• Aucun résultat trouvé

La tradition littéraire paulinienne et les autres écrits apostoliques

Les Mémoires des Apôtres et de leurs disciples

A. La tradition littéraire paulinienne et les autres écrits apostoliques

Justin Martyr se réfère-t-il à Paul et à ses œuvres littéraires dans la construction des origines chrétiennes ? Dans quelle mesure les écrits, les thèmes et la théologie de Paul jouent-ils un rôle chez l’Apologiste ?101

Connaît-il, en dehors des écrits de l’Apôtre des Gentils, d’autres écrits apostoliques ?

1. La tradition littéraire paulinienne

Justin Martyr ne cite pas nommément Paul. Il adopte la même attitude qu’il a vis-à-vis des auteurs des Evangiles qu’il ne nomme pas non plus, mais qu’il connaît au travers de leurs écrits. Cependant, nous ne pouvons pas en dire autant de l’influence que la théo- logie et les expressions pauliniennes ont exercée sur l’argumentation de l’Apologiste. Car

99 T.NAGEL, 2000, p. 115.

100 Cf. CH.MARKSCHIES, 1992, Valentinus Gnosticus ? p. 97.132.143.195-196.202.213.

101 Sur la relation entre Paul et Justin Martyr, voir A.W.SHOTWELL, 1965, p. 50-55 ; E.MASSAUX, 19862

, p. 508-509 ; 562-568 ; E.DASSMANN, 1979, Der Stachel im Fleisch, p. 244-248 ; A.LINDEMANN, 1979,

un rapprochement, soit d’expression, soit de pensée entre certaines des affirmations de Paul et celles de Justin Martyr, peut être établi102

. Ce parallélisme permettra de détermi- ner la vraisemblance et la probabilité d’un lien entre Paul et l’Apologiste103

. Dans

l’Apologie, lorsque Justin Martyr envisage la possibilité de la Résurrection des morts, il

écrit : « (…) admettez qu’il n’est pas impossible que les corps humains, décomposés et dispersés

en terre, comme des semences, ressuscitent au moment voulu (kat¦ kairÒn), sur un ordre de Dieu

(prost£xei Qeoà), et revêtent l’immortalité (a)fqarsi¿an e)ndu/sasqai) » (1 Apol. 19,4). Ces

expressions sont semblables à celles de Paul qui écrit dans sa lettre qu’« il faut que cet être

corruptible revête l’incorruptibilité (e)ndu/sasqai a)fqarsi¿an), et que cet être mortel revête

l’immortalité » (1 Co 15,53).

Le thème du second avènement du Christ que Justin Martyr développe pourrait pro- venir de Paul. A cette occasion (deuxième Parousie), le Christ, dit l’Apologiste, « revêtira

les justes d’incorruptibilité, kaiì tw½n me\n a)ci¿wn e)ndu/sei a)fqarsi¿an » (1 Apol. 52,3 ;

Rm 14,11 ). Aussi, selon Justin Martyr, puisque Dieu a donné l’intelligence et le discer- nement au genre humain afin de lui permettre de choisir le vrai et de faire le bien, l’homme est inexcusable devant Dieu (a)napolo/ghton eiånai, cf. 1 Apol. 28,3). Cette affirmation est semblable à celle de Paul s’adressant aux païens (cf. Rm 1,20). En effet, pour l’Apôtre des gentils, les païens sont inexcusables parce que, ayant pu connaître Dieu, ils ne sont pas arrivés à sa connaissance (Rm 1,20-21). Cependant, tandis que Paul insiste sur la connaissance de Dieu, l’auteur se réfère à celle des normes éthiques104

. Quant à l’opposition que Justin Martyr établit entre la sagesse humaine et la puis- sance divine (cf. 1 Apol. 60,2), il n’en est pas le pionnier. Elle apparaît déjà en 1 Co 2,5. Mais ici, il faut simplement souligner la coïncidence de pensée sans une influence littéraire déterminante. En somme, il faut dire que, si dans l’Apologie les expressions pauliniennes ne manquent pas, les textes de Justin Martyr ne se présentent pas « avec certitude comme dépendants littérairement de l’Apôtre »105

.

Par le thème du « reste » (cf. Dial. 32,2 ; 46,6), Justin Martyr explique comment Dieu n’a pas rejeté complètement son peuple. Il préserve les Juifs. Il reprend ce qu’Elie avait autre- fois dit au sujet du peuple juif « Seigneur, ils ont tué tes prophètes, et détruit tes autels. Moi

seul suis resté, et ils en veulent à ma vie » (Dial. 39,2). Mais tel qu’il argumente, l’auteur

suit presque littéralement Paul (Rm 11,2-4) qu a un parallèle avec III Rois 19,10.14.18. Même s’il se réfère à la conversation du Prophète Elie avec Dieu, il est probable que Justin Martyr ait pris cette citation biblique de la lettre aux Romains (Rm 11,2 ss).

