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4 3 Du front pionnier urbain à la « ville revanchiste » (N Smith)

Au-delà de ces questions concrètes de concurrence sociale pour l’espace qu’induit la gentrification, N. Smith fut longtemps le seul à proposer une interprétation idéologique de ce processus. Dès ses premiers articles, il soulève les problèmes posés par l’emploi des termes de « revitalisation » ou de « renaissance urbaine » à propos des quartiers gentrifiés.

[Ils] suggèrent que ces quartiers étaient culturellement moribonds, alors que c’est bien plutôt la gentrification qui « dé-vitalise » les communautés populaires. […] L’idée des « pionniers urbains » est insultante comme celle des premiers « pionniers » dans l’Ouest. Aujourd’hui comme avant, il implique que personne n’habitait dans ces aires conquises – ou au moins, personne digne d’être remarqué (Smith, 1982, p. 140).

Le parallèle entre la gentrification et la conquête de l’Ouest devient le paradigme de son ouvrage de synthèse en 1996. Après le discours récurent sur le déclin des villes jusqu’au milieu des années 1950, dans lequel les centres-villes concentraient tous les maux et étaient significativement comparés à des « jungles », la gentrification fait de la ville un nouveau front pionnier à partir des années 1960. Les « pionniers urbains » ou « scouts urbains » s’opposent aux « hors-la-loi urbains », la ville faisant désormais l’objet d’une reconquête dans le cadre d’une stratégie politique plus large de reconquête économique. La « rénovation urbaine » est présentée par les municipalités et le gouvernement fédéral lui-même comme un moyen de refaire l’expérience du succès après toutes les déceptions qu’avaient connues les États-Unis, du Vietnam à la crise économique.

Dans les années 1990, cette idéologie se radicalise avec la récession économique et le démantèlement de l’État social. N. Smith forge à son propos l’expression de « ville revanchiste » : il fait le parallèle avec le mouvement revanchiste en France à la fin du XIXe siècle, animé d’une soif de revanche contre l’Allemagne, mais représentant aussi une réaction politique contre l’idéal révolutionnaire de la Commune. Cette époque « fin-de-siècle », marquée par les Ligues, vit l’émergence d’idéologies pré-fascistes mettant en avant l’honneur, la famille et l’armée. Un siècle plus tard, la ville revanchiste est une réaction contre les idées libérales des années 1960-1970 : « La revanche contre les minorités, les classes populaires, les femmes, la législation environnementale, les homosexuels, les immigrants, devint progressivement le dénominateur commun du discours public » (Smith, 1996, p. 44). La gentrification, comme reconquête des quartiers populaires par les classes moyennes et supérieures mais aussi comme idéologie du local et de la recréation du village, dépositaire des identités traditionnelles, représente une revanche sociale et politique.

La gentrification, « expression urbaine accomplie d’un néo-libéralisme émergeant » (Smith, 2003, p. 65), s’est généralisée dans les années 1990, en devenant la seule politique d’aménagement urbain : « La gentrification, en tant qu’alliance concertée et systématique de l’urbanisme public et du capital, public et privé, a rempli le vide laissé par le retrait des politiques urbaines progressistes » (ibid., p. 60). Cette politique, que N. Smith appelle la « régénération urbaine », a pour but de réorienter l’action urbaine sur les centres pour freiner l’étalement périurbain et la faillite des centres-villes. N. Smith en souligne les ambiguïtés

fondamentales : il s’agit de ramener la population au centre des villes et d’y assurer un « équilibre sociologique », ce qui sous-entend la réappropriation matérielle et symbolique des quartiers populaires par les classes moyennes et aisées, et non l’inverse. En outre, l’association systématique de cette politique avec des acteurs privés comme les commerçants, les promoteurs immobiliers ou les banques entraîne l’alignement des politiques publiques sur les stratégies de commercialisation confinant à la marchandisation des lieux et à l’utilisation de leur image à des fins promotionnelles (Rose, 2006).

La rénovation des docks de Londres est un cas exemplaire de cette nouvelle planification urbaine en faveur de la gentrification s’appuyant sur la mobilisation des capitaux privés : commencée en 1968, dès le déplacement du port de Londres en aval de la Tamise, avec la transformation des docks de Sainte-Catherine en marina, elle a surtout été menée depuis les années 1980 par la Corporation pour le développement des docks de Londres (LDDC en anglais) créée par le gouvernement Thatcher. Cette rénovation mêle tours de bureaux, comme celle de Canary Wharf, et logements haut de gamme pour les cadres de la City, dont le nombre a fortement augmenté avec la dérégulation financière de 1986 et dont les horaires de travail s’étant étendus les conduisent à s’installer à proximité des quartiers d’affaires. Les nouveaux docks ont été érigés en symbole du nouveau Londres tertiaire et de sa puissance financière, tout cela sans bénéfice pour les classes populaires habitant ces quartiers de l’East End. La rénovation des docks accroît au contraire la gentrification des quartiers anciens attenants, elle-même favorisée par la privatisation des logements sociaux (Richard, 2001). Il s’agit là de la plus importante opération d’aménagement urbain menée en Angleterre ces trente dernières années. Elle représente un symbole politique fort de reconquête urbaine des classes dominantes sur les espaces des classes dominées, une forme de revanche sociale conforme à la politique néo-libérale menée par Margaret Thatcher remettant en cause un à un les acquis des luttes sociales des décennies précédentes. Symptomatiquement, cette politique s’est d’abord attaquée à ceux qui avaient un régime social avantageux, arraché de haute lutte dans les années 1960, comme les dockers, dont le statut fut abrogé en 1989, malgré une importante résistance, initiant ainsi une série de reculs sociaux.

