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Les critères de vérité de l’interprétation des Ecritures

Premier chapitre : Les Ecritures Prophétiques

B. Les critères de vérité de l’interprétation des Ecritures

L’interprétation de l’Ancien Testament est présentée par Justin Martyr à travers la tension entre la prophétie et sa réalisation. C’est ainsi qu’il parle de deux Lois, de deux Parousies de Jésus, de deux naissances, de deux Testaments, de deux boucs (émissaire et propitia- teur). Cette tension doit être considérée, souligne Craig Allert, comme « le contexte dans lequel Justin Martyr interprète les Ecritures. Ils sont les fondements sur lesquels il s’appuie pour comprendre les textes de l’Ancien Testament »167

. Cette tension démontre le rapport existant entre la figure et la réalité. L’Apologiste met en place un critère herméneutique et se sert d’une méthode.

1. L’accomplissement des annonces

Justin Martyr énonce en plusieurs endroits le principal critère de vérité permettant de juger toute argumentation, tout discours prophétique. « Ce sont, dit-il, les événements passés

et présents qui forcent à adhérer aux paroles proférées par leur intermédiaire » (Dial. 7,2) Il

relève ainsi la coïncidence qui doit exister entre les paroles (o≤ lÒgoi) ou les Écritures (a≤

164 F.MANNS, 2000, p. 110.

165 Cf. Dial. 114,2 : Is 7,14 et 53,7.

166 Cf. A.LE BOULLUEC, 1996, p. 68.

167 C.D.ALLERT, 2002, p. 222, note 6. Cf. Dial. 135,5 : « (…) il y a deux postérités de Juda et deux races, comme deux maisons de Jacob, l’une née du sang et de la chair, l’autre de la foi et de l’Esprit ».

grafa∂)168

et les faits vécus (t¦ pr£gmata)169

. Et c’est parce que ses interlocuteurs juifs, leurs didascales et les hérétiques ne se conforment pas à ce critère herméneutique que Justin Martyr peut établir devant les Juifs que, par exemple, la prophétie d’Isaïe 7,14 ou certains Psaumes de David ne concernent ni le roi Ezéchias, ni Salomon mais s’appliquent uniquement au Christ.

Justin Martyr maintient « l’Ancien Testament dans son intégralité »170

comme étant le témoignage prophétique du Christ. Les prophéties et les faits historiques, demeurés chro- nologiquement distincts dans l’Ancien Testament, se trouvent ainsi, pour Justin Martyr, réalisés et réunis en la personne du Christ (cf. Dial. 68,6). C’est « cette cohérence, atteste Philippe Bobichon, qui manifeste la continuité du projet divin, et la validité de la démons- tration que [Justin Martyr] entend en donner. Elle est invoquée dans le ‹Dialogue›, mais aussi dans toute la ‹Première Apologie› où alternent prophéties et rappels de faits, les uns et les autres étant présentés comme des ‹preuves› de la vérité du message chrétien »171

. La coïncidence entre les réalités naturelles172

, les événements historiques et les Ecritures constitue pour Justin Martyr la preuve décisive de la vérité de la conception chrétienne de l’histoire du salut. Elle sera, selon lui, une preuve irréfutable de la vérité de la doctrine dont il est le défenseur et qui a pour origine, non pas la connaissance humaine, mais l’Esprit prophétique qui a parlé entre autres par les Prophètes. C’est d’ailleurs ce que Justin Martyr affirme : « Pour quelle raison, en effet, croirions-nous d’un homme crucifié

qu’il est le premier-né du Dieu inengendré et qu’il jugera le genre humain tout entier, si nous ne trouvions les témoignages qui le concernent proclamés d’avance, avant même qu’il ne fût devenu homme, et si nous ne les voyions réalisés de la sorte (…) » (1 Apol. 53,2).

