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Chapitre 5 L’histoire du texte, date et origine

1. La phase la plus récente du texte

1.4. Lieu d’enfouissement : la cité de Djeme

Selon les témoignages anciens, dont celui de James Bruce lui-même, le codex copte qui porte aujourd’hui son nom aurait été exhumé à Thèbes, ou près de Thèbes527, sur la rive occidentale du Nil. Si tel est le cas, il est alors probable que le codex provienne de la cité copte de Djeme ou de ses alentours. Rappelons que la rive occidentale de Thèbes constituait la plus importante nécropole d’Égypte, si bien que, pour les Égyptiens anciens, « aller à l’ouest » signifiait « mourir »528. Bien qu’occupé depuis l’Ancien Empire égyptien, et même avant, ce n’est qu’au Moyen Empire que Thèbes devient un site funéraire important pour les rois et les nobles. L’occupation des lieux croît avec l’importance que prend la nécropole. De véritables villages se développent alors pour loger les nombreux travailleurs nécessaires à la construction et à l’entretien des monuments funéraires, le plus grand et le plus important étant celui de Deir el Médineh. De plus petites communautés occupent aussi le site même d’un temple, communautés composées de travailleurs du temple, d’administrateurs ou de prêtres, les mieux préservées étant celles du temple funéraire de Ramsès III à Médinet Habou. L’abandon du site comme nécropole royale durant la troisième période intermédiaire n’ entraîne la fin de son occupation; les temples funéraires continuent à fonctionner, et les prêtres et les officiers locaux continuent à y être inhumés. Au fil du temps, de nouvelles tombes et de nouveaux temples y sont construits, notamment sous les Ptolémées529. La nécropole est encore utilisée à la période gréco- romaine de façon privée. De nouvelles tombes sont alors construites, mais, plus souvent

527 Sur la provenance et le lieu d’acquisition, voir p. 16-17. 528 Voir Hornung, 1975.

qu’autrement, les anciennes sont tout simplement réemployées530. Nous ignorons quand et comment la population de la rive occidentale de Thèbes se convertit au christianisme. Même si les chercheurs sont en général partisans d’une christianisation assez ancienne de la Haute-Égypte, on sait que le « paganisme » y survécu jusqu’au septième siècle531.

La cité de Djeme (copte ϫⲏⲙⲉ) est le nom donné à la ville construite aux alentours et à même l’enceinte de ce qui restait du temple de Ramsès III à Médinet Habou. Djeme n’est pas une création chrétienne. Les données archéologiques révèlent en effet que l’occupation du site entourant le temple funéraire de Ramsès III remonte au moins au début de la vingt-et-unième dynastie (~ 1070 avant notre ère). Le site connaît plusieurs phases de croissance et de décroissance. À la fin de la période ptoléméenne et durant la période romaine, les textes révèlent à Djeme une activité religieuse et économique assez importante. À la fin de l’époque romaine, la taille de Djeme avait passablement pris de l’ampleur, et aux sixième et septième siècles, la plupart des temples avaient été transformés en églises ou étaient occupés par des chrétiens532. La cité de Djeme comptait aussi plusieurs monastères, ce dont témoigne le nombre de localités arabes modernes de la région dont le nom commence par Deir (monastère), comme Deir el Bahri (monastère du nord) ou Deir el Médineh (monastère du village). Les monastères de la Thèbes occidentale variaient grandement en taille et en complexité533. Parmi les plus importants se trouvent le monastère de Phoebammon, le monastère d’Épiphane, le monastère de Cyriaque et le monastère de Deir el Médineh534.

Maintenant que nous avons bien établi que Djeme était une cité égyptienne où une activité chrétienne était relativement florissante aux sixième et septième siècles, revenons au codex Bruce. À notre avis, le codex aurait pu être exhumé de trois endroits. La première provenance possible est celle des ruines d’un monastère. Comme nous venons de le voir, le site de Djeme en abritait plusieurs aux sixième et septième siècles. Il est possible, et c’est

530 Bagnall et Rathbone, 2004, p. 186.

531 Sur la « résistance » égyptienne au christianisme, voir Rémondon, 1952, qui va jusqu’à postuler que

plusieurs Égyptiens ont dû passer du « paganisme » à l’islam sans passer par le christianisme (p. 72).

532 Sur la Djeme chrétienne, on peut consulter Badawy, 1978.

533 Pour une description des sites monastiques et de la vie monastique de la Thèbes occidentale, voir Winlock

et Crum, 1926. On peut aussi consulter Doresse, 1949 et Walters, 1974.

d’ailleurs l’hypothèse d’Amélineau535, que le codex Bruce proviennent des ruines d’un de ces derniers, qu’il ait appartenu à un moine en particulier ou à la bibliothèque d’un centre monastique plus complexe et important. Nul besoin, comme le fait Carl Schmidt, de discréditer cette hypothèse en postulant que de tels écrits n’auraient pu échapper à la vigilance des moines536. Nous avons aujourd’hui des indices laissant croire que des textes apocryphes étaient copiés par des moines ou étaient en possession de ces derniers537.

La deuxième provenance possible du codex Bruce est celle des ruines de la demeure d’un particulier chrétien, qui était intéressé par les textes qui s’y trouvaient. Comme nous l’avons vu, la cité copte de Djeme avait une importante communauté chrétienne, assez pour justifier la présence de plusieurs monastères et d’au moins quatre églises dans la région538. Enfin, la troisième provenance possible est celle d’une sépulture chrétienne. C’est l’hypothèse de Carl Schmidt, qui croit que le manuscrit n’a pu survivre que parce qu’il a été enterré à même une maison, ou, mieux encore, qu’un gnostique s’est fait enterré avec lui. Il était pratique courante en Égypte ancienne que des « Livres des morts » ou d’autres livres soient déposés dans la tombe des défunts, une pratique, dit-il, qui s’est poursuivie dans l’ère chrétienne539. Compte tenu de ce qu’il renferme540, le Livre du grand discours mystérique pourrait-il être considéré comme une sorte de « livre des morts » chrétien? Nous trouvons l’hypothèse de Schmidt à la fois très intéressante et très vraisemblable. En effet, le nombre de sceaux, de chiffres, de noms et de formules de défense à connaître est tel, qu’il n’est pas difficile d’imaginer que le propriétaire du traité n’ait pas voulu courir le risque d’oublier un élément crucial à la remontée de son âme, et qu’il ait finalement opté de se faire inhumer avec son livre.

535 Le lien qu’Amélineau établi entre le codex Bruce et les monastères de la Haute-Égypte est surtout

linguistique : « On peut conjecturer, sans crainte de s’écarter de la vérité, qu’il les rencontra dans quelqu’un des monastères coptes de la Haute-Égypte, puisque le dialecte employé dans la traduction de l’œuvre gnostique dont je parle est le dialecte thébain ». Amélineau, 1882, p. 221.

536 Schmidt, 1892b, p. 6. 537 Voir ci-dessus, p. 160 n. 518. 538 Wilfong, 1989, p. 97.

539 Schmidt, 1892b, p. 6-7. Nous avons au moins un exemple d’un apocryphe chrétien retrouvé à même la

tombe d’un défunt, à savoir celui de l’Apocalypse achmimique de Pierre (différente de l’Apocalypse grecque et de celle trouvée en copte à Nag Hammadi [NH VII,3]). Dunand, 2007, p. 180, affirme : « In a tomb at Akhmin, there was a manuscript of Peter’s Apocalypse; it contains a quite detailed account of the last days, judgment, hell, and the punishment of sinners : a kind of Book of the Dead ». La seule édition de ce manuscrit est celle de Bouriant, 1892.

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