Ce revanchisme des politiques urbaines n’est pas totalement nouveau et N. Smith (1996) lui- même en voit les prémices dans l’ « embellissement stratégique » de Haussmann (cf. chapitre 2 – 3.1). P. Petsimeris (2005) le rejoint sur ce point et y ajoute l’exemple de la restructuration du centre de Florence à la fin du XIXe siècle : un pan entier du centre historique de la ville et de son patrimoine architectural du Moyen-Âge et de la Renaissance a été détruit et remplacé par la Place de la République, bordée d’immeubles bourgeois, et sur laquelle une arche annonce désormais fièrement en latin : « Le centre de la ville restitué après des siècles de misère [squalor] » (Petsimeris, 2005, p. 243). P. Petsimeris se demande avec ironie si les touristes qui sirotent un capuccino sur la place savent qu’ils se trouvent au cœur de la Florence romaine détruite, où cardo et decumanus se rejoignaient. De la même façon, on peut se demander si les innombrables touristes qui

photographient la fontaine Saint-Michel à Paris savent qu’elle représente la victoire de l’Ordre bourgeois sur la Révolution du peuple insurgé des Journées de Juin 1848 (Hazan, 2002, p. 140).

Cependant, c’est dans les villes américaines que l’on trouve un cas d’école des politiques urbaines revanchistes depuis la fin du siècle dernier, comme le montrent E. Wyly et D. Hammel (2005) dans le même ouvrage : ils mettent en rapport la gentrification encouragée par les politiques publiques avec les nombreux arrêtés municipaux criminalisant les sans-abri, mais aussi le recours croissant à l’emprisonnement comme réponse aux difficultés sociales engendrées par la gentrification :

… la création ou la défense de lieux de vie attractifs pour les classes moyennes n’est jamais complètement distincte des infrastructures disciplinaires requises pour protéger les personnes, ou du moins certaines d’entre elles, de la désindustrialisation, la pauvreté, la discrimination, la perte de logement [homelessness] et des autres externalités de la globalisation néo-libérale contemporaine (Wyly et Hammel, 2005, p. 32).

Et plus loin :

Les gentrifieurs [gentry] veulent des villes agréables et attractives, libérées des sans-abri mendiant, dormant, urinant ou déféquant en public – vivant en public – et dans le climat politique d’aujourd’hui, les citadins aisés sont de plus en plus enclins à soutenir les politiques qui criminalisent les activités que les sans-abri sont obligés d’avoir en vue de vivre (ibid., p. 36).

Plusieurs exemples illustrent le caractère vengeur de la gentrification et des politiques qui l’accompagnent dans la littérature américaine des années 1990 et 2000 : M. Harloe, P. Marcuse et N. Smith (1992) décrivent ainsi les basses œuvres des propriétaires et des promoteurs pour déloger les locataires récalcitrants dans les années 1980, allant de l’intimidation au meurtre d’un activiste. Dix ans plus tard, N. Smith (2002) décrit les violences policières qui résultent de la politique de « tolérance zéro » mise en avant par le maire républicain Rudy Giuliani entre 1993 et 2001. Le paroxysme de la ville revanchiste est atteint par Los Angeles après les émeutes de 1992, liées à la vidéo du passage à tabac d’un jeune Afro-américain arrêté pour excès de vitesse par des policiers : M. Davis (2006) montre comment la politique sécuritaire de la ville accompagne le retranchement des classes aisées face aux classes populaires et aux minorités ethniques.

Tout cela conduit R. Atkinson et G. Bridge à qualifier la gentrification de « nouveau colonialisme urbain » (Atkinson et Bridge, 2005, p. 2), soit une politique délibérée de (re)conquête des espaces populaires par et pour les classes aisées, s’accompagnant de mesures répressives à l’endroit des pauvres. L’ouvrage collectif qu’ils coordonnent prouve que ces politiques ne se cantonnent pas aux États-Unis.

