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Si le choix d’une analyse en termes de rapports sociaux demande à être justifié comme je viens de le faire, il présente en outre la difficulté de la caractérisation des différentes classes sociales. Cela nécessite de passer d’une approche dynamique des rapports de classe à un tableau statique qu’il faut se garder de réifier. Parce qu’il est un champ de luttes, P. Bourdieu souligne en effet que l’espace social est artificiellement figé par les nécessités de l’analyse : « la distribution, au sens de la statistique mais aussi de l’économie politique, exprime un état du rapport de force entre les classes ou, plus précisément, de la lutte pour l’appropriation des biens rares et pour le pouvoir proprement politique sur la distribution ou la redistribution des profits. » (Bourdieu, 1979, p. 273). Ainsi, il faut entendre la représentation des

classes sociales comme des noyaux de classe, qui sont autant de positions relatives autour desquelles gravitent les agents, eux-mêmes plus ou moins proches du noyau de classe. P. Bourdieu rappelle la nécessité de se défaire du « réalisme substantialiste » qui voudrait des frontières nettes entre les classes et un dénombrement exact des individus de ces classes (ibid., p. 396). Ces précisions faites, il est possible de dresser un tableau des différentes classes selon la place respective qu’elles occupent aujourd’hui dans le rapport d’exploitation et de domination du système capitaliste. Ce tableau me paraît un préalable nécessaire à toute analyse des gentrifieurs en tant que « nouvelle classe », qui plus est « moyenne », avec tout le vague que cela implique.

Pour commencer, les travaux de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot ont montré que s’il est une classe qui a conservé sa cohérence et la conscience de ses intérêts collectifs à travers les transformations économiques et politiques contemporaines, c’est bien la bourgeoisie, c’est-à-dire celle qui possède les moyens de production ou le capital des entreprises (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989, 2000). R. Pfefferkorn résume comme suit les principales caractéristiques de cette classe :

1) l’importance absolue et relative de ses revenus patrimoniaux ; 2) son pouvoir, c’est-à-dire sa capacité à maintenir sa domination, grâce à son activisme collectif permanent ; 3) son mode de vie distinctif, au sens fort du terme (Pfefferkorn, 2007, p. 163).

Héritière de la bourgeoisie que Marx avait identifiée comme classe capitaliste, elle s’est transformée avec le déclin de la propriété foncière et la progression de la bourgeoisie financière, étroitement liée (sur le plan économique, mais aussi social voire familial) à la bourgeoisie industrielle. Cette grande bourgeoisie représente une part infime de la population mais possède une part essentielle du patrimoine, dont elle tire des revenus croissants (Chauvel, 2001, p. 332), et concentre un pouvoir économique, politique et culturel décisif, de sorte qu’on ne peut comprendre le système de classes et les inégalités qui en découlent sans la prendre en compte. L’intégration dans l’analyse des positions de pouvoir dans le système productif, au-delà de la seule propriété des moyens de production, permet d’élargir la bourgeoisie aux cadres dirigeants des entreprises (Pfefferkorn, 2007, p. 165) et aux hauts fonctionnaires. Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) ont montré le rôle décisif des cadres dirigeants des entreprises dans le « nouvel esprit du capitalisme », leur participation à l’accumulation du capital et à l’affaiblissement du discours de classe qui le soutient. C’est ce que Jacques Bidet (2003) appelle le pôle de la compétence, qui s’ajoute et s’entremêle (notamment par le biais de la diffusion de l’actionnariat) à celui de la propriété pour former la classe dominante. Propriété et compétence ont en commun la capacité à se reproduire, activement entretenue par les membres de cette classe. Dans l’espace urbain, E. Préteceille (2007) a montré que cela se traduisait par une forte proximité entre la grande bourgeoisie et les cadres supérieurs, principalement dans l’ouest de l’agglomération parisienne.