En parlant de « l’Eucharistie » (Dial. 70,4), l’auteur emploie l’expression « en mémorial » (ei¹j a)na/mnhsin) qui rappelle soit la tradition synoptique soit une idée paulinienne (cf. 1 Co 11,24-25 et Lc 22,19). Mais la dépendance envers Paul paraît plus vraisemblable

102 A.LINDEMANN, 1979, p. 355.

103 Cf. E.MASSAUX, 19862

, p. 508-509 ; R.NOORMANN, 1994, Irenäus als Paulusinterpret, Tübingen (WUNT, 2/66) ; C.D.ALLERT, 2002, p. 173-174.

104 A.LINDEMANN, 1979, p. 356.

105 E.MASSAUX, 19862

qu’envers les Synoptiques parce que Justin Martyr utilise, dit Edouard Massaux, « cette formule après la bénédiction du pain et après celle du vin ; ce phénomène se trouve chez Paul ; Luc ne le mentionne qu’après la bénédiction du pain »106

.

Certains titres du Christ sont tirés de la théologie de Paul. Ainsi, lorsque Justin Martyr dit de Jésus qu’il est le « prwtÒtokoj tîn p£ntwn poihm£twn, premier-né de toute créature » (Dial. 84,2) ou « prwtÒtokoj tîn Ólwn ktism£twn , Premier-né de l’ensemble des créatures » (Dial. 125,3), il reprendrait vraisemblablement cette idée à Col 1,15. D’autres titres tels que le Christ « Pâques », le Christ « pierre angulaire, o¸ a)krogwnk∂ojl∂qoj »107

sont des expres- sions pauliniennes même si ce dernier titre n’est pas exclusivement paulinien. Nous le retrouvons aussi dans la première Epître de Pierre108

et souvent dans des textes non cano- niques. Quant à la doctrine de la « race véritable » ou « spirituelle » qui est celle de Jacob, d’Isaac et d’Abraham, il la développe en accord avec Paul109

. Il est probable qu’il se réfère aussi à ce dernier lorsqu’il note que c’est dans l’incirconcision qu’Abraham a reçu témoi- gnage pour sa foi.

Bien qu’il y ait un rapport avec Gn 17,5, cité explicitement aussi dans la lettre aux Romains (4,17), la dépendance à Paul est plus probable à cause justement de l’accent apologético- polémique absent dans la prophétie110. Toutefois, « la fréquence avec laquelle Justin tire argument du cas d’Abraham suggérerait une coutume de l’Apologétique chrétienne contre les Juifs de recourir au cas d’Abraham pour montrer que la Loi n’a plus de force »111. Mais, même dans ce cas, cette pratique est déjà présente chez Paul.

106 E.MASSAUX, 19862

, p. 563. Autres passages où on remarque quelques ressemblances entre Justin Martyr et Paul : Dial. 11,3 et 1 Co 5,7 ; 119,5-6 et Ga 3,6-7.

107 Cf. Dial. 111,3 : 1 Co 5,7 ; Dial. 114,4 : Eph 2,20 ; E.MASSAUX, 19862

, p. 564

108 Voir aussi 1 Pi 2,6 qui cite Is 38,16.

109 Cf. Dial. 11, 5 ; 23, 4 ; 92, 3 : Rm 4, 9b-10. 14.

110 Cf. O.SKARSAUNE, 1987, p. 93 ; Dial. 119,4.

111 E.MASSAUX, 19862

, p. 565 ; cf. Dial. 23,4 ; 92,3. Gn 17,5 « kaiì ou)

klhqh/setai eÃti to\ oÃnoma/ sou Abram, a)ll’ eÃstai to\ oÃnoma/ sou Abraam, oÀti pate/ra pollw½n e)qnw½n te/qeika/ se ». Dial. 11,5 : « Abraam (…) patro\j pollw½n e)qnw½n klhqe/ntoj ». Rm 4,17« kaqwÜj ge/graptai oÀti Pate/ra pollw½n e)qnw½n te/qeika/ se ». « On ne t’appellera plus du nom d’Abram, mais ton nom sera Abraham car je te donnerai de devenir le

père d’une multitude des nations (…) ».

« Abraham (…) fut (…) appelé père de nombreuses

nations (…) ».

« En effet, il est écrit : ‹J’ai fait de toi le père d’un

grand nombre de peuples›

L’interprétation typologique de la Circoncision de la chair, remplacée par la Circon- cision spirituelle (pneumatikˇn) reçue dans le baptême en vue de la rémission des péchés, est empruntée à Paul (cf. Dial. 43,2 : Col 2,11-13). Les deux auteurs témoignent d’un ordre de salut avant Moïse, ils parlent d’une époque sans loi. C’est pourquoi Ernst Dassmann a pu dire que Justin Martyr conçoit la religion chrétienne non comme un rejet de la loi, mais « un renouvellement de l’ordre parfait du temps avant Moïse »112

.

