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Les préalables nécessaires à la compréhension des Ecritures

Premier chapitre : Les Ecritures Prophétiques

A. Les préalables nécessaires à la compréhension des Ecritures

La compréhension et l’interprétation des Ecritures prophétiques, à cause de leur carac- tère caché ou voilé (cf. 2 Co 3,14-15), ne vont pas de soi. S’il en était autrement, les Juifs, qui les possèdent et qui les lisent tous les jours, les comprendraient. Or Justin Martyr soutient à maintes reprises que ses interlocuteurs, en l’occurrence les Juifs, n’ont pas la compréhension exacte des Ecritures. C’est que certaines dispositions intérieures sont nécessaires. N’en disposant pas, les Juifs ont, selon Justin Martyr, fini par altérer le texte des prophètes. « On le sait, souligne Daniel Vigne, Justin n’a pas de mots assez durs pour l’exégèse rabbinique, qu’il juge étroite, aveugle, ratiocinante »148

. Les Juifs sont privés des préalables nécessaires ou des « présupposés » qui préparent le lecteur à comprendre le texte sacré qui n’est compris que moyennant la grâce et la foi149

.

1. La « C£rij » divine, don de la compréhension des Ecritures

La juste interprétation des Ecritures et leur compréhension exigent avant tout, selon Justin Martyr, une grâce150

ou un charisme dont l’objet propre est l’intelligence des Ecritures. Il est appelé gnîsij par Clément de Rome, Barnabé et Justin Martyr151

. Dans

l’Apologie, le terme « C£rij » se rencontre quelquefois, mais son sens est plutôt profane

et sans rapport avec la connaissance et l’intelligence des Ecritures. Il signifie simplement « gagner les bonnes grâces de quelqu’un ou encore reconnaissance, gratitude »152

. En 1 Apol. 13,6 l’expression « kat¦ c£rin » est mise en rapport avec « kat¦ dÚnamin » dans le sens de connaissance des Ecritures. Ce passage a l’avantage de marquer la différence décisive entre la connaissance que les païens ont des Ecritures et celle des chrétiens. La rareté de cette expression dans l’Apologie pourrait se justifier, d’après Nestor Pycke, par le fait qu’« elle était trop difficile pour être saisie par les païens dans sa signification spéci- fique »153

. Ainsi, comme l’Apologie n’offre pas l’occasion de préciser ce terme, il faut recourir au Dialogue.

Dans le Dialogue précisément, la « C£rij » apparaît plusieurs fois154

en rapport avec le sens des Ecritures. C’est dans la démonstration sur l’existence d’un « autre Dieu (Ÿteroj

147 Voir le dossier édité sous la direction de M.TARDIEU, 1987, Les règles de l’interprétation, Paris (Patrimoine d’Etudes des Religions du Livre) et M.SIMONETTI, 1994, Biblical Interpretation in the Early Church. An Historical Introduction to Patristic Exegesis, p. 24-25.

148 D.VIGNE, 2000, p. 337. Il renvoie à Dial. 9,1 ; 38,2 ; 112,4 ; 113,2 ; 123,4, etc.

149 C.D.ALLERT, 2002, p. 222ss.

150 Cf. Dial. 7,3 ; 30,1 ; 58,1 ; 78,10.

151 Cf. Dial. 58, 1 ; D.VAN DEN EYNDE, 1933, p. 81-86.

152 N.PYCKE, 1961, p. 66. Cf. 1 Apol. 2,3 ; 41,3 ; 2 Apol. 2,19 ; 3,2.

153 N.PYCKE, 1961, p. 66.

QeÒj) que le Créateur » (cf. Dial. 55-57) que son sens est explicite. Justin Martyr recon- naît ses limites. Il n’a pas la force (dÚnamij) de construire les preuves relatives à cette

question mais il les produit au moyen de la grâce qui lui a été donnée de Dieu, grâce qui fait comprendre les Ecritures. Les arguments qu’il avance ne sont pas construits par son talent humain mais ils dépendent de la grâce divine. Cette intervention mériterait d’être reprise car non seulement elle traduit la sincérité de l’auteur mais aussi définit le conte- nu de la Grâce: « Je m’en vais vous rapporter les Écritures, non que je me soucie d’exhiber un

assemblage de paroles élaboré par l’art seul – je ne dispose point d’un semblable talent – mais une grâce qui vient de Dieu, m’a été accordée : elle seule me permet de comprendre ses Écritures ; une grâce à laquelle j’appelle tout le monde à prendre part, gratuitement et libéralement, pour que je ne sois pas condamné de ce chef au jugement que, par mon Seigneur Jésus le Christ, doit rendre le Dieu Créateur de toute chose » (Dial. 58,1).

