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Les collections des Paroles de Jésus

Les Mémoires des Apôtres et de leurs disciples

A. Les collections des Paroles de Jésus

Les Sentences155

et les récits de la vie terrestre de Jésus chez Justin Martyr n’offrent par- fois pas le même caractère que ceux des Evangiles actuels. Pour expliquer ce phénomène, l’hypothèse de l’utilisation d’une harmonie des Evangiles Synoptiques fut avancée. Les tenants de cette hypothèse conçoivent une harmonie évangélique au sens d’une composi- tion littéraire antérieure à Justin Martyr et dont l’Apologiste se serait servi ou à laquelle il s’est référé. On comprendrait une telle œuvre dans le sens, note Pierre Prigent, « d’une œuvre d’envergure reprenant systématiquement la matière des Evangiles comme le fera Tatien dans son Diatessaron »156

.

C’est encore dans ce sens que Marie-Emile Boismard comprend cette expression : « Vers 150, écrit-il, l’Apologiste Justin citait les Evangiles selon une harmonie évangélique composée en grec, qu’il nommait ‹Mémoires des Apôtres »157

. Etienne Nodet et Justin Taylor, pour expliquer les discordances des citations de Justin Martyr avec les Evangiles que nous connaissons, ont retenu la leçon de Marie-Emile Boismard, et affirment que « ces mémoires des Apôtres› ne sont autres qu’une harmonie évangélique (Diatessaron) de forme antérieure à celle attestée par Tatien, et dont les éléments constituants provien- nent d’un état archaïque des Evangiles canoniques »158

. Plus récemment, revenant sur la

153 Justin Martyr résume et condense fortement deux questions du Christ en une seule et écrit : « Dites-moi : de qui la pièce de monnaie porte-t-elle l’effigie ? » (1 Apol. 17, 2 : Mt 22,17-21, Mc 12,14-17 ; Lc 22,22-25). Cf. 1 Apol. 16,6 : Mt 22,36-38 ; Mc 12, 29-30 ; Lc 10,25-25 ; Dt 6,5 ; 6,13 ; 10,20 ; Mt 4,10 ; Lc 4,8.

154 Cf. A.J.BELLINZONI, 1967, p. 76ss. Mt et Lc : 1 Apol. 15, 8-10.14 ; 16.7.11 : 17,2 ; Mt et Mc : 1 Apol. 15,12 ; 16,6 ; divers passages combinés d’un même Evangile : 1 Apol. 15,2.16 ; 16,2.6.13. Voir aussi G.ARCHAMBAULT, 1909, T. II, p. 119-121 ; P.PRIGENT, 1987, p. 145-149.

155 La source Q, par définition, ne contient que le matériel commun à Mt et à Lc en dehors de Mc, alors que l’harmonie de Justin Martyr contient autre chose. Sur la reconstitution des paroles de Jésus (Q), voir J. M. ROBINSON,P.HOFFMANN and J.S.KLOPPENBERG, 2000, The Critical Edition of Q. Synopsis Including the Gospels of Matthew and Luke, Mark and Thomas with English, German and French Translations of Q and

Thomas, Minneapolis-Leuven (Hermeneia. Supplement) ; et la traduction française faite par F. AMSLER

(éd.), 2001, L’Evangile inconnu. La source des Paroles de Jésus. Traduction, introduction et annotation, p. 7 ; J.TAYLOR, 2003, D’où vient le Christianisme ? p. 26.

156 P.PRIGENT, 1987, p. 140.

157 M.-E.BOISMARD, 1992, p. 156.

position d’Arthur Bellinzoni, William L. Petersen note que selon ce dernier, « soit cette harmonie a été élaborée par Justin Martyr, soit existait déjà avant lui »159

.