À l’opposé du champ social, les classes populaires 40 représentent une part stable et majoritaire de la population active depuis trente ans, soit environ 60 % selon L. Chauvel (2001, p. 323), qui rassemble ouvriers et contremaîtres de l’industrie ou de l’artisanat et employés du tertiaire banal. L’intégration des employés aux classes populaires fait relativement consensus aujourd’hui étant donné la proximité économique, culturelle, voire familiale entre ouvriers et employés : « les employés sont d’un point de vue structurel des ouvriers des services, c’est-à-dire des travailleurs routiniers du tertiaire dont le travail est tout aussi peu valorisé économiquement que celui des ouvriers » (ibid.). Cette catégorie sociale est fortement féminine, ce que traduit l’expression de « cols roses » utilisée au Québec pour les désigner : dans le secteur des services, les employées se distinguent nettement des « cols blancs » que sont les cadres, tant par leur qualification, leur position dans l’entreprise et leur place dans les rapports sociaux de sexe. En outre, elles forment souvent des couples avec les « cols bleus », ce qui contribue à les en rapprocher : C. Rhein (2007, p. 151) montre qu’en Île-de-France, les couples formés d’un ouvrier et d’une employée sont les plus fréquents parmi les couples bi-actifs. Employés et ouvriers ont en commun de ne vivre que de leur travail, d’en tirer des revenus en moyenne inférieurs au revenu médian, une position d’exécutant dans l’organisation du travail et de dominé dans le domaine culturel. Cette position dominée est souvent cumulative si l’on considère l’importance de la part des femmes parmi les employés et de celle des immigrés parmi les ouvriers et le personnel de service aux particuliers.

La classe ouvrière a connu un net déclin numérique depuis les années 1970 dans les pays riches, directement issu de la mondialisation de la production (c’est-à-dire la redistribution et l’extension internationale du prolétariat industriel), et une fragmentation liée à la précarisation et à l’individualisation des parcours professionnels, mais aussi à la part croissante des immigrés parmi les ouvriers, les rapports sociaux de race contribuant au brouillage de la conscience de classe. Cependant, on peut dire que « l’ancienne classe ouvrière “n’est plus ce qu’elle n’a jamais été” » (Pfefferkorn, 2007, p. 7, citant Cornu, 1995). En effet, la fragmentation objective et subjective de la classe ouvrière entraîne parfois une idéalisation de la cohésion du prolétariat industriel d’antan, sous l’influence des discours marxistes lui attribuant un rôle messianique. Or, le prolétariat ne se limitait pas aux ouvriers, et eux-mêmes occupaient des places très variées selon qu’ils étaient à l’usine ou dans l’artisanat, qualifiés ou non :

La société de classes capitalistes du XIXe siècle était marquée par des inégalités inter-classes

déterminantes, mais en même temps par des inégalités intra-classes importantes, dans un contexte où les conditions de la classe ouvrière n’étaient pas plus homogènes que celles de la bourgeoisie (du mineur de fond à l’ouvrier professionnel dans la construction navale, du valet de ferme payé en nature au majordome, du compagnon en ascension à l’ouvrier accidenté) (Chauvel, 2001, p. 346).

40 L’utilisation du pluriel est censée marquer l’hétérogénéité et la fragmentation de cette classe. Il serait plus rigoureux de parler de la classe populaire (comme on parle de la bourgeoisie), composée de différentes fractions de classe.

En outre, la variété des origines géographiques et culturelles des ouvriers comme des employés, en particulier à Paris, n’est pas nouvelle non plus (cf. chapitre 2 – 1.2). Enfin, Robert Castel (1995) a bien montré que la précarité croissante du travail n’est pas inédite et marque au contraire un retour à ce qui était la norme du travail populaire, et même du salariat, au XIXe siècle :

Il a fallu des siècles de sacrifices, de souffrances et d’exercice de la contrainte, la force de la législation et des règlements, la contrainte du besoin et de la faim aussi – pour fixer le travailleur à sa tâche, puis l’y maintenir par un éventail d’avantages « sociaux » qui vont qualifier un statut constitutif de l’identité sociale. C’est au moment où cette « civilisation du travail » paraît s’imposer définitivement sous l’hégémonie du salariat que l’édifice se fissure, remettant à l’ordre du jour la vieille obsession populaire d’avoir à vivre « au jour la journée » (ibid., p. 461).

Ainsi, parmi les transformations importantes qu’ont connues les classes populaires depuis les trente dernières années, on peut penser que c’est le délitement de la conscience de classe qui est la plus remarquable. Cela ne se cantonne pas au domaine de l’identité et a des conséquences réelles sur l’organisation des classes populaires et leur capacité de résistance, notamment dans l’espace urbain.