Cette coïncidence justifie l’origine divine de la religion chrétienne (1 Apol. 31, 7-8). Dès lors, la reconstitution des origines chrétiennes doit avoir pour point de départ les Ecritures. Leur compréhension et leur interprétation permettent de démontrer comment le Christ réalise les faits préfigurés et annoncés par les prophètes. Grâce à cette articula- tion, cette réalisation n’est pas contingente, mais inscrite dans un plan divin. Les pro- phéties annoncent Jésus et ses Apôtres ou les contiennent en puissance. Et à son tour, cette époque des origines se réfère aux prophéties pour justifier ce qu’elle s’accomplit et leur donne sens. Quant à la Communauté chrétienne, elle se modèle sur ce qu’ont dit et fait Jésus et ses Apôtres.

Les préalables nécessaires à la compréhension des Ecritures et le critère de vérité du discours chrétien éclairent donc la conception « christocentrique » de l’Ancien Testament qui est celle de Justin Martyr. Car sa lecture christologique de la Bible a sans doute pu

168 Cf. Dial. 32,2 ; 56,16 ; 67,3 ; 92,6.

169 Cf. Dial. 16,2 ; 23, 4 ; 32,1 ; 40,2 ; 49,2 ; 57,1 ; 67,8 bis ; 68,2.9 ; 92,2 ; 137,1.

170 W.RORDORF, 1986, p. 320.

171 PH.BOBICHON, 1999, REAug. 45 (1999), p. 236-237. Cf. 1 Apol. 12,10 ; 14,4 ; 16,4 ; 20,3 ; 30,1 ; 36,3 ; 46,6 ; 52,1 ; 53,1 ; 63,10.

influencer sa manière de raconter Jésus le Christ ; sa tendance à voir dans les textes bibli- ques des prophéties des origines chrétiennes a pu exercer une certaine influence sur l’image qu’il se fait précisément de ces origines. Pour ce faire, la méthode typologique est un outil approprié.

2. La lecture typologique des annonces

Ce chrétien scrute les Ecritures pour saisir ce qu’elles disent du Christ et de son histoire. Il applique la méthode typologique173

qui permet d’observer des personnages, des faits et des événements vétérotestamentaires comme des figures annonciatrices du Christ174

. Pour dévoiler le sens caché dont les citations scripturaires sont porteuses, il fait une lecture qui décode les événements chrétiens préfigurés. Cet exercice s’opère à partir de la matérialité, des indices et des détails qu’offrent les Ecritures qui contiennent des types, symboles, paraboles, similitudes, mystères et paradoxes175

. La lecture typologique se pose en trait d’union entre la religion chrétienne et les Ecritures. Elle a l’avantage de souligner et de justifier la continuité entre l’antitype et le type.

Le terme « Typos » (figure prophétique appelée aussi « symbole ») est omniprésent dans le Dialogue de Justin Martyr avec le juif Tryphon176

. Et Justin Martyr peut ainsi établir les correspondances entre les prophéties vétérotestamentaires juives et leur accomplissement dans la vie terrestre de Jésus le Christ177

. Non seulement les événements, les faits et les personnages de l’histoire peuvent être interprétés comme des types des origines chré- tiennes mais aussi la Loi, les Prophéties et les Psaumes. Cette méthode contraste avec la lecture juive. Voilà pourquoi Justin Martyr dit à son interlocuteur juif : « Le Christ te

demeure caché, et tu lis sans comprendre » (Dial. 113,1). Pour le persuader, il explique que

les « tÚpoi » ou les figures de l’Ancien Testament et les paroles ou « o≤ lÒgoi » prononcées par l’Esprit prophétique portent sur l’avenir. Les figures peuvent être soit des faits

173 La pratique exégétique de Justin Martyr est allégorique aux yeux d’A.PUECH, 1928, p. 163, typologique selon J.DANIÉLOU, 1990, p. 185-202, allégorico-typologique pour D.NOEL, dans F.CULDAUT et ALII, 1991, p. 61 et spirituelle selon F.MANNS, 2000, p. 110-112, aussi hellénistique pour C.D.ALLERT, 2002, p. 221. Sur la méthode allégorique, voir aussi J.PEPIN, 19762

(19581

), Mythe et allégorie : les origines grecques

et les contestations judéo-chrétiennes, Paris (Etudes augustiniennes. Série Antiquité, 69) ; M.SIMONETTI,

1985, Lettera e/o allegoria. Un contributo alla storia dell’esegesi patristica, Roma (Studia ephemeridis « Augustinianum », 23) ; Supplément au Cahiers Evangile no 44 (Philon d’Alexandrie), p. 21-31.