Dans quelle mesure un tel document a-t-il circulé jusqu’à être utilisé par Justin Martyr ?160

Pour Marie-Emile Boismard, la preuve de la présence de l’harmonie évangélique dans l’œuvre littéraire de Justin Martyr est palpable lorsque ce dernier se réfère à la vie, aux activités, aux paroles, à la doctrine de Jésus161

. Les récits de la prédication du Baptiste et du baptême du Christ162

, où conjointement les textes de Matthieu, Marc, Luc et les textes indépendants, par exemple ceux des Oracles sibyllins, sont sollicités et combinés, relèvent tout simplement d’une harmonie évangélique163

. Bien avant lui Eric Francis Osborn soute- nait déjà que »Justin a utilisé une ‘harmonie’ des Evangiles synoptiques, qui était une anthologie pour l’enseignement et pour l’apologétique, mais cette harmonie était primi- tivement transmise sous forme orale (…). Comme pour le problème des Testimonia, c’est la transmission orale d’anthologies écrites qui est la clé des citations de Justin »164

. On serait ici en face du futur « Diatessaron, toì dia-tessaron, à travers les quatre » dont Tatien, le disciple de Justin Martyr, sera l’auteur compositeur165

.

Cette utilisation se vérifie, selon Marie-Emile Boismard, dans la façon dont Justin Martyr raconte l’épisode de Jean le Baptiste, dans le récit du baptême de Jésus. Partant de ces cas, il est parvenu à la conclusion que cette harmonie, qui devait donc exister vers 140, avait incorporé les Evangiles de Mt, de Lc, de Mc et de Jn, mais sous une forme plus archaïque que celle qui nous est parvenue dans la tradition manuscrite »166

. Toutefois son point de vue ne va pas sans poser de difficultés. D’abord l’échantillon de textes évangéliques choisis est restreint. Ensuite, la conception de l’harmonie évangélique comme un abrégé synop- tique de « quatre Evangiles en un seul », situé « en aval » des Evangiles, ne nous sera donné que par Tatien, avec son « Diatessaron ».

A notre avis, pour résoudre cette difficulté sur l’utilisation ou non d’une harmonie évangélique, il faut rappeler la façon dont l’Apologiste cite les livres auxquels il se réfère.

159 W.L.PETERSEN, 2005, « Canonicité, autorité ecclésiastique et Diatessaron de Tatien», dans G.ARAGIONE, E.JUNOD et E.NORELLI (éd.), 2005, p. 98.

160 La question fut posée tour à tour par L.KLINE, 1975, « Harmonised Sayings of Jesus in the Pseudo- Clementines Homilies and Justin Martyr », ZNTW 66 (1975), 223-241 ; G.STRECKER, 1978, « Eine Evangelienharmonie bei Justin und Pseudo-Clemens ? », New Testament Studies 24 (1978), 297-316.

161 Cf. M.-E.BOISMARD, 1992, p. 67. Il renvoie entre autres à H.KÖSTER, 1957, Synoptische Überlieferung

bei den Apostolischen Vätern, p. 86-91 ; A.J.BELLINZONI, 1967, The Sayings of Jesus in the Writings of Justin

Martyr, Leiden ; M.-E.BOISMARD, 1989, « Une tradition para-synoptique attestée par les Pères anciens »,

dans J.-M.SEVERIN (éd.), 1989, The New Testament in Early Christianity. La réception des écrits néotesta-

mentaires dans le christianisme primitif, Leuven, p. 177-195 ; W.L.PETERSEN, 1990, « Textual Evidence

of Tatian’s Dependance upon Justin’s APOMNHMONEUMATA », New Testament Studies 36 (1990), p. 512-534 ; J.TAYLOR, 2003, p. 26.

162 Cf. Dial. 88,7-8 : Lc 3,3. Justin Martyr donne ces deux récits sans solution de continuité. Mais ailleurs, il distingue la prédication du Baptiste (Dial. 49,3 ; 51,2) et la scène du baptême de Jésus (Dial. 88,3 ; 103,6 = Mt 3,1-17). Voir M.-E.BOISMARD, 1992, p. 8-9 et 68.

