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3 1 Le rôle moteur des artistes et des pouvoirs publics

La thèse de D. Ley insiste sur le rôle-clé des artistes dans le déclenchement de la gentrification d’un quartier. S’appuyant sur les analyses bourdieusiennes du social et de la production culturelle (Bourdieu, 1979 et 1992), il montre l’importance du processus d’esthétisation dans les transformations sociales qu’induit la gentrification (Ley, 2003). Ce qui caractérise les artistes, c’est l’importance de leur capital culturel et la faiblesse de leur capital économique, ce qui fait d’eux à la fois des dominants et des dominés, appartenant aux classes moyennes mais vivant en marge du modèle social et culturel qu’elles représentent. Ainsi, ils rejettent le mode de vie suburbain et lui préfèrent l’authenticité des quartiers populaires des centres urbains, où ils peuvent en outre se loger à bon marché. C’est leur refus du consumérisme et du conformisme qui les conduit à investir ces quartiers délaissés par les classes moyennes. Inversement, D. Ley montre la capacité de rédemption de l’artiste, qui transforme des objets abandonnés en œuvre d’art, esthétise ce qui était dévalorisé et ouvre la voie au réinvestissement du capital dans ces quartiers. « Le style de vie des artistes, comme l’œuvre d’art elle-même, dépasse les limites de la vie conventionnelle des classes moyennes, mais en même temps représente son arme de progression, de colonisation » (Ley, 2003, p. 2533). Les gentrifieurs se succèdent à leur suite, de ceux qui ont le plus de capital culturel à ceux qui ont le plus de capital économique, selon une échelle de proximité avec les artistes.

Le travail de Jean-Samuel Bordreuil (1994) sur SoHo permet d’approcher précisément ce rôle déclencheur des artistes dans la gentrification d’un quartier. SoHo, abréviation de « South of Houston Street » rappelant le Soho londonien, est un quartier de la presqu’île de Manhattan à New York, qui représente à la fois un exemple-type de gentrification et un haut lieu artistique. Il fut l’occasion d’expérimenter une transformation conjointe de la façon d’habiter, de la création artistique et de sa place dans la ville. C’est là que fut inventée en particulier la forme originale du loft, qui désigne un local commercial ou industriel transformé en logement, étudiée par Sharon Zukin (1982). À travers la transformation de ce quartier, J.-S. Bordreuil interroge l’idée commune selon laquelle les artistes sont les éclaireurs de la classe moyenne dans les quartiers populaires, les pionniers de la gentrification. Selon lui, « la percée qu’accomplissent les artistes dans SoHo est à interpréter dans le cadre d’une stratégie plus globale de réinvestissement du capital qui s’adapte à la société postindustrielle en misant sur la culture » (Bordreuil, 1994, p. 148). Il y a là une articulation intéressante des thèses de N. Smith et D. Ley.

Si l’artiste est facilement gentrifieur, du fait de la valeur qu’il accorde à la transgression des frontières, reste à savoir s’il est réellement un pionnier de la gentrification. J.-S. Bordreuil montre que la gentrification de SoHo a lieu dans un contexte général de hausse des populations diplômées et aisées et de diminution de la population ouvrière dans l’ensemble de Lower Manhattan. Mais ce chassé-croisé, contrairement à ce que l’on suppose généralement, n’a pas lieu dans les mêmes espaces et aboutit à une « coupure est-ouest de l’espace social au sud de l’île » (Bordreuil, 1994, p. 154) : c’est à l’est que la baisse des effectifs ouvriers est la plus forte, même si ces espaces restent populaires,

tandis que les populations aisées affluent à l’ouest, espaces dans lesquels les ouvriers se maintiennent plutôt mieux qu’à l’est. À l’échelle de la presqu’île évidemment, l’afflux de populations aisées semble contraindre les populations ouvrières au départ. Cela conduit l’auteur à relever, dans les thèses de la gentrification, « l’impensé du territoire » :

… le fait même qu’on utilise le même mot pour décrire des processus se déployant à deux échelles différentes induit l’idée que le processus global, se déroulant à l’échelle urbaine, au niveau de l’opposition centre-périphérie, se développe par sommation de processus locaux de substitution de populations à d’autres (Bordreuil, 1994, p. 154).

J.-S. Bordreuil critique ainsi l’analyse de la gentrification comme un renversement pur et simple de l’opposition centre-périphérie dans le processus d’invasion-succession : l’afflux de population à Lower Manhattan n’est pas seulement le fait de populations aisées, dont on a vu qu’elles ne remplaçaient pas les populations ouvrières, mais concerne également les minorités immigrantes, pour lesquelles cet espace joue le rôle de sas. Diverses dynamiques « migratoires » cohabitent et se contrarient.