Justin Martyr se réfère aux prophéties de l’Ancien Testament qui ont aussi inspiré Paul113

. Ceci se vérifie en particulier dans l’Epître aux Romains. Cependant, s’il s’est pro- bablement inspiré de Paul, la dépendance est à situer plutôt du côté des idées qui sont similaires que du côté de l’emploi des citations littérales pauliniennes. Quelques autres expressions et termes aussi nombreux que divers utilisés par l’Apologiste chrétien renvoient à ceux de Paul114

. Ainsi l’interprétation du Christ souffrant, du Crucifié maudit115

. Nous retrouvons d’autres idées pauliniennes chez Justin Martyr : le meurtre du juste et des prophètes116

; la malédiction du Christ117

, la malédiction de la croix118

, l’abaissement et l’élévation du Christ (cf. Dial. 23,3a) rappellent l’idée paulinienne d’humiliation du Christ suivie de son exaltation (cf. Phil. 2,8-9 ; Dial. 134,5) ; l’opposition de la sagesse humaine et de Dieu (cf. Dial. 38,2 et 1 Co 2,7) ; la liste des dons de l’Esprit (Is 11,2-3 ; 1 Co 12,7-10 et Dial. 39,2) présente la même substitution, la même omission que dans l’Epître aux Galates.

Didascale, en perpétuelle controverse avec le monde extérieur pluriel, Justin Martyr doit avoir eu devant lui plusieurs sources tant juives, païennes que chrétiennes. Pour combattre Marcion, il ne pouvait pas faire abstraction de Paul et de ses écrits119

. Toutefois, outre les allusions faites à l’Epître aux Romains, quelques-unes se réfèrent à la Première

112 E.DASSMANN, 1979, Der Stachel im Fleisch, p. 245 ; cf. Dial. 11,5 ; 23,1-2 ; 92,3. Gustave Bardy note qu’« au lieu de considérer le péché et la Rédemption comme les deux faits essentiels de l’histoire humaine, l’Apologiste se plaît à regarder le Christ sous l’aspect du maître qui est venu enseigner à tous les peuples la vérité complète ». G.BARDY, 1925, « Justin », dans DTC T. VIII/2, col. 2250

113 Justin Martyr (Dial. 37,3b) et Paul (Rm 3,11-17) s’inspirent tous deux du Ps 14, 2-3. L’Apologiste est plus proche du Psaume. Voir encore, sur le patrimoine commun (prophétie) de Justin Martyr et de Paul : Dial. 39,4 et Eph 4,8 : Ps 68,19. Mais en Dial. 87,6, malgré la même référence au Psaume, il n’y a plus de coïncidence avec l’Epître aux Ephésiens.

114 Dial. 7,3 ; 35,2 renvoient à 1 Tim 4,1 ; Dial. 32,4 se retrouve en 2 Thess 2,3 ; « Ñ ¢ntike∂menoj, le Diable » en Dial. 116,1 se lit en 2 Thess 2,4 ; Dial. 35,3 a son correspondant en 1 Co 11,18-19 ; Dial. 47,5 se réfère littéralement à Tite 3,4 ; l’image du corps en Dial. 42,3 est décrite comme en 1 Co 12,12. Dial. 120,6 applique à Simon les mêmes mots que Eph 1,21 applique au Christ. Pour E.MASSAUX, 19862

, p. 568 « on peut croire que cette coïncidence est accidentelle et que Justin se reporte uniquement à la doctrine de Simon ».

115 Cf. PH.BOBICHON, 2003, p. 695, note 3 (Dial. 89,2) : Gal 3,13.

116 Dial. 26,4 : 1 Thes. 2,15 et Ac 7,52.

117 Cf. Dial. 32,1 et Gal 3,13.

118 Cette abjection de la malédiction de la Croix est répétée dans Dial. 89,2 ; 90,1 ; 91,1 ; 93,4 ; 94,5.

119 Cf. A.LINDEMANN, 1979, p. 50-51. Les autres écrits des Apôtres ne présentant pas tellement d’intérêt, Justin Martyr pouvait trouver dans les « Mémoires » des Apôtres les matières nécessaires à son propos.

Epître aux Corinthiens et à l’Epître aux Galates120

. Toutefois, « à part quelques expressions du vocabulaire paulinien, conclut Edouard Massaux, aucun texte ne se présente avec certitude comme dépendant littéralement de l’Apôtre »121

.

