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Chapitre 4 Le contenu

3. Système (cosmogonie, cosmologie et personnages)

3.2. Les trois émanations de la petite pensée/du Dieu inaccessible

3.2.3. Les têtes, troisième émanation?

Si l’identité de la première émanation de la petite pensée/Dieu inaccessible est claire et celle de la deuxième se déduit avec plus ou moins de certitude, la nature de la troisième émanation est en revanche beaucoup plus difficile à cerner. Dans son hymne au Dieu inaccessible des pages B10 (48) à B15 (53), Jésus affirme que celui-ci fit émaner la troisième émanation, qu’il a fait venir à l’existence en se distribuant (ⲥⲱⲣ ⲉⲃⲟⲗ) lui-même dans tous les lieux (les trésors) (B12 [50],3-6). Encore une fois, la page B6 [44] apporte un peu plus de détails, sans rendre l’identité de cette troisième émanation plus claire : « Par la suite, elle (la petite pensée) émit le troisième son. Elle lui (f.) fit mettre en mouvement la puissance des trésors. Elle fit venir à l’existence toutes ces têtes pour chaque lieu. Elles se

dressèrent dans tous les lieux, du premier jusqu’au dernier d’eux tous » (B6 [44],17-21)428. La principale difficulté dans la traduction de ce passage réside une fois de plus dans l’identité des référents des pronoms et suffixes personnels. On y lit donc que la petite pensée émit un troisième son, puis qu’elle « lui » (féminin en copte) fit mettre en mouvement la puissance des trésors429. Nous ignorons à qui la troisième personne du féminin singulier « lui » renvoie (-ⲧⲣⲉⲥ-). Pourrait-on avoir ici une référence à fwnhv, féminin, le probable substrat grec du copte masculin ϩⲣⲟⲟⲩ, « son »? Ou bien l’auteur considère-t-il ce « son », ϩⲣⲟⲟⲩ masculin, comme l’équivalence d’une « émanation », ⲡⲣⲟⲃⲟⲗⲏ féminin, un peu comme pour le deuxième son/émanation de B6 (44),10-14. Si on ne peut en être sûr, voir dans cette troisième personne du féminin singulier le troisième son ou la troisième émanation est pratiquement une des seules façons de comprendre le ⲁϥⲧⲣⲉⲥⲕⲓⲙ. Le reste de l’énoncé ne permet pas de résoudre ces difficultés. En effet, il est dit que l’émanation mit en mouvement « la puissance des trésors ». Or, partout ailleurs dans le traité, c’est toujours la puissance qui met en mouvement une ou des entités. La seule exception se trouve en B13 (51),24-25, où le Dieu inaccessible fait émaner une grande puissance qu’il met en mouvement pour qu’elle produise les sceaux. Sinon, la puissance met en mouvement tantôt les « têtes » (B12 [50],22-25), tantôt le dieu de la vérité (B12

428 Copte : ⲡⲁⲗⲓⲛ ⲟⲛ ⲁϥϯ ⲡⲙⲉϩ ϩⲣⲟⲟⲩ ⲉⲃⲟⲗ ⲁϥⲧⲣⲉⲥⲕⲓⲙ ⲉⲧϭⲟⲙ ⲛⲉ□ⲟ ⲁϥⲧⲣⲉⲩϣⲱⲡⲉ

ⲛⲉ ⲁⲡⲏⲩⲉ ⲧⲏⲣⲟⲩ ⲕⲁⲧⲁⲧⲟⲡⲟⲥ ⲁⲩⲁϩⲉⲣⲁⲧⲟⲩ ⲕⲁⲧⲁ ⲧⲟⲡⲟⲥ ⲧⲏⲣⲟⲩ ϫⲓⲛ ⲡϣⲟⲣⲡ ϣⲁϩⲣⲁ ⲉⲫⲁⲉ ⲙⲟⲟⲩ ⲧⲏⲣⲟⲩ .

429 Le mouvement est un motif cher au Livre du grand discours mystérique. À Nag Hammadi, le Traité

tripartite raconte à deux occasions comment le Logos se mit en mouvement (NH I 85,15-16; 115,21.28). La mise en mouvement de IÉOU par le Père rappelle également la mise en mouvement de l’archonte par l’esprit qui l’habite dans le Traité tripartite (NH I 101,3-5; 102,32). Le Traité tripartite raconte encore comment la création de l’homme est survenue quand le Logos spirituel mit celui-ci en mouvement invisiblement (NH I 104,30-34). Le Logos y est identifié au mouvement (NH I 77,7) et décrit comme la cause d’une économie dont l’avènement était fixé (NH I 77,8-11). Le logion 50 de l’Évangile selon Thomas met en scène un court dialogue, au cours duquel Jésus affirme, entre autres : « Si l’on vous demande : “Quel est le signe de votre Père qui est en vous?” Dites-leur : “C’est un mouvement et un repos.” » (NH II 42,4-7). Dans l’Entendement de notre grande Puissance, il est dit que l’éon entier de la création vint à l’existence par la mise en mouvement des esprits et des eaux (NH VI 37,34–38,3). La prière d’invocation trouvée dans l’Ogdoade et l’Ennéade affirme que « c’est de Lui (Dieu) que se meuvent les âmes [de l’Ogdoade] et les anges » (NH VI 55,33–56,2) et que son image « se meut en se gouvernant » (NH VI 56,12-13). Dans un passage dont la terminologie rappelle beaucoup celle de notre traité, l’Exposé du mythe valentinien raconte comment « il (Dieu) conçut une Pensée étrangère, puisque rien n’existait avant lui. Depuis de ce Lieu-là, c’est elle qui se mit en mouvement (les 16 lignes suivantes manquent) » (NH XI 22,36-39). Les Extraits de Théodote précisent que « comme le Démiurge, mû secrètement par Sagesse, croit se mouvoir de lui-même, ainsi en est- il des hommes » (53,4).