En ce qui concerne SoHo, quartier auparavant inhabité parce qu’industriel, J.-S. Bordreuil montre le caractère spectaculaire de sa transformation, devenue du coup l’emblème de la gentrification, même si elle ne correspond pas à la définition première de cette notion. Au début des années 1960, SoHo était un quartier industriel en déclin, consacré à la confection. Des artistes y installent peu à peu leurs ateliers à la faveur de la disponibilité de locaux à des loyers bas. Peu à peu, les ateliers se transforment en lofts, ce qui permet aux artistes de voir leur installation à SoHo légalisée par les pouvoirs publics à la suite d’âpres luttes, au titre de l’industrie légère. Mais dans les années 1970, les artistes organisés luttent, cette fois, contre un projet de complexe sportif de luxe qui aurait sans doute attiré des gentrifieurs. Suivant S. Zukin (1982), qui avait montré l’importance de la concurrence entre différentes fractions de l’élite dans la gentrification de SoHo, J.-S. Bordreuil affirme que « les véritables opposants à la colonisation artistique du quartier sont sans doute moins à chercher du côté des occupants antérieurs que d’acteurs sociaux ayant eux aussi, et selon leurs intérêts propres, des visées quant à l’avenir du quartier » (Bordreuil, 1994, p. 162).

J.-S. Bordreuil analyse ensuite comment le territoire particulier de SoHo a transformé la création artistique et est devenu une place centrale du marché mondial de l’art. D’abord entrés clandestinement dans un quartier industriel, les artistes se sont organisés pour revendiquer auprès des pouvoirs publics le droit d’y rester. Ce faisant, ils ont mis en avant la définition du quartier comme zone d’industries légères et ont organisé la publicité de leur présence, dans le cadre d’une vision intégrée de la ville et de la place des artistes en son sein. Ainsi, le loft est devenu le théâtre de la création, lieu d’émergence des big works, œuvres encombrantes et difficilement transportables, rompant ainsi avec la dichotomie spatiale entre l’atelier et la galerie. Le caractère industriel du quartier a inspiré l’esthétique du Pop Art, Andy Warhol appelant ainsi son atelier Factory, l’usine, et la transformation de l’atelier en loft et lieu d’exposition s’est appuyée sur une critique du musée comme « espace de consommation » artistique. J.-S. Bordreuil fait le lien entre la percée urbaine des

artistes à SoHo et leur percée dans le monde de l’art, qui s’entretiennent l’une l’autre. C’est aussi la raison pour laquelle la « gentrification » de SoHo s’est limitée à ce quartier sur le plan spatial et surtout aux artistes sur le plan social.

Dans un travail plus récent mené à l’autre bout des États-Unis, Rebecca Solnit et Susan Schwartzenberg (2000) montrent la place ambiguë des artistes dans la gentrification. Le quartier de Mission est l’un des plus anciens de San Francisco, devant son nom à la première mission espagnole fondée à la fin du XVIIIe siècle. Proche du centre de la ville, il est aujourd’hui un quartier populaire, marqué par une importante population d’origine latino-américaine. Dans les années 1970, alors que deux nouvelles stations du BART (Bay area rapid transit, le réseau métropolitain de l’agglomération) sont créées dans le quartier dans une optique de « redéveloppement du quartier » pour les salariés du centre, des artistes et des étudiants, blancs ou latinos, s’y installent à la recherche de loyers abordables. Ces artistes mènent ce qu’on appelle une vie de bohème, vivant chichement mais avec suffisamment de temps libre pour créer, se nourrissant aussi de la vitalité culturelle du quartier et prenant part aux mouvements de contestation sociale et politique qui l’animent. Ils participent notamment au mouvement des peintures murales qui ornent les murs du quartier depuis les années 1960, exprimant un mélange de culture mexicaine, de mouvement pour les droits civiques et de culture radicale. Ces artistes correspondent assez bien au profil des gentrifieurs marginaux (Rose, 1984) 13. Depuis la fin des années 1990, le quartier connaît une gentrification rapide avec l’installation de salariés du secteur de l’Internet (dot-comers), en forte croissance dans la Silicon Valley toute proche, achetant des appartements dans des copropriétés (condominum) rénovées par des promoteurs après l’éviction de leurs occupants. Ménages populaires, vieux résidents d’hôtels meublés, mais aussi lieux de culte, centres de danse, de santé, petits commerces, et artistes arrivés vingt ou trente ans avant font partie des victimes de la spéculation immobilière. R. Solnit et S. Schwartzenberg montrent que « c’est l’art comme style de vie plus que comme discipline qui contribue à changer le quartier » (Solnit et Schwartzenberg, 2000, p. 61).

Leur ouvrage permet de saisir la complexité du groupe des artistes, abordée dès le premier chapitre :

Finalement, les bohèmes modernes sont souvent des gens qui sont nés parmi les classes moyennes mais ont choisi de vivre parmi les pauvres, tandis que d’autres artistes fréquentent et servent les riches. Pour l’instant, souvenez-vous que peintres signifie à la fois ceux qui ont couvert le quartier de Mission avec des peintures murales célébrant l’histoire contestataire et ceux qui vendent dans les galeries du centre-ville (Solnit et Schwartzenberg, 2000, p. 20).