Mais rien n’indique que Justin Martyr tienne ces textes pauliniens, dit André Wartelle, « pour ‹canoniques› ou qu’ils soient à ses yeux à égalité avec les prophètes et les Evangiles : il ne semble pas les traiter avec les mêmes égards. (…) Si l’Ancien Testament et les Evangiles sont pour lui l’Écriture, Saint Paul semble représenter autre chose, comme, par exemple, une partie de la tradition patristique »122

. Il faut considérer l’Apologie et le Dialogue avec

Tryphon comme des écrits composés pour les chrétiens afin de solidifier l’idée selon

laquelle la religion du Christ a été annoncée par les prophètes les plus anciens. Dans cette perspective, la dépendance à Paul n’est pas significative.

2. Les Epîtres apostoliques

Dans les œuvres de Justin Martyr, les allusions à ces Epîtres sont peu nombreuses. Avec l’Epître aux Hébreux, il est probable que l’auteur partage la même dénomination du Christ comme « fils et Apôtre de Dieu » et qualifie Moïse de « pistÕj qer£pwn, serviteur

accrédité »123

. Aussi, lorsqu’il parle de « ceux qui se convertissent et se purifient (…) par la

foi, grâce au sang du Christ », il reprend probablement l’idée de cette Epître124

. De même, la question de la purification des nations par le sang du Christ, et non par la cendre de génisse, rejoint l’énoncé de cette même Epître ; il en est de même dei l’expression « la

semence d’Abraham selon la chair » se laisse lire dans celle-ci125

.

Les deux Epîtres de Pierre ont, en commun avec Justin Martyr, le qualificatif du Christ « pierre angulaire ». Aux écrits de Pierre, il peut s’être référé encore pour la pro- messe d’un nouveau ciel126

. Quant aux trois lettres johanniques, seule la première semble avoir un écho dans le Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr : « (…) en procédant du

Christ (…), écrit l’auteur, nous sommes appelés et nous sommes des enfants véritables de

Dieu » (Dial. 123,9). Cette affirmation « kaiì qeou= te/kna a)lhqina\ kalou/meqa kaiì e)sme/n »,

dit Edouard Massaux « se retrouve littéralement peut-on dire en 1 Jn 3,1 »127

. Nous y lisons, en effet : « (…) nous sommes appelés enfants de Dieu et c’est ce que nous sommes

réellement, iãdete potaph\n a)ga/phn de/dwken h(miÍn o( path\r iàna te/kna qeou= klhqw½men ».

Par ailleurs, Justin Martyr connaît la Révélation faite à Jean. Dans un contexte où il est question de la démonstration sur la doctrine millénariste, il écrit : « D’ailleurs, dit Justin Martyr, chez nous, un homme du nom de Jean, l’un des Apôtres du Christ, a prophétisé,

120 Cf. O.SKARSAUNE, 1987, p. 92-98 ; A.LINDEMANN, 1979, p. 366-367 ; 1 Co 1,19 (Dial. 78 ; 32,5 ; 123,4) ; 10,7 (Dial. 20,1 ; 36,3-4) ; Gal 3,10 (Dial. 95,1) ; 3,13 (Dial. 96,1) ; 4,27 (1 Apol. 53,5).

121 E.MASSAUX, 19862

, p. 509.

122 A.WARTELLE, 1987, p. 48.

123 Cf. 1 Apol. 12,9 ; 63,10 : Hé 3,1 ; Dial. 13,1 : Hé. 9,12-14 ; Dial. 44,1 : Hé 2,16 ; Dial. 46,3 et 56,1 : Hé 3,5 en référence à Nb 12,7.

124 Dial. 13,1b : Hé 9,12-14a.

125 Cf. Dial. 44,1 : Hé 2,16.

126 Cf. Dial. 114,4 : 1 Pi 2,6 (cf. Is 37,16) ; Dial. 131,6 : 2 Pi 3,13 (cf. Is 65,17 ; 66,22). Dial. 72,4 n’a rein à faire avec 1 Pi 3,19 (cf. aussi 1 Pi ; 4,6).

127 E.MASSAUX, 19862

dans l’Apocalypse qui lui fut faite, que ceux qui auront cru à notre Seigneur passeront mille ans à Jérusalem ; après quoi aura lieu la Résurrection générale, et, en un mot, éternelle,

unanime, de tous les hommes ensemble, ainsi que le jugement » (Dial. 81,4)128

. Cette idée se lisait déjà dans Apoc 22,4-6.11129

où il est justement question du jugement, de la Résur- rection, du règne de mille ans. Aussi l’expression « ou)rano¿j kaino/j, ciel nouveau » (Dial 131,6) se retrouve en Apoc 21,1 et 2 Pi 3,13 qui l’auraient empruntée à Is 65,17 et Is 66,22. Ce qui n’exclut pas une dépendance littéraire.

Outline

Documents relatifs