Le tableau ne serait pas complet si l’on ne se penchait pas sur les problématiques classes moyennes qui monopolisent trop souvent le débat sur les classes sociales. À l’époque de Tocqueville, la classe moyenne était la bourgeoisie, située entre l’aristocratie et le peuple. Au fur et à mesure de l’ascension sociale et politique de la bourgeoisie, les classes moyennes désignent la petite bourgeoisie indépendante ou la « bourgeoisie de talent » (professions libérales et intellectuelles), ces « couches nouvelles » louées par Gambetta en 1872 et devenues la base électorale du Parti radical de la IIIe République. Dans une approche historique et constructiviste, L. Boltanski a montré comment la classe moyenne s’est constituée en catégorie politique dans les années 1930 (Boltanski, 1979) : c’est dans un contexte de crise économique et de visibilité de la lutte des classes que la bourgeoisie encourage la constitution d’une troisième force favorisant l’union des différentes fractions de la petite bourgeoisie dans un mouvement politique des « classes moyennes ». Inspiré par le catholicisme social, ce mouvement sert d’abord les intérêts de la bourgeoisie face au péril communiste en mobilisant les petits possédants et le salariat intermédiaire des entreprises contre le Front populaire. L. Boltanski montre avec finesse toutes les contorsions théoriques et politiques qui permettent la mobilisation des classes moyennes : dans une rhétorique de la Troisième voie, cette mobilisation tâche de fédérer des fractions très différentes de la petite bourgeoisie autour de la notion de patrimoine et des valeurs traditionnelles, dans une opposition conjointe au capitalisme international et au communisme. Cela permet au passage d’annexer symboliquement une partie de la bourgeoisie aux « classes moyennes », amorçant « la série de dénégations par lesquelles la bourgeoisie, cessant de se désigner et de se représenter comme telle, substituera à l’image ancienne du “bourgeois” des stéréotypes nouveaux qui sont autant d’euphémismes : le “cadre”, l’ “intellectuel”, etc. » (ibid., p. 82). C’est dans cette mobilisation politique des « classes moyennes », tâchant en permanence de faire tenir ensemble ses fractions ascendantes et en déclin, que se construit la catégorie de « cadre ». Utilisant paradoxalement les instruments de la lutte des classes, les syndicats d’ingénieurs et cadres défendent les intérêts de ce salariat intermédiaire en pleine progression, au début de l’institutionnalisation des rapports sociaux

avec les accords de Matignon de juin 1936. Dans les années 1950, ce salariat intermédiaire a définitivement supplanté la petite bourgeoisie traditionnelle des petits artisans et commerçants, et les syndicats de cadres portent seuls l’idéologie de la classe moyenne entre bourgeoisie capitaliste et classe ouvrière. Tout en maintenant en leur sein la distinction hiérarchique entre « cadres de direction » et « cadres de maîtrise », ils parviennent à faire reconnaître officiellement leur catégorie, notamment par un régime de retraite complémentaire spécifique. L. Boltanski les qualifie de « salariés bourgeois » et montre comment cela a « favorisé la reconversion de l’économie domestique d’une fraction de la bourgeoisie autour du salaire et des instruments collectifs de redistribution du profit » (ibid., p. 101), entraînant une redéfinition du rapport au patrimoine et plus généralement à la consommation.

Le compromis social des Trente Glorieuses, en contribuant à réduire les inégalités de revenus entre cadres et ouvriers, a favorisé l’émergence du mythe de la moyennisation de la société (Bidou, 2003), aboutissement de la négation de la lutte des classes contenue dans le mouvement des classes moyennes de l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, avec l’inversion de cette tendance à la réduction des inégalités, certains sociologues ont hâte de mettre fin à ce mythe, pourtant toujours tenace. Pour C. Bidou, il est temps de « re-sociologiser » les classes moyennes à la manière de la sociologie britannique (ibid.), tandis que pour Jean Lojkine (2005), comme de nombreux auteurs, elles tendraient à disparaître. Le terme même de « classe moyenne » pose problème : il est marqué par une connotation politique de troisième voie entre bourgeoisie et prolétariat et de fin des classes, mais aussi par une approche en termes de stratification sociale par le revenu. Or, s’il existe bien une classe moyenne de revenus, marquée néanmoins par des inégalités stables, elle disparaît tout à fait si l’on prend en compte la distribution du patrimoine (Chauvel, 2001). Le critère du revenu ne semble donc pas satisfaisant pour définir les classes moyennes.