La « grâce » est un don de Dieu orienté vers l’intelligence des Ecritures et la condition

sine qua non de leur intelligence. En conséquence, cette intelligence des Ecritures rend tous

les chrétiens « sages » parce qu’ils ont reçu le don de la grâce. Mais si celle-ci venait à man- quer, peut-on comprendre quelque chose de ces Ecritures ? La réponse de Justin Martyr est nette : « Si quelqu’un, donc, entreprend, sans le secours d’une grande grâce reçue de Dieu,

de comprendre ce qui par les prophètes fut dit ou accompli, il ne lui servira de rien de vouloir rapporter paroles ou événements, s’il n’est point en mesure d’en rendre raison aussi. Sinon, ne paraîtront-elles pas méprisables au plus grand nombre, les choses rapportées par ceux qui ne les comprennent pas ? » (Dia 92,1). Rien donc ne se fait sans le secours de la grâce, don

gratuit de Dieu. Mais ce don n’est pas fait aux Juifs.

A cause de leur méchanceté, Dieu leur a refusé la faculté de saisir la sagesse renfermée en ses paroles ; ils lisent les Ecritures sans comprendre (cf. Dial. 55,3). Ils sont donc sourds155

. Cette sagesse a été transférée aux chrétiens : « (…) Aussi serait-ce pour vous une

belle chose, amis, que d’apprendre ce que vous ne comprenez point de ceux qui ont reçu la grâce, nous autres chrétiens, plutôt que d’employer tous vos efforts à faire prévaloir vos enseignements, en méprisant ceux de Dieu. C’est à nous, en effet, que cette grâce a été transférée (…) »

(Dial. 78,10-11)156

. La « Grâce » divine dévoile le sens des prophéties qui prédisent le Christ. Elle est donc absolument nécessaire et indispensable pour comprendre les Ecri- tures. L’intelligence des Ecritures et la reconnaissance du Christ apparaissent ainsi comme intimement liées. Seul, celui qui a reçu la Grâce, pourra comprendre les Ecritures et reconnaître la messianité de Jésus. « Désireux d’exprimer l’aveuglement des Juifs en la matière, souligne Nestor Pycke, [Justin Martyr] développa, l’idée que [l’aveuglement des Juifs] dérive d’un manque de la grâce, ce don divin absolument requis pour saisir le sens des Ecritures »157

. Cette grâce n’est nullement ésotérique. Elle doit être proposée à tous (cf. Dial. 58,1).

155 Cette surdité est au centre de sa polémique avec les Juifs et leurs didascales qui ne comprennent pas les Ecritures et les interprètent d’une façon terre à terre. Justin Martyr répète souvent que ses interlocuteurs juifs, comme leurs maîtres, « n’entendent pas » les Ecritures (cf. Dial. 12,2 ; 20,2 ; 70,3 ; 112,1 ; 114,3).

156 Autres références sur la Grâce : Dial. 7,2-3 ; 30,1 ; 32,5 ; 55,3 ; 100,2 ; 112,3 ; 119,1 et 2 Apol. 13,6.

Justin Martyr insiste sur la nécessité de la grâce afin de comprendre les Ecritures. Cela suppose une intervention de Dieu ou du Christ. Car la grâce, pour Justin Martyr, provient soit de Dieu, soit du Christ, soit de Dieu et du Christ (cf. Dial. 42,1), soit du Seigneur des armées, soit de l’Esprit158

. Cette grâce est un don de Dieu transféré aux chrétiens159

, car les Juifs, sauf un Reste160

, n’en furent pas dignes à cause de leur méchanceté. Elle est la condition préalable à l’intelligence des Ecritures161

. A cette grâce, don gratuit, force divine (cf. Dial. 87,5) qui purifie les péchés, Justin Martyr invite tous les Juifs à prendre part. Ils devraient se laisser instruire par les chrétiens afin d’éviter le jugement de Dieu.

Mais quand Justin Martyr a-t-il reçu cette grâce dont il affirme être le dépositaire ? Si pour le philosophe chrétien la grâce est un don divin accordé aux chrétiens en vue de la connaissance du Christ, il faut, pensons-nous, revenir au récit de sa conversion où il situe l’éventuel moment favorable de la réception de ce don divin. C’est après avoir écouté le vieillard que Justin Martyr conclut : « (…) un feu, subitement, s’embrasa dans mon

âme, et je demeure pris d’amour pour les prophètes ainsi que pour ces hommes qui sont amis du Christ. Délibérant alors en moi-même sur ses paroles, je trouvai que c’était là l’unique philosophie, à la fois sûre et profitable. C’est donc de cette manière et à cause de cela que je suis, pour ma part, philosophe (…) » (Dial. 8,1-2 ; cf. Dial. 119,6).