Et même si le style de vie bohème des artistes a contribué à rendre le quartier à la mode, ce qui se traduit par l’éclosion de bars, restaurants et boutiques en vogue, attirant finalement les cadres de l’Internet, aux revenus bien plus élevés que les premiers, les auteures mettent en avant le caractère

involontaire de leur rôle de déclencheurs : « … les artistes jouent seulement un petit rôle [bit-players] dans les transformations majeures des villes. Ceux qui orchestrent réellement le développement urbain sont d’un tout autre registre » (ibid.), comme les promoteurs immobiliers, les grands commerces, etc. Et surtout, elles montrent que ces artistes bohèmes font partie des victimes de la gentrification, au même titre que les classes populaires avec lesquelles ils formaient une communauté, ce qui rend problématique le terme de « pionniers » utilisé pour les qualifier. Enfin, comme J.-S. Bordreuil, elles mettent en rapport la trajectoire du quartier dans lequel ils vivent avec les formes du travail de ces artistes : à l’inverse de SoHo, l’éviction des artistes du quartier de Mission, et notamment des peintres, les conduit à devoir habiter des appartements plus petits pour rester dans la ville-centre, le manque de place entraînant la réduction de la taille de leurs œuvres.

Si le rôle déclencheur des artistes n’est pas systématique, celui des pouvoirs publics est beaucoup plus univoque, que ce soit de façon ostensible, par la rénovation d’un quartier entier, ou discrète, par l’aide aux particuliers pour l’amélioration de l’habitat. N. Smith (1979b) a montré ce rôle des politiques publiques, guidant le réinvestissement du capital dans les centres délaissés, dans la gentrification de Society Hill à Philadelphie dès la fin des années 1950. Les acteurs publics peuvent donc jouer un rôle dès l’origine du processus, en l’initiant littéralement. Dans un contexte différent, D. Rose (2006) a présenté l’action qu’a menée la municipalité de Montréal, dès 1979, pour retenir les classes moyennes dans la ville-centre, en encourageant sa densification par la construction neuve de logements de qualité, en facilitant l’accès à la propriété et en aidant les petits commerces à se maintenir. On retrouve un engagement similaire des pouvoirs publics en faveur de la gentrification à Berlin : dans le quartier de Prenzlauer Berg, situé dans l’ancien Berlin-Est, Matthias Bernt et Andrej Holm (2005) montrent que les subventions publiques à la réhabilitation ont été plus déterminantes que le différentiel de rentabilité foncière pour expliquer le regain d’investissement immobilier et la gentrification qui s’en suivit dans le quartier.

Parfois même, les pouvoirs publics s’appuient délibérément sur la culture et les artistes pour favoriser la gentrification de leur centre et attirer les capitaux privés. S. Zukin (1982) avait montré comment les pouvoirs publics new-yorkais s’étaient finalement appuyés sur les artistes à SoHo pour encourager la reconversion du quartier à destination des classes aisées, à travers la conversion des lofts en copropriété haut de gamme. Plus récemment, Bilbao, au nord du Pays Basque et de l’Espagne, forme un cas d’école de cette instrumentalisation de la culture par les pouvoirs publics à des fins de gentrification (Vicario et Martínez Monje, 2003). Dans les années 1990, pour contrer le déclin économique de cette ancienne ville industrielle, les pouvoirs publics du Pays Basque, de la province de Biscaye et de l’agglomération de Bilbao ont lancé une politique ambitieuse de relance fondée sur la culture et les loisirs, dans le cadre de partenariats public-privé. Cette utilisation de la culture n’est pas nouvelle, M. Davis en a brillamment montré les arcanes à travers la concurrence économique entre les élites du Westside et celles de Downtown à Los Angeles (Davis, 1997, p. 70 sq.). À Bilbao, le symbole de cette politique est le nouveau musée de la fondation Guggenheim, ouvert en 1997, nouvelle image de marque de la ville. Symptomatiquement, ce bâtiment en titane à

Encadré 4. La reconversion d’usines à usage tertiaire

Image 20. Une ancienne centrale électrique transformée en musée national d’art moderne (Tate modern), à Londres

(juin 2007)

Image 21. Le café d’une ancienne usine de câbles transformée en centre de

création artistique (Kaapeli) à Helsinki (août

2005)

Images 22 et 23. Une ancienne usine textile transformée en centre commercial (Manufaktura) intégrant un multiplexe cinématographique (Cinema city) à ód en Pologne (août 2006)

l’architecture audacieuse est une réplique en plus grand du Walt Disney Concert Hall de Los Angeles, dessiné par le même architecte, Frank Gehry, en 1989. Installé dans un ancien site industriel sur les rives du Nervíon, le musée a servi de tête de pont à l’embourgeoisement du centre déjà aisé de Bilbao. Mais depuis 2000, c’est le quartier péricentral d’habitat dégradé et populaire de Bilbao La Vieja qui est visé par les politiques de reconversion urbaine. Les pouvoirs publics veulent

s’appuyer sur la nouvelle ambiance créée par la petite bohème qui s’y est installée depuis les années 1990 pour en faire le « quartier artistique » de la ville, attirant des ménages de classes moyennes et favorisant la réhabilitation du bâti, au détriment probable des classes populaires qui y habitent à la faveur du coût encore modéré de l’immobilier. Là encore, les artistes apparaissent plus comme un appât utilisé par les pouvoirs publics pour attirer les ménages aisés que comme des acteurs directs de la gentrification.

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