittent rapidement le quartier pour la banlieue aisée quand les enfants arrivent, réalisant au passage une belle plus-value. Il n’y a donc pas de communauté d’intérêt entre les premiers et les derniers gentrifieurs, l’augmentation vertigineuse des prix immobiliers contribuant au contraire à évincer les premiers.

Cette nouvelle forme de gentrification est remarquée également par T. Butler et G. Robson (2003b) à Londres, avec la même substitution d’une classe moyenne supérieure caractérisée surtout par l’importance de son capital culturel par une autre dont le capital économique domine. Cependant le nom et le sens à lui donner divergent selon les auteurs : T. Butler (2003) lui préfère celui de re- gentrification, tandis que Paul A. Redfern (2003) considère qu’il ne s’agit plus de gentrification, puisque le quartier n’est déjà plus populaire. Pourtant, une étude conjointe de T. Butler et L. Less (2006) sur la « super-gentrification » à Barnsbury à Londres montre que les « super-gentrifieurs » (souvent cadres supérieurs des plus grandes sociétés d’audit au service du capital globalisé de la City), malgré leurs très hauts revenus, continuent de se distinguer de la bourgeoisie traditionnelle par leur choix résidentiel :

Ils ne sont pas tant des cow-boys urbains que des colons [urban ranchers] jetant leur dévolu [ranging across] sur une large infrastructure sociale, culturelle et de consommation – un front-pionnier qui a été civilisé [tamed] par les étapes précédentes de gentrification. Cependant, les super-gentrifieurs ne veulent pas non plus vivre dans les enclaves fortifiées et fermées de l’élite urbaine comme Chelsea ou en banlieue, ils préfèrent les espaces plus subtils de la consommation cosmopolitaine, espaces rendus disponibles par la première et la seconde vague de gentrification. Ils préfèrent une forme aseptisée [sanitized] de différence et de diversité (Butler et Lees, 2006, p. 484).

Selon T. Butler et L. Lees, cette évolution de la gentrification, qu’ils s’accordent à appeler « super-gentrification » est spécifique des centres de commandement de l’économie mondiale que sont New York et Londres. Et si l’analyse générale que fait N. Smith de la gentrification présente l’intérêt de mettre en valeur les grandes tendances de ce processus à travers le monde, elle risque de masquer la variété des contextes géographiques dans lesquels elle s’inscrit, tant à l’échelle nationale que locale. Dans un article bilan de deux décennies de recherche sur le sujet, L. Lees regrette cette généralisation : « la gentrification n’est pas la même partout » (Lees, 2000, p. 397), et elle appelle à une géographie de la gentrification. C’est à cet appel que répond le travail de M. Van Criekingen et

J.-M. Decroly (cf. supra, 3.4). Mais plus qu’un démantèlement de la notion de gentrification, on peut y voir une typologie de ses différentes formes. Et la localisation des différents types de gentrification à Montréal, notamment ce qu’ils nomment la « yuppification » (soit la gentrification achevée) et la gentrification marginale, correspond à un schéma radio-concentrique suggérant la diffusion du processus du centre vers la périphérie (Van Criekingen et Decroly, 2003, p. 2460). Cela est moins net à Bruxelles. La progression temporelle et spatiale de la gentrification n’a rien d’une fatalité, non seulement parce que la gentrification n’atteint pas nécessairement la phase finale, mais aussi parce qu’elle y parvient rarement de façon tout à fait spontanée. À cet égard, le contexte économique et social, et surtout l’intervention des politiques publiques jouent un rôle déterminant. M. Van Criekingen et J.-M. Decroly mettent en avant la modestie de la position économique des deux villes au niveau mondial pour expliquer la relative faiblesse de la gentrification en leur sein, mais finalement, c’est l’intervention des politiques publiques qui fait la différence entre Montréal et Bruxelles pour l’avancée du processus. E. Wyly et D. Hammel (2005) soulignent eux aussi la variété des contextes socio-économiques et politiques locaux des villes américaines, entre celles qui sont marquées par la désindustrialisation comme Detroit, celles qui se sont lancées dans les hautes technologies comme San Francisco et la Silicon Valley, ou encore les centres régionaux du Sud américain en pleine croissance comme Atlanta. De façon plus précise encore, la gentrification apparaît étroitement liée aux caractéristiques physiques et juridiques du parc de logements et à son histoire. Les travaux de M. Bernt et A. Holm sur Berlin et de P. Petsimeris sur les villes d’Europe du Sud dans l’ouvrage dirigé par R. Atkinson et G. Bridge (2005) montrent aussi l’importance de ces contextes locaux pour expliquer les différentes formes et niveaux de progression de la gentrification. L’intérêt de cet ouvrage réside dans l’articulation toujours maintenue entre les différences locales et les points communs qui donnent à la gentrification sa cohérence matérielle et symbolique à l’échelle internationale.

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