174 En Dial. 114,1-2, la figure de « Jacob », le geste de Moïse élevant les mains lors du combat contre Amalek (cf. Dial. 112,2), le nom d’Israël ou le symbole « pierre » indiquent en mystère le Christ et les réalités chrétiennes. De même le bois de l’arche de Déluge est le symbole du bois de la Croix et du baptême (cf. Dial. 86,1-2.4-6). G.OTRANTO, 1987, La Terminologia esegetica in Giustino, Bari (Quaderni di Vetera Christianorum 24), p. 34s.

175 Cf. Dial. 40,1 et 90,2 (typos) ; 56,6 et 92,6 (logos) ; 112,2 (symbolon) ; 36,2 (parabolè) ; 77,4 (homoiôsis) ; 68,6 (mystèrion) ; 38,2 (paradoxan), etc.

176 Voir Dial. 14,2.3 ;40,2 ; 41,1 ; 91,2.3.4 ; 111,1.2 ; 114,1 ; 131,4 ; 140,1. Justin Martyr distingue ainsi clairement les « tÚpoi », qui sont des événements suscités par l’Esprit-Saint, et les « lÒgoi » qui sont des paroles inspirées (Dial. 90,2 ; 114,1).

177 Cf. D.BARTHÉLEMY, 1994, p. 395 ; E.AMANN, 1950, « Type », dans Dictionnaire de Théologie Catho-

lique, T. XV/2 (1950), col. 1935. Voir L.GOPPELT, 1981 (réimpr.), Typos : die typologische Deutung des

Alten Testaments in Neuen ; Anhang : Apokalyptik und Typologie bei Paulus, Darmstadt. Le terme « tÚpoj »,

(Exode, Pâque…) soit des personnages (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Josué…). Avec les paroles inspirées, elles annoncent les événements qui mettent en scène Jésus et ses Apôtres, l’expansion chrétienne, l’incrédulité d’Israël ; ces figures décrivent l’économie du salut et appellent les peuples à la conversion.

Pour Justin Martyr, la lecture typologique de la Bible permet de discuter avec les Juifs sur les éléments contenus dans leurs écrits et leurs récits ; d’expliquer aux païens le sens caché des Écritures et de conforter les chrétiens dans ce qu’ils croient et vivent. Cette interprétation sert donc, dans la double controverse qu’il a vécue : avec les Juifs et avec les Gnostiques178

. Elle souligne à la fois l’unité des deux Testaments et la supériorité du Nouveau sur l’Ancien Testament. Bien que privilégiée dans ses analyses, la méthode typologique est encore associée à d’autres formes d’exégèse.

Justin Martyr répète, mais en des circonstances nouvelles, le même texte179

. La citation elle-même, pour être comprise, exige une indispensable qualité de l’écoute ou de la lecture. C’est pourquoi il déclare que l’Écriture n’a pas besoin d’être expliquée « puisqu’il suffit

qu’elle soit entendue » (Dial. 55,3). Pour lui, comprendre le texte signifie d’abord l’entendre

et la plus littérale des exégèses est la lectio divina. Pour ce faire, il emploie fréquemment le verbe « ¢koÚein » qui englobe les deux significations d’« écouter » et de « comprendre » :

« Mais pour que vous saisissiez ce que je viens de dire, voici les paroles du Psaume (…) »

(Dial. 34,3).