Par ailleurs, l’auteur ne marque pas des limites claires et nettes entre l’Esprit qui ins- pire les prophètes et la Grâce sans laquelle l’intelligence de leurs textes ne serait pas à la portée de l’homme. Certains passages montrent que l’Esprit prophétique inspire et que la Grâce divine facilite la compréhension : « Croyez-vous, amis, que nous aurions jamais pu

comprendre ces choses, dans les Ecritures, si par la volonté de celui qui les a voulues nous n’avions point reçu la grâce de comprendre ? » (Dial. 119,1). Et c’est à juste titre que Daniel Vigne

a pu écrire « celui qui inspire les prophètes est aussi celui qui les fait comprendre »162

. Justin Martyr se croit, note Charles Munier, « investi d’un charisme personnel, lui per- mettant d’interpréter les Ecritures de manière originale, notamment dans le domaine infini de la Typologie »163

. En fait, la grâce de comprendre les Ecritures, que Justin Martyr affirme avoir reçue (cf. Dial. 58,1 ; 78,10), le rend dépositaire, responsable des traditions exégé- tiques transmises par l’Eglise comme venant des Apôtres et, par ces derniers, du Christ lui-même ; cette Grâce fait de lui un didascale des enseignements que seul celui qui est empli de la grâce divine est capable de transmettre. Cette disposition est aussi confirmée par la foi au Christ qui donne la lumière des Ecritures.

2. La « p∂stij », l’adhésion au message évangélique

Justin Martyr est convaincu que les prophéties ont été accomplies par le Christ ; le Messie annoncé inaugure l’Alliance nouvelle (cf. Dial. 11,3-4). Cette lecture de l’Ancien Testament,

158 Cf. Dial. 32,2.5 ; 55,3 ; 58,1 ; 64,2 ; 78,10-11 ; 87,5 ; 92,1 ; 100,2 ; 116,1 ; 119,1.

159 Cf. Dial. 58,1 ; 78,10 ; 100,2.

160 Il s’agit du petit nombre des Juifs à « qui par une grâce de sa miséricorde, il a laissé le germe du salut » N. PYCKE, 1961, p. 69. L’appartenance au Reste se fait par la compréhension des Ecritures qui se réalise par les preuves tirées des Ecritures (cf. Dial. 32,2). Cette Grâce réalise le salut du Reste (cf. Dial. 64,2).

161 Cf. Dial. 42,1 ; 49,1.

162 D.VIGNE, 2000, p. 338.

faite à partir du Christ, rompt avec l’exégèse rabbinique. Alors que cette dernière expli- quait un texte par un autre, à partir de certains principes (par exemple le modèle de la libération) mais naturellement jamais à partir du Christ, Justin Martyr, lui, oriente les Ecritures vers le Christ qui en devient l’Herméneute. Plus que des règles d’interpréta- tion, nous devrions avoir « la connaissance du Christ pour comprendre les Écritures »164

. Et en même temps, la vie du Christ est éclairée par les Ecritures165

.

L’exégèse de Justin Martyr est entièrement déterminée par sa foi en Jésus qu’il confesse comme Messie, venu accomplir les Écritures (cf. 1 Apol. 36,3), et Nouvelle Loi, Maître divin et Fils de Dieu. Les Ecritures mènent au Christ mais c’est le Christ qui dévoile plei- nement leur sens. Justin Martyr se laisse gouverner par le message évangélique, en parti- culier les paroles, les événements de la vie terrestre du Christ et le témoignage des premiers chrétiens ; il relit les paroles prophétiques à partir des paroles et gestes du Christ et il en dégage une nouvelle compréhension166

.

L’interprétation des Ecritures influence à son tour la reconstitution des origines de la religion chrétienne que Justin Martyr effectue grâce aux Mémoires des Apôtres. Pour l’auteur, la signification profonde des Ecritures était inaccessible avant la venue du Christ. C’est d’ailleurs ce qu’il soutient devant son interlocuteur juif : « (…) Car si, par les prophètes, il

avait été annoncé, de façon voilée, que le Christ serait « souffrant », pour exercer ensuite sa souveraineté sur toute chose, personne, il est vrai, ne le pouvait comprendre, jusqu’à ce qu’il ait persuadé les Apôtres que dans les Écritures ces choses se trouvaient expressément annoncées »

(Dial. 76,6 ; cf. 1 Apol. 50,12). Grâce à sa venue, le Christ a révélé et donné leur sens plénier aux prophéties (c. Dial. 76,6 ; 92,1 ; 100,2ss ; 119,1).

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