Là où la sociologie britannique considère la middle class comme une vaste strate sociale située entre l’aristocratie (upper class) et les classes populaires (working class), la sociologie française distingue la classe moyenne de la bourgeoisie. Celle-ci ne se limite pas, comme on l’a vu, à la propriété des moyens de production, et intègre différentes formes plus récentes de possession d’un capital (haut niveau de diplôme – notamment des grandes écoles –, revenu élevé, garantie de retraite élevée) et une position de pouvoir (direction des entreprises, gestion de la main-d’œuvre, autonomie dans le travail, position influente dans le système médiatique et culturel). Les classes moyennes partagent une position intermédiaire entre la bourgeoisie et les classes populaires, que ce soit la petite bourgeoisie traditionnelle en déclin ou les cadres moyens, les agents de maîtrise, les fonctionnaires de catégorie B. Christian Baudelot, Roger Establet et Jacques Malemort (1974) qualifient tout cet ensemble de « petite bourgeoisie », en y distinguant les travailleurs indépendants, les salariés du secteur privé et ceux du public. Selon ces auteurs, les petits bourgeois ont en commun d’être subordonnés à la bourgeoisie tout en participant, directement ou indirectement, à l’exploitation des classes populaires et en bénéficiant d’une part rétrocédée de la plus-value : « Sont petits bourgeois tous ceux qui ne sont pas des capitalistes et qui perçoivent comme revenu, quelle que soit la forme de ce revenu (salaire, bénéfice commercial, honoraire, traitement), une somme d’argent supérieure à la valeur de leur force de travail. » (ibid.,

p. 224). Des travaux plus récents permettent de prendre en compte leur position de pouvoir, qualifiée d’intermédiaire et centrée sur leur fonction d’encadrement au sens large, incluant l’encadrement intellectuel assuré par les enseignants et les professions culturelles (Pfefferkorn, 2007). Ce groupe de salariés intermédiaires connaît une augmentation numérique importante depuis les années 1960, liée à deux principaux facteurs : d’une part, le développement de l’État social, qui a entraîné la progression des qualifications et l’expansion du secteur public et semi-public (enseignement, santé, accompagnement social), d’autre part, l’accroissement du domaine des services, et notamment, dans le cadre de la mondialisation de la production, la spécialisation dans le secteur périproductif et le tertiaire supérieur. Ayant émergé récemment, ce salariat intermédiaire se caractérise par des origines sociales variées et une place prépondérante des femmes. C. Bidou (1984) a montré qu’il était porteur de valeurs nouvelles issues des mouvements contestataires des années 1960-1970, investissant de façon originale les domaines extérieurs au travail (loisirs, quartier), et compensant par là une certaine frustration dans le domaine professionnel liée à la dévalorisation des titres scolaires (Bourdieu, 1979, p. 159-165).

Fragmentée dès l’origine, notamment entre secteurs public et privé, cette classe subit une dégradation récente de ses conditions de vie et un déclassement partiel. Selon L. Chauvel (2006), les classes moyennes sont aujourd’hui à la dérive pour trois raisons : économique (baisse relative du niveau de vie), sociale et professionnelle (chômage, précarisation, perte de valeur des titres scolaires et universitaires), culturelle et politique (crise du compromis social des Trente Glorieuses). Cela conduit souvent à un déclassement générationnel et à une polarisation de ce groupe hétérogène, vers la bourgeoisie ou vers les classes populaires. C’est là le destin de la petite bourgeoisie, qu’elle soit indépendante ou salariée, divisée en fractions de classe parfois antagoniques, tant dans leur position que leur évolution respectives. L’hypothétique classe moyenne sert de support à l’idéologie de la fin des classes et rend impossible toute conscience de classe à ces fractions petites-bourgeoises qui ont tendance à se solidariser avec les intérêts des autres classes ou à s’effacer dans un apolitisme individualiste.

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