Par ailleurs, d’autres travaux montrent que la gentrification peut faire l’objet d’une politique explicite de reconquête des centres urbains sans nécessairement s’inscrire dans un cadre revanchiste. Au Royaume-Uni notamment, l’arrivée du New Labour au pouvoir, dont le leader Tony Blair lui- même habitait à Barnsbury, l’un des premiers quartiers d’Islington à connaître la gentrification –

précisément celui que décrivit R. Glass (Lees, 2003a, p. 573) –, n’a pas mis fin à l’encouragement public de la gentrification par les conservateurs. Au contraire, il apparaît que la politique de la Renaissance Urbaine, lancée en 2000, met en avant les valeurs-clés de la gentrification, l’urbanité, la mixité, la communauté locale. Cette politique « promeut la gentrification [au rang de] modèle pour une vie urbaine civilisée » (Lees, 2000, p. 404) et de nombreux chercheurs soulignent la profonde ambiguïté de cette politique, utilisant la gentrification comme une panacée pour la ville sans prendre en compte ses effets négatifs sur les classes populaires (Colomb, 2006). Bien que promue par le parti travailliste, elle présente bien des points communs avec les politiques réactionnaires décrites plus haut :

Cette reconquête des classes moyennes doit notamment contribuer à « diluer » les concentrations de pauvreté présentes dans certaines villes.

[…] dans le discours de la « Renaissance Urbaine », l’espace public est un élément clef […] même si les modalités de sa gestion sont de plus en plus empreintes de nouvelles formes de contrôle social et de surveillance policière (Colomb, 2006, p. 23).

Dans sa conclusion, Claire Colomb (2006) souligne les ambiguïtés de la Renaissance urbaine comme celles de la Troisième Voie prônée par le New Labour, et indique que N. Smith n’est pas le seul à y voir la poursuite masquée d’une politique urbaine revanchiste. Celui-ci pointe les non-dits de la politique de régénération urbaine en Europe, qui ne fait mention nulle part du déplacement des classes populaires, et met plutôt en avant l’argument contestable de la préservation de l’environnement, la gentrification permettant soi-disant de limiter l’étalement urbain (Smith, 2002).

Selon E. Wyly et D. Hammel, cette politique entre dans le cadre de la concurrence généralisée entre les villes liée à la globalisation de l’économie, notamment pour les villes intermédiaires comme Bilbao (cf. supra, 3.1) : « Aujourd’hui la compétition est une course innovante pour créer un terrain de jeu intéressant et attractif – mais aussi sûr et aseptisé – pour les élites de cadres employés par le capital mondial » (Wyly et Hammel, 2005, p. 23). Ces politiques sont menées par différents niveaux de décision et dans différents domaines : ainsi à Londres se combinent la politique nationale en faveur de la gentrification, des opérations d’ampleur à l’échelle de l’agglomération comme la rénovation des docks et des politiques menées par les conseils locaux, comme celui de Wandsworth développant l’offre scolaire tant publique que privée pour faciliter la venue ou le maintien des familles de gentrifieurs (Butler et Robson, 2003a).

C’est cette concurrence internationale entre les villes qui explique que la gentrification soit devenue un « projet politique global » selon M. Van Criekingen (2008). Dans un numéro récent de la revue Agone intitulé « Villes et résistances sociales », il étend à l’Europe l’analyse de N. Smith sur la gentrification généralisée appuyée par les pouvoirs publics. Il montre, en particulier, comment de pseudo-concepts scientifiques comme la « classe créative » ou le « développement durable » viennent légitimer les politiques de reconquête sociale des centres-villes. Ainsi, la notion de « classe créative »,

lancée par Richard Florida 18, a connu un vif succès en dépit de la faiblesse de ses fondements scientifiques. En affirmant, à partir de simples corrélations statistiques, que l’attraction par les villes d’un ensemble hétéroclite de professions liées à la création (allant des artistes aux analystes financiers) serait un moteur de la croissance économique régionale, elle justifie tous les efforts des municipalités pour appuyer la gentrification des centres-villes, dans l’habitat comme dans l’espace public. M. Van Criekingen développe en particulier l’exemple de Bruxelles – siège de nombreuses institutions de l’Union européenne – où la municipalité œuvre activement pour embellir le centre- ville et convertir les anciennes friches industrielles en logements haut de gamme, en s’appuyant sur l’argument de la ville compacte et du développement durable. Il montre que la Cour des Comptes de Belgique elle-même a mis en évidence les contradictions de cette politique et, en particulier, ses effets négatifs sur les classes populaires.

N. Smith (2002) attribue cette généralisation de la gentrification aux transformations du système capitaliste mondial : cela s’inscrit dans le cadre de la transformation du rôle de l’État – de l’État social à l’État partenaire du marché et acteur direct dans le jeu de la concurrence mondiale –, dans le pouvoir accru de la finance internationale et dans la dispersion et l’affaiblissement de l’opposition. Alors qu’Henri Lefebvre considérait dans les années 1970 que l’urbanisation avait remplacé l’industrialisation dans son rôle de force motrice de l’expansion capitaliste, N. Smith écrit : « Le développement immobilier urbain – la gentrification au sens large – est devenu maintenant un moteur central de l’expansion économique de la ville, un secteur central de l’économie urbaine » (Smith, 2003, p. 70). Il est appuyé en particulier par la coopération active des acteurs publics locaux avec les promoteurs et investisseurs immobiliers privés (Van Criekingen, 2008).

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