[50],29–B13 [51],3; C4 [8],5-12; C5 [9],9-14). Face à cette incongruité, on peut émettre l’hypothèse que ce passage sur la troisième émanation est corrompu. Peut-être qu’au lieu de mettre en mouvement la puissance, la troisième émanation était mise en mouvement par celle-ci. On pourrait alors clairement identifier les têtes comme la troisième émanation.

L’énoncé suivant pourrait confirmer notre intuition : « Elle (la petite pensée) fit venir à l’existence toutes ces têtes pour chaque lieu (les trésors). Elles (les têtes) se dressèrent dans tous les lieux (les trésors), du premier jusqu’au dernier d’eux tous » (B6 [44],19-21). Les têtes des trésors sont ceux qu’on appellera un peu plus tard les Iéous, c’est-à-dire les soixante chefs des soixante trésors. On reconnaît dans la terminologie employée pour les têtes celle servant à décrire les trésors et les Iéous qui en sont les pères. Dire que les têtes « se dressèrent dans tous les lieux, du premier jusqu’au dernier d’eux tous » rappelle ce qui est dit des Iéous à la tête des trésors, notamment en B13 [51],14-18, à propos de l’émanation des soixante émanations (les Iéous) : « Tu (le Dieu inaccessible) en as <installé> une (une émanation) chaque fois pour chacun des trésors, du premier jusqu’au dernier de tous » (B13 [51],16-18). Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’exposé cosmogonique de Jésus de la page B6 (44) est une réponse au questionnement des disciples sur l’origine des trésors, de leurs paternités (à savoir leurs Iéous respectifs), et de leurs rangs. Si derrière la deuxième émanation se cachent les trésors, comme nous le croyons, la troisième émanation pourrait bien être à l’origine de leurs paternités, répondant ainsi au deuxième volet de la question des disciples.

La suite du discours cosmogonique de Jésus semble nous donner raison, dans la mesure où après avoir décrit l’émanation de « ces têtes », Jésus poursuit en affirmant : « Quant à mon Père, il mit en mouvement toutes ces têtes. Il fit que chacune (des têtes) fît émaner douze émanations. Il les distribua dans ces lieux, du premier jusqu’au dernier de tous les trésors » (B6 [44],21-25)430. Cette assertion au sujet des têtes, qui, une fois mises en mouvement, font émaner chacune douze émanations, sera reprise pour les Iéous qui, rappelons-le, sont chacun chef d’un trésor. Pour le cinquième Iéou, par exemple, le narrateur affirme : « Voici ceux que Iōthiō fit émaner lorsque la puissance de mon Père

430 En copte : ⲧⲟϥ ϩⲱⲱϥ ⲟⲛ ⲡⲁ ⲱⲧ ⲁϥⲕⲓⲙ ⲉⲛⲉ ⲁⲡⲏⲩⲉ ⲧⲏⲣⲟⲩ ⲁϥⲧⲣⲉⲡⲟⲩⲁ ⲡⲟⲩⲁ ⲡⲣⲟⲃⲁⲗⲉ ⲉⲃⲟⲗ

ⲡⲣⲟⲃⲟⲗⲏ ⲁϥⲥⲟⲣⲟⲩ ⲉⲃⲟⲗ ϩⲛⲛⲉ ⲧⲟⲡⲟⲥ ϫⲓⲛ ⲡϣⲟⲣⲡ ϣⲁϩⲣⲁ ⲉⲫⲁⲉ ⲙⲟⲟⲩ ⲧⲏⲣⲟⲩ

brilla en lui. Il fit émaner douze émanations, […] » (C8 [12],17-19). Cette formule sera répétée pour tous les Iéous dont nous avons conservé la description.

On peut se questionner longtemps sur le nombre de ces têtes, toujours au pluriel. Si on cherche à les identifier aux soixante Iéous, il est bien évidemment tentant d’en postuler soixante. Mais jamais l’auteur ne précise leur nombre, lui qui, ailleurs pourtant, ne se fait pas avare de détails sur les autres entités : soixante Iéous, soixante trésors, douze rangs pour les trésors, douze têtes dans chaque rang, trois gardiens, douze éons, etc. Plus nous fréquentons le texte, plus nous sommes d’avis que « les têtes » sont une émanation une et multiple à la fois, sans qu’on puisse leur attribuer un nombre précis.

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