163 Cf. M.-E.BOISMARD, 1992, p. 71 et 145.

164 E.F.OSBORN, 1973, p. 121.

165 W.L.PETERSEN, 1994, Tatian’s Diatessaron. Its Creation, Dissemination, Significance and History in Scholarship, Leiden.

« Dans l’ensemble, remarque André Wartelle, les citateurs anciens étaient moins scrupu- leux que nous sur la matérialité des textes ; il leur suffisait d’être fidèles à l’esprit de l’auteur cité. Avant d’inventer un Diatessaron avant la lettre à l’usage personnel et confidentiel, il faut s’aviser que Justin Martyr utilise les textes des écrivains ‹profanes› avec la même liberté qu’il s’accorde apparemment pour les écrivains ‹sacrés› : il n’est que de comparer, par exemple, le texte reçu de Platon et l’usage qu’en fait Justin »167

. Mais cela ne signifie nullement qu’ils ne savaient point citer. Au contraire, ils savaient citer fidèlement168

. Une certaine critique paraît avoir établi que les références de Justin Martyr aux maximes du Christ proviennent des documents écrits qui avaient rassemblé et parfois harmonisé les matériaux synoptiques d’après les thèmes. Elle a par exemple repéré en 1 Apol. 15-17 (cf. Dial. 35,3) une espèce de vade-mecum contre les hérésies qui serait à la fois utilisée par l’auteur des homélies Pseudo-clémentines, Clément d’Alexandrie et Origène169

. Les dits de Jésus étaient donc thématiquement harmonisés 170

.

L’examen des citations évangéliques ne permet pas, à l’heure actuelle, d’affirmer que Justin Martyr ait composé une harmonie ou l’ait utilisée comme au temps de son disciple Tatien. Pour le cas de Justin Martyr, l’hypothèse de l’utilisation d’une harmonie n’est pas fondée171

. Comme personne n’a jamais songé à une harmonie vétérotestamentaire, égale- ment l’hypothèse d’une harmonie évangélique n’est pas, à notre avis, fondée. Cependant, il se réfère aux collections des paroles de Jésus antérieurement composées et cela pourrait expliquer les contaminations et les mélanges de textes évangéliques.

Les collections des maximes de Jésus semblent avoir été organisées en fonction des besoins du moment. Cette source « réunit des enseignements de Jésus sur des sujets tradi- tionnellement abordés dans les ‹catéchismes› du christianisme primitif »172

. L’existence des traditions écrites antérieures à Justin Martyr ne signifie pas une harmonie des quatre Evangiles en un. En effet, « ce que Justin a connu, voire composé, est formé d’une ma- tière empruntée aux traditions synoptiques des paroles de Jésus regroupées par thèmes, à la mode catéchétique »173

. L’hypothèse d’une « Harmonie préexistante » doit être distin- guée des « harmonisations textuelles » qui sont pourtant nombreuses dans les œuvres de Justin Martyr et dont lui-même ou ses sources serait l’auteur.

167 A.WARTELLE, 1987, p. 47-48.

168 Voir B.ALAND, 1989, « Die Rezeption des neutestamentlichen Textes in den ersten Jahrhunderten», dans J.-M.SEVRIN (éd.), 1989, The New Testament in Early Christianity, p. 1-38 ; G.STRECKER, 1978, p. 315.

169 Cf. Dial. 17, 4b ; 18,1 ; CH.MUNIER, 1995, p. 24 ; P.NAUTIN, 1998, L’Evangile retrouvé : Jésus et l’Evangile

primitif, Paris ; F.AMSLER (éd.), 2001, L’Evangile inconnu, Genève.

170 Voir en particulier 1 Apol. 15-17 et les analyses concordantes d’E.MASSAUX, 19862

, p. 504. 513. 546 ; d’A.J.BELLINZONI, 1967, p. 49-99 ; de P.PRIGENT, 1987, p. 137-138.

171 G.STRECKER, 1978, p. 316.

172 P.PRIGENT, 1987, p. 138.

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