Justin Martyr ne néglige pas le côté littéral des prophéties180

. De nombreux passages attestent chez lui le respect de la lettre des Écritures. Ainsi par exemple, aux chapitres 55-57 du Dialogue avec Tryphon, la lettre est constamment sollicitée. Aussi, étant donné que l’Esprit-Saint prédispose les événements et les figures afin qu’ils deviennent des types de l’avenir181

, ce procédé ne peut pas être ignoré par « ceux qui abordent les paroles

des prophètes sans rester incapables d’en suivre le sens ainsi qu’il convient (…) » (Dial 114,1).

L’Apologiste attire ainsi l’attention sur le fait que, pour comprendre l’Ancien Testament, il faut posséder et être guidé par l’Esprit. Cette lecture spirituelle n’est opposée ni à la lecture typologique, ni à la lecture littérale. Au contraire, il faut relire les Ecritures de façon typologique afin de déceler les pierres d’attente posées par l’Esprit et qui préparent le Christ (cf. Dial. 100, 4-5).

Conclusions

Deux faits ont déterminé l’accueil que Justin Martyr réserve à la religion chrétienne qui est, à ses yeux, la philosophie la plus sûre et profitable, supérieure à toute philosophie humaine (cf. 2 Apol 15,3) : la lecture des livres des prophètes et le comportement cou- rageux des chrétiens persécutés ou martyrisés (cf. 1 Apol 31,6 ; 2 Apol 12,1). Cette double expérience contient à la fois des souvenirs personnels, leur généralisation et des

178 Cf. Dial. 68,6 ; 77,4 et 90,2 ; PH.BOBICHON, 2003, p. 758-759, note 9.

179 Voir Ps 44 : Dial. 38,3-5 et 63,4 ; Ps 98 : Dial. 37,3-4 et 64,4 ; Is 7 : Dial. 43,5-6 et 66,2-3.

180 Cf. Dial. 56 ss : Gn 18-19 ; 21 ; 28 ; 31-32 ; 35 ; Ex 2-3.

181 Dial. 114,1 : « Tantôt, en effet, (…) l’Esprit-Saint a fait qu’il se produise de façon visible quelque chose qui était une figure de l’avenir, tantôt il a proféré des paroles sur ce qui devait arriver, les proférant comme s’il parlait

traits littéraires conventionnels indiscutables. En conséquence, il donne à cette conver- sion, comme le dit Robert Joly, « un fondement rationnel ». Son but est de faire, d’un cas individuel, un cas typique ayant pour effet de transformer en figures quelque peu conventionnelles les maîtres de philosophie qu’il a personnellement connus avant sa rencontre avec le vieillard. La visée théologique de la compréhension que Justin Martyr se fait des origines de la religion chrétienne se lit clairement dans la structure littéraire de ses ouvrages. L’unité littéraire de deux Apologies permet d’attirer l’attention sur le rôle combien central et moteur occupé et joué par le Christ, Logos et Maître divin. Le plan bipartite du Dialogue avec Tryphon illustre combien la Loi et les promesses ou les pro- phéties aboutissent au Christ, aux Apôtres et aux chrétiens.

L’histoire du peuple juif est guidée par deux institutions que le Créateur et Père a données à son peuple : la Loi et les prophètes. La Loi contient des préceptes éthiques et universels en tant qu’ils sont par nature bons, justes et pieux, valables pour tous ; des pré- ceptes qui sont des mystères du Christ et des préceptes rituels ou des accommodations de Dieu à cause de la dureté du cœur du peuple juif. Justin Martyr lit les prophéties un réseau de promesses et d’annonces relatives au Christ. Et la foi au Christ est le principe herméneutique de base qui dirige l’interprétation de l’Ancien Testament. L’autonomie de l’Ancien Testament est donc pratiquement inexistante, pour ainsi dire son « centre de gravité » est en dehors de lui. Le texte scripturaire sert à fournir des preuves qui conduisent à croire en Jésus. Même celui qui a observé la Loi avant Jésus, se sauve en réalité grâce à Jésus (cf. Dial. 45,3). Mais de quelles sources Justin Martyr dispose-t-il pour nourrir sa connaissance des souvenirs de la vie terrestre de Jésus et quelle valeur leur accorde